« La police ne me voit pas, je la vois à peine (...) La petite carte où est écrit mon nom, je ne la porte pas sur moi, comme beaucoup d’habitants du centre. Je suis tellement sûr de mon nom que je n’ai pas besoin d’un pense-bête qui me le rappellerait (…) Personne ne m’a jamais demandé dans la rue de produire ma carte, la petite carte couleur France où est porté mon nom, mon image, mon adresse et la signature du préfet. À quoi servirait-il que je l’aie ? Je sais tout cela. »
Alexis Jenni, L’art français de la guerre, Gallimard, 2011, p. 185-189
Manifestants algériens, rue du Faubourg-Saint-Antoine, 1er mai 1952 (AFP).
Dès le début des années 1950, le MRAP, appuyé par la presse communiste et en particulier L’Humanité, menait campagne contre les « arrestations au faciès » dont étaient victimes les « Nord-Africains ». La « discrimination raciale » et le « racisme légal ou administratif » étaient dénoncés tandis qu’étaient revendiquées avec vigueur « l’égalité des droits » et les « garanties constitutionnelles ». Au même moment, les « Français musulmans d’Algérie [1] » les plus politisés défilaient dans les rues de Paris avec des banderoles « À bas le racisme policier » ou « Plus de chasses au faciès » [2]. Quelques années plus tard paraissait la première brochure destinée à armer en droit les soutiens des « travailleurs algériens » victimes de contrôles d’identité répétés ainsi que de conduites au poste souvent longues de plusieurs heures et loin d’être toujours exemptes de violences [3].
Tout au long de ces décennies, la thématique des contrôles au faciès a parfois été éclipsée par d’autres motifs de dénonciation des pratiques des forces de l’ordre en direction des étrangers ou de personnes considérées comme telles. Mais depuis le début des années 1980, et notamment à partir de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, elle apparaît comme le principal fil rouge qui relie plusieurs générations de jeunes Français·e·s stigmatisé·e·s en raison de la racialisation des représentations et ainsi renvoyé·e·s à une identité supposée incertaine.
Par delà les différences de vécus, de revendications et de répertoires militants, le contentieux avec la police, et en particulier l’habitude des contrôles d’identité, forme une expérience commune potentiellement génératrice de modes de politisation spécifiques de la jeunesse « non blanche ». Cette « éducation civique un peu particulière » conduit ainsi nombre de parents à mettre en garde leurs jeunes adolescents contre leur exposition à ce type d’intrusions policières, ainsi qu’à leur inculquer le nécessaire affichage de leurs soumission en dépit des sentiments d’humiliation et d’injustice qui les étreint [4].
Inertie étatique
Quand elles ne font pas appel des rarissimes décisions de justice condamnant les contrôles au faciès, les plus hautes autorités s’attellent à minorer l’ampleur du phénomène. En la matière, la continuité de l’État est exemplaire. La position du gouvernement français exprimée en 2010 dans une réponse à l’ECRI [5] qui, depuis plusieurs années, mettait en cause l’action de la police nationale en matière de « profilage racial » est particulièrement symptomatique de ce déni :
« Les critères retenus par les policiers pour exercer leurs contrôles reposent sur une analyse raisonnée de la délinquance en fonction du lieu où les contrôles sont menés et du comportement le plus souvent observé chez les auteurs des types d’actes de délinquance de proximité les plus constatés localement. Contrairement à ce qui a été indiqué à l’ECRI, il y a lieu de souligner que l’apparence ethnique en tant que telle n’a aucun intérêt dans la lutte contre la délinquance et qu’elle n’intervient pas en conséquence dans la décision de contrôler telle ou telle personne [6] ».
Si les personnes désignées par la couleur de leur peau subissent des contrôles d’identité qui, en certains lieux, peuvent s’apparenter à un véritable harcèlement policier, ce serait tout simplement parce que leurs « comportements » et une « analyse raisonnée » les ciblent comme potentiellement délinquantes.
Ces propos relevaient d’une forme de cohérence politique sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, marqué par une volonté délibérée de transformer les étrangers et les plus fragiles des Français en véritables boucs émissaires. Mais depuis 2012, en dépit des promesses du candidat Hollande (son engagement n° 30/60 portait : « Je lutterai contre le “délit de faciès” dans les contrôles d’identité par une procédure respectueuse des citoyens [et les autres habitant·e·s de ce pays serait-on tenté d’ajouter ?] »), les prises de positions et la pratique n’ont guère évolué. La réforme visant à doter les policiers d’un numéro de matricule visible afin que le « public » puisse éventuellement les rendre « redevables » de leur action compte au nombre de « mesurettes » dénégatrices de l’ampleur d’un phénomène sapant la jeunesse et l’ensemble du corps social.
Des pratiques établies
Ces dernières années, l’accumulation des enquêtes aussi bien militantes que scientifiques a permis d’établir quantitativement l’ampleur des discriminations en matière de contrôle d’identité des piétons. Cette dernière précision est d’importance car, dans la France contemporaine, ce sont bien les automobilistes, en particulier dans les départements ruraux maillés par la gendarmerie, qui ont la probabilité la plus grande de se voir demander leurs papiers.
