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Dénonciation et mépris de la subjectivité

Une critique du livre de Walter Benn Michaels : La diversité contre l’égalité

par Alexandre Ansay
14 juillet 2013

Après l’article de Daniel Sabbagh rappelant, outre les nombreuses erreurs et approximations du livre, ses amalgames et dérives idéologiques, nous publions une nouvelle critique du livre de Walter Benn Michaels : toutes deux pointent la dangereuse opération consistant à opposer des luttes dites « identitaires » (contre le racisme et le sexisme par exemple) aux prétendues « vraies » luttes pour l’égalité. L’article de Alexandre Ansay rappelle plus particulièrement l’importance des enjeux de reconnaissance, qui sont bel et bien aussi des enjeux de pouvoir.

Depuis quelques années, nombreux sont les penseurs qui se réfèrent à l’ouvrage de Walter Benn Michaels La diversité contre l’égalité pour dénoncer les manoeuvres politiques visant à situer les conflits centraux de nos sociétés sur des enjeux sociétaux (les identités, les différences) plutôt que sociaux (la lutte contre les inégalités sociales et économiques). D’autres s’appuient sur son argumentaire pour mettre en procès le multiculturalisme, les politiques de la reconnaissance et l’approche interculturelle, auxquels il est reproché de surinvestir les attentes identitaires, celles-ci n’aboutissant en fin de compte qu’à la production de consciences malheureuses, incapables d’agir sur des enjeux qui transcendent leurs particularismes.

A l’image de l’épisode de la série « The office » intitulé diversity day, dans lequel les personnages se trouvent entraînés dans une farce de formation consacrée aux bienfaits de la diversité sur le travail en équipe, les discours qui en appellent au respect des différences culturelles ou à la valorisation des identités ne seraient-ils, en dernier ressort, qu’une vaste tromperie, un jeu de dupe destiné à déguiser la dure réalité des rapports de force qui organisent la distribution inique des places et des positions sociales ?

Le soupçon d’évincement

L’ouvrage La diversité contre l’égalité de WBM procède d’une pensée du soupçon qui entend dévoiler, derrière l’engouement contemporain pour la pluralité culturelle, les ressorts intimes d’une stratégie d’essence néolibérale visant à occulter les enjeux liés aux inégalités sociales et économiques. Ce propos constitue, à notre sens, une déclinaison d’une thèse [1] plus ancienne avancée par Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant dans un article qui fit grand bruit, à l’époque et dont le propos demeure d’actualité. Selon cette analyse, derrière les débats portant sur le multiculturalisme, serait à l’oeuvre une ruse de la raison « impérialiste », occupée à tisser les mailles d’une intrigue visant à détourner notre attention des véritables enjeux, ceux qui concernent la généralisation de la précarité salariale et l’érosion des régimes de protection sociale. Ainsi, s’opère un déplacement - que s’attache à mettre en lumière cette pensée critique - selon lequel il ne s’agit plus tant de réduire les inégalités entre les différentes positions sociales que de combattre le racisme et les discriminations, les notions de races ou groupes ethnoculturels se substituant à celle de classes. A l’idéologie de la diversité, qui nous invite au respect des différences plutôt qu’à la mise en oeuvre d’un projet politique visant au resserrement de la structure sociale par la diminution des écarts entre les positions, serait associée une fonction de légitimation des institutions démocratiques aux prises notamment avec un enjeu, celui du consentement que leur accordent les citoyens. Ces derniers, qui acceptent de se soumettre au monopole de la violence légitime de l’Etat doivent être convaincus que les institutions auxquelles ils se soumettent sont justes, c’est à dire qu’elles ne les humilient pas, qu’elles ne les discriminent pas, qu’elles font tout pour leur donner des chances égales de pouvoir s’engager dans une compétition équitable qui consacre les plus méritants.

Deux tâches incompatibles

La première difficulté que soulève le propos de WBM tient au dualisme de sa pensée qui oppose justice distributive et remèdes de reconnaissance, ces derniers étant, selon l’auteur, dans les faits et en théorie, inconciliables avec les premiers. Autrement dit, il ne saurait y avoir de compatibilité entre ces deux préoccupations alors que la philosophe Nancy FRASER a pourtant fondé la possibilité théorique de leur articulation [2]. Oui, il est possible de conjuguer ces deux formes de lucidité et la démarche interculturelle mise en oeuvre par le CBAI [3], loin d’être une promotion naïve des différences, revendique cette complémentarité. En quoi, le fait de prendre en considération les dimensions culturelles liées à des situations conflictuelles déterminées nous condamnerait-il de façon inéluctable à l’aveuglement devant les rapports de force sociaux et économiques dans lesquels les protagonistes de ces tensions se trouvent engagés ?

