Le récent rapport de la Cour des comptes sur L’accueil des immigrants et l’intégration des populations issues de l’immigration (novembre 2004) et le projet de traité établissant une Constitution pour l’Europe sont à cet égard éloquents.
Appelant de ses vœux une nouvelle politique de l’immigration et critiquant, parfois à bon escient, les politiques publiques passées, la Cour des comptes semble bien inviter à la remise en cause des droits fondamentaux lorsqu’elle constate, apparemment sur le ton du regret, « qu’un “quasi-statut de l’immigrant en situation irrégulière” a été mis en place en matière de protection sociale, de droit à la scolarisation, d’emploi et d’aides au retour ». On relèvera le cynisme de l’expression « quasi-statut » alors que se multiplient les attaques contre le droit à l’accès aux soins (projets successifs de réforme de l’aide médicale État) et que la police, au mépris des droits à la scolarité et à vivre en famille, investit