Les habitants de l’agglomération parisienne ont ainsi une probabilité 2,5 fois moindres d’être contrôlés au cours d’une année que ceux des communes rurales [7]. Mais près d’un tiers des premiers sont contrôlés comme piétons contre environ 15% des personnes s’étant vu demander leurs papiers dans des villes de moins de 100 000 habitants. Si l’on ajoute que ces contrôles des piétons se concentrent sur une population masculine, jeune et appartenant aux « minorités visibles », se dessine bien une expérience différentielle du rapport à la police : « Nous, quand on marche en ville et qu’on voit des flics, on se sent en insécurité. Il y a pourtant des gens qui grâce à la présence policière se sentent en sécurité [8] ».
Les données disponibles permettent de comprendre comment la police française érige une véritable « colour bar » dans son maillage péri-urbain. Que ce soit dans les endroits où ils sont nombreux (à proximité des gares RER, dans des quartiers populaires…) ou relativement rares (à la sortie du Thalys, dans les arrondissements cossus…), les hommes de couleur noire ou d’apparence arabe sont systématiquement surcontrôlés. En fonction de leurs âges et de leurs apparences vestimentaires, ils ont de deux à quinze fois plus de probabilités de se voir demander leurs papiers que d’autres fractions de la population (plus blanches, plus âgées, plus « respectables » dans leur apparence…) [9].
Avant d’aller plus loin, il convient de rappeler que l’immense majorité des personnes ne sont quasiment jamais contrôlées dans la rue, que ce soit au volant d’une voiture, ou à pieds. Ainsi, selon le sondage Opinon Way/Open Society précité, 90% des personnes interrogées en mars 2014 n’avaient pas été contrôlées au cours des 12 mois précédents. Parmi les 10% de personnes ayant eu affaire à ce type d’exigences policières, les hommes français sans ascendance étrangère avaient en moyenne été contrôlés trois fois dans l’année, quasiment exclusivement au volant de leur voiture. Pour les hommes contrôlés ayant des « ascendants originaires d’Afrique du Nord », la moyenne des vérifications d’identité montait à une dizaine, très souvent comme piétons [10]. Que ces résultats soient le fruit d’une observation sociologique, d’enquêtes par questionnaires ou d’une auto-déclaration dans le cadre d’un sondage, ils apparaissent massifs, confirmés par les enquêtes successives et recoupés par les rares données internationales disponibles sur le sujet.
Ainsi, même pour cette population relativement privilégié·e· que forment les étudiant·e·s de premier cycle universitaire (loin d’être la principale « clientèle policière », bien plus constituée de jeunes moins diplômés), les hommes non-blancs ont une probabilité trois fois plus fortes que les hommes blancs d’être contrôlés systématiquement (auto-déclaration de plus de 30 contrôles). Cela même alors que leurs habitudes (moindre fréquence des sorties nocturnes, de la détention de stupéfiants…) devraient être moins susceptibles de déclencher des contrôles d’identité [11]. Selon l’ECRI, la France compte ainsi au nombre des pays où la question du profilage racial est indéniable. Surtout, elle émerge dans le groupe des États où les contrôles discriminatoires sont les plus nombreux, aux côtés de la Grèce (connue pour son harcèlement des demandeurs d’asile et une large xénophobie policière) et de la Hongrie (où les Roms sont traqués dès qu’ils s’aventurent hors de certains espaces « réservés »).
Dans le cas français, que les « jeunes de banlieue » soient dans la ligne de mire des forces de police n’est pas une surprise, en particulier pour les premiers intéressés : quand ils prennent la parole ou qu’elle leur est donnée [12], ils décrivent avec force détails et amertume la manière dont ils sont contrôlés, fouillés, palpés au pied de leur immeuble par des agents qui, le plus souvent, n’ignorent rien de leur identité. Le contrôle d’identité est ainsi une figure imposée, une épreuve récurrente que doivent surmonter au quotidien des centaines de milliers d’habitants de ce pays pour qui les agents de police apparaissent comme une force intrusive et humiliante, sinon violente.
À quoi servent les contrôles d’identité ?
La France est indéniablement un des pays européens où la souveraineté policière en matière de contrôle d’identité est la plus grande. Les pratiques sont très peu encadrées par le droit (les articles 78-1 à 78-6 du Code de procédure pénale) et les fréquentes réquisitions des procureurs leur laissent une grande marge de manœuvre. Le pouvoir discrétionnaire des forces de l’ordre est tout aussi étendu en matière de palpations : l’entrée en vigueur au 1er janvier d’un code de déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale, relégué au livre IV de la partie réglementaire du code de la sécurité intérieure, n’est en rien venue limiter les prérogatives policières [13].