En vertu du même soupçon d’évincement, l’auteur congédie tout recours aux notions d’identités ou d’appartenances lesquelles contribueraient par définition à cet effet de déplacement, comme en témoigne la manière dont il traite la question des blessures mémorielles [4]. Le Musé du Mémorial de l’holocauste, le Musé national des Indiens d’Amérique, le Musé national de l’Histoire et de la Culture afro-américaine ne seraient que les tristes acteurs d’une machination qui exalte la célébration des différences aux fins de ne pas lutter contre les mécanismes de production de la pauvreté.

Cela étant, nous rejoignons la pensée de l’auteur [5] quant au fait que certains usages des notions de diversité, d’identités, de respect des différences culturelles participent effectivement à un enjeu de légitimation d’un ordre établi qui entérine la soumission aux forces du marché et qui prend acte du caractère indubitablement concurrentiel des interactions sociales. Comment peut-on nier qu’en se contentant de remplacer, au nom de la prise en compte de la diversité, les riches par d’autres riches, consacrés tels au terme d’une compétition prétendument équitable, rien n’est fait pour rendre les pauvres moins pauvres ? N’existe-t-il pas des actes politiques dits de reconnaissance qui s’avèrent être, après examen, des gestes vides déliés de toutes considérations relatives aux situations concrètes d’existence de ceux auxquels ils sont en apparence destinés ?

Notre objection souligne le caractère clivé de cette pensée, qui fige ces deux tâches politiques (que sont les remèdes dits de distribution et de reconnaissance) dans une mise en dilemme inféconde du type « ou bien … ou bien … » et qui, de surcroît, réduit les enjeux de reconnaissance aux artifices d’une ruse de la raison néolibérale. C’est pourquoi, nous dirons à ce propos que l’auteur jette le bébé (les attentes de reconnaissance liées aux formes de mépris social) avec l’eau du bain (le diversity management), sous prétexte que l’eau dans cette baignoire-là ne peut être que mauvaise.

Impensé du mépris

Il est, en outre, une critique qui nous semble devoir être adressée à l’auteur. Sa pensée disjonctive, dans la manière dont elle appréhende les appartenances culturelles ou identitaires qu’il arrive aux acteurs sociaux de mettre en avant dans les arènes sociales ou dans les espaces délibératifs [6], participe d’un mépris pour les formes de négativité qui renvoient à des expériences d’humiliation, d’offense ou d’indifférence [7] dont ils estiment être ou avoir été l’objet.

L’humiliation, l’offense, et l’indifférence ne se limitent-elles qu’au fait d’être pauvre, inutile au monde, désoeuvré, ou surnuméraire ? Ces expériences ne renvoient-elles pas aussi à des formes de mépris social qui sont parfois le fait d’institutions qui véhiculent à l’encontre des migrants et de leurs descendants un projet de dissolution de leurs spécificités culturelles. Elles peuvent s’appliquer aux appartenances culturelles supposées ou revendiquées par ces personnes à des groupes sociaux d’inclusion dans lesquels se joue le difficile travail de la transmission du témoin générationnel, à ces dimensions que Carmel Camilleri désignait comme la fonction ontologique de l’identité [8], laquelle permet au sujet de donner à l’altération, le sens de la continuité.

Dans cette forme de pensée critique développée par WBM, tout se passe comme si ces dimensions qui constituent un des segment fondamental des conflictualités contemporaines n’avaient pas droit au chapitre, comme si elles ne n’étaient pas dignes d’être prises en considération sur la seule scène authentique qui soit, celle du conflit de classes. Cette pensée qui dénonce le manque de hauteur idéologique [9] des discours qui en appellent à la prise en compte des identités culturelles n’aboutit-elle pas à dénier aux acteurs sociaux leur statut de subjectivité [10] ? Au lieu de les définir comme des individualités aliénées étrangères à la vérité de l’histoire, et que la seule pensée critique serait en mesure d’émanciper, n’est-il pas préférable de considérer que nous ne sommes pas les détenteurs exclusifs de la réponse aux questionnements qui les constituent en tant que subjectivités ? C’est ainsi qu’apparaît une définition possible de la subjectivité, comme l’être aux prises avec la manifestation d’un questionnement qui a trait à son devenir en tant que sujet d’une transmission culturelle et générationnelle, inscrit par ailleurs dans un contexte où il n’échappe évidemment pas à la violence des rapports de force sociaux et économiques.