Cette véritable exception française ne laisse pas d’interroger les policiers européens, voire étatsuniens, amenés à découvrir les pratiques de leurs homologues français. Ils n’envient pourtant guère ce cadre peu contraignant, tant il leur apparaît que les résultats hexagonaux en matière de relations avec le public ou de taux d’élucidation sont loin d’être modèles. L’immense majorité des contrôles d’identité ne débouchent en effet sur aucune suite policière autre que les éventuels incidents créés par les contrôles eux-mêmes (refus d’obtempérer, outrages et violences à agents…). Les comparaisons disponibles montrent que le taux de détection des infractions n’est pas augmenté par une plus grande fréquence des contrôles d’identité.
Le seul résultat tangible mis en évidence par les enquêtes internationales est la corrélation inverse observée entre la fréquence des contrôles, en particulier ceux pratiqués selon le profil racial, et la confiance de la population envers l’institution policière [14] : cette dernière s’érode au fur et à mesure que les premiers augmentent. Cette corrélation est bien connue des policiers eux-mêmes, à tel point que certains dirigeants du principal syndicat de gardiens de la paix avaient accepté de participer à la campagne coordonnée par Open Society [15]. Il n’en reste pas moins que ni la hiérarchie, ni la base policière ne semblent prêtes à se priver d’un outil qui leur paraît bien souvent un moyen irremplaçable de faire peser leur emprise sur des populations considérées comme suspectes.
Le rappel physique de l’ordre politique
Le qualificatif de suspect ne doit pas être entendu au sens strictement policier du terme : il s’agit ici d’un doute proprement politique sur la légitimité de la présence ou de la condition juridique de certaines personnes. Le romancier Alexis Jenni l’exprime de façon particulièrement claire dans L’art français de la guerre, déjà cité en exergue de cet article :
« L’agent qui contrôle l’identité se moque bien du contenu, de déchiffrer l’écriture, de lire les noms : le contrôle d’identité est un enchaînement de gestes, toujours les mêmes (…) Il suit une logique circulaire : on vérifie l’identité de ceux dont on vérifie l’identité, et la vérification confirme que ceux-là dont on vérifie l’identité font bien partie de ceux dont on la vérifie. Le contrôle est un geste, une main sur l’épaule, le rappel physique de l’ordre ».
Il ne faudrait cependant pas croire que cette logique circulaire tournerait à vide et n’aurait d’autres sens que la légitimation policière. « Dans un pays comme la France, qui a au fil de l’évolution du droit de la nationalité, érigé la carte d’identité comme symbole fort de l’appartenance à la communauté nationale, le contrôle d’identité (…) mobilise le sentiment d’appartenance, la légitimité d’appartenance à la communauté nationale, et ce de manière publique puisque le contrôle est effectué devant les passants » rappellent Fabien Jobard et René Lévy [16].
Les contrôles d’identité ont ainsi une fonction, bien plus politique que strictement policière. Exiger de quelqu’un qu’il s’exécute suite à une injonction discrétionnaire et imposer qu’il justifie de son identité est une manière de nier l’évidence et la légitimité de sa présence et de sa condition. En empruntant au vocabulaire du sociologue Harold Garfinkel, nous sommes bien ici en présence de « cérémonies de dégradation [17] ».
Par le dispositif policier du contrôle, il s’agit de dévaloriser l’identité sociale et politique de personnes que les discriminations et les stigmatisations empêchent de pleinement faire valoir leurs droits. Ce que les jeunes contrôlés qualifient d’humiliation, de manque de respect et de défaut de reconnaissance s’ancre dans la longue histoire des relations entre la police française et certains « citoyens diminués ». Pendant la guerre d’indépendance algérienne, des policiers parisiens déchiraient régulièrement les papiers présentés par les « Français musulmans » qu’ils contrôlaient. Au-delà des conséquences pratiques générées par ces gestes (impossibilité de circuler, conduites au poste, voire internements administratifs…), il s’agissait avant tout de nier leur appartenance à une communauté française considérée comme simplement « de papiers », quand bien même elle était défendue militairement au sud de la Méditerranée.
Aujourd’hui, si les papiers exhibés sont plus rarement déchirés ou jetés [18], devoir les montrer, les voir scrutés, se faire palper, sont autant d’opérations qui obéissent à une logique similaire de doutes portés sur les identités attestées par les papiers, et en particulier la carte nationale d’identité.
Si le contexte politique et administratif a largement évolué depuis une soixantaine d’années, citoyenneté et nationalité restent toujours tout autant affaire de symbolique, de reconnaissance sociale et de cérémoniel politique que de délimitations juridiques. Les échelles de la citoyenneté sont ainsi constituées de multiples barreaux dont une partie seulement sont fondés en droit. Quand certains citoyens voient leur grandeur reconnue par une véritable « ingénierie des récompenses et des distinctions [19] », voire une moins avouable administration des faveurs, d’autres se voient rappeler quotidiennement à l’ordre social par une police en charge de cérémonies publiques de dégradation remettant la race au cœur des hiérarchies citoyennes.