Désubjectivation

Ce refus idéologique de prendre en considération les définitions culturelles que les acteurs proposent d’eux-mêmes - outre le fait qu’il équivaut à ne pas les admettre au titre de partenaire à part entière de l’interaction sociale – culmine dans les affirmations [11] de l’auteur contestant l’existence même des différences culturelles, lesquelles - au travers du « concept anthropologique de la culture » - ne seraient qu’une invention visant à pallier la disparition de la notion de race.

Il est vrai que ces vocables d’ethnie ou de race méritent un nécessaire travail de déconstruction [12] afin de montrer qu’ils renvoient à des catégories socialement construites et historicisées dans le contexte de rapports de domination dont la légitimité repose précisément sur l’efficacité de ces mêmes outils de perception et de classification. Mais ce que les sujets individuels et collectifs de ces attentes de reconnaissance nomment comme des appartenances et que certains sociologues désignent comme des divisions dissimulant un pouvoir arbitraire exerçant sa domination, est-il réductible à de purs produits sociaux, indépendants de la conscience et de la volonté des acteurs ?

Subjectivités et attachements

C’est ici, à notre sens, que la pensée de l’auteur passe totalement à côté d’une donnée fondamentale mise en lumière par de nombreux travaux d’anthropologie symétrique ou d’ethnopsychiatrie [13] : la fabrication culturelle des humains. Ces derniers ne sont-ils que les protagonistes d’une lutte qui portent sur les conditions matérielles et économiques de leur dignité ?

C’est par le biais de mon expérience de formateur auprès d’adultes déscolarisés, et au travers de mon engagement dans des projets destinés à des adolescents qui sortent des sillons d’une normalité attendue, que je me permettrai de répondre à cette question. Pour ma part, j’ai pris le parti d’envisager ces personnes aussi comme des êtres constitués par des attachements à des objets, à des ancêtres, à des divinités, à des rituels, à des substances, à des groupes de pairs, à des modes de guérison, à des langues (et non à du langage), à une esthétisation de leur corps, autant d’éléments qu’ils manipulent ou délaissent, dont ils s’emparent ou qu’ils abandonnent mais qui les inscrivent dans des appartenances qui les humanisent et qu’il leur appartient de prendre et de déprendre - ou d’apprendre, parfois aussi, afin de pouvoir, ensuite, s’en détacher en connaissance de causes.

WBM a beau essayer de convaincre ses élèves [14] que les cultures qu’ils invoquent et convoquent n’existent pas, qu’elles sont des catégories imposées à leur insu par les puissants de ce monde afin de les maintenir dans leur situation d’individus dominés, les groupes auxquels ils se disent appartenir continuent d’activer des objets culturels et ce mouvement permet leur fabrication en tant que « je » capables de s’associer et de s’engager dans des luttes collectives.

La violence symbolique

Certes, ces dernières ne portent pas toujours sur des enjeux de distribution. En outre, elles peuvent donner lieu à des identités figées sur une ontologisation de leurs spécificités – ce risque existe bel et bien - mais faut-il en conclure pour autant qu’elles ne participent pas d’une conflictualité à laquelle une société juste se doit de faire droit, en lui accordant une présomption de légitimité [15] ? est-il constructif de prétendre que ces subjectivités ont tort de se définir comme concernées par des formes de blessures constitutives de la mémoire de leurs ancêtres ? Peut-on dire à des parents qu’ils se trompent lorsqu’ils expliquent à un assistant social qu’il est important à leurs yeux de parler à leurs enfants la langue de leurs aïeux ? Ne s’agit-il pas là d’un enjeu de justice qui ne saurait en aucune manière, constituer l’« enjeu des enjeux » [16], mais qui faute d’être pris en considération, et de ce fait, méprisé sous prétexte d’être contreproductif, deviendrait l’objet d’une violence symbolique à laquelle nous considérons que l’ouvrage de WBM apporte sa pierre ?

Par un étrange retournement, il nous semble en effet que la pensée de l’auteur, prompte à démasquer les effets d’évitement supposés des discours de l’identité contribue, elle aussi, à occulter ces formes de mépris qui renvoient à des vécus et à des subjectivités qui produisent ces attentes de reconnaissance. Comme si, dans un même mouvement, celui qui ôtait le masque de ce qu’il considère comme une tromperie, en profitait pour dissimuler la violence à laquelle sa pensée joint ses efforts.

Dissimuler la violence

Dans la violence symbolique, une domination est à l’oeuvre qui s’appuie sur des structures extérieures aux sujets, dont Pierre Bourdieu [17] soutient qu’elles sont non perçues, infra conscientes mais intériorisées, et dont il résulte des productions et des significations culturelles et symboliques qui s’imposent aux dominés en se faisant passer pour légitimes ou naturelles. Ces significations ont pour fonction de dissimuler l’arbitraire des rapports de force qui hiérarchisent les champs sociaux et dans lesquels se trouvent engagés les acteurs dans des rapports concurrentiels liés à l’occupation des places qu’ils revendiquent. C’est pourquoi, cette violence a pour vocation d’être méconnaissance des conditions et des instruments de son exercice.

Sous nos contrées belges et dans les idiomes culturels à partir desquels nous pensons les questionnements liés au pluralisme culturel de notre société, la pensée de WBM apparaît au regard de la théorie de la violence symbolique proposée par Pierre Bourdieu, comme contribuant efficacement à cette méconnaissance des situations concrètes de mépris social qui s’appliquent à l’endroit d’individus auxquels le statut de subjectivité se voit opposé une fin de non recevoir.

Notes

[1Pierre Bourdieu et Loïc Wacquant, « Sur les ruses de la raison impérialiste », Actes de la Recherche en Sciences sociales, N°121-122, mars 1998, pg 109

[2Cet auteur a ainsi défini le concept de dualisme perspectiviste. Qu’est-ce que la justice sociale ? Reconnaissance et redistribution, Nancy Fraser, Editions La découverte, Paris, 2005, pg 68 et 69

[3Le CBAI est une institution qui offre, à des travailleurs sociaux et à des militants associatifs, des formations à l’approche interculturelle. Nous sommes également mandatés par les pouvoirs publics francophones bruxellois pour réaliser une évaluation annuelle des politiques de ’Cohésion sociale’. En outre, nous assurons une mission de diffusion et d’information relatives aux productions culturelles, en Région bruxelloise. Enfin, nous réalisons un mensuel portant sur des thématiques liées à l’interculturalité. « Vision, Missions, positionnement stratégique, expertises », Christine Kulakowski, CBAI, 2008 ; « Le manifeste de l’action interculturelle », Marc André, CBAI, 2002.

[4La diversité contre l’égalité, Walter Ben Michaels, Edition Raisons d’agir, New York, 2006, pg 74

[5Notamment dans les analyses qu’il dresse des politiques de recrutement d’étudiants dans les universités prestigieuses. Walter Ben Michaels, Op.cit., pg 79 à 107.

[6Walter Ben Michaels, Op.cit., pg 80 et 81

[7« … l’indifférence, qui est souvent l’expression la plus massive de la non-reconnaissance, du mépris et, dans les cas extrêmes, du déni d’humanité. » Michel Wieviorka, La démocratie à l’épreuve, Editions La Découverte, Paris, 1993, pg 165

[8« … l’indifférence, qui est souvent l’expression la plus massive de la non-reconnaissance, du mépris et, dans les cas extrêmes, du déni d’humanité. » Michel Wieviorka, La démocratie à l’épreuve, Editions La Découverte, Paris, 1993, pg 165

[9Walter Ben Michaels, Op.cit., pg 43 et 73.

[10Sur le concept de subjectivité, nous recommandons au lecteur les développements qu’en propose Michel Wieviorka, La démocratie à l’épreuve, Editions La Découverte, Paris, 1993, pg 122 à 129.

[11Walter Ben Michaels, Op.cit., pg 61.

[12Logiques métisses. Anthropologie de l’identité en Afrique et ailleurs, Jean-Loup Amselle, Payot, Paris, 1990.

[13Citons, entre autres, Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1996, et Tobie Nathan, Nous ne sommes seuls au monde, Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1996.

[14Walter Ben Michaels, Op.cit., pg 80 et 81.

[15Multiculturalisme. Différence et démocratie, Charles Taylor, Aubier, 1994.

[16Injustices et reconnaissances, François Dubet dans « La quête de reconnaissance, nouveau phénomène social total », Alain Caillé (Dir), Revue du MAUSS, La découverte, Paris, 2007.

[17Raison pratique, Pierre Bourdieu, Seuil, Paris, 1994, pg 190 ou encore Méditations pascaliennes, Seuil, Paris, 1997, pg 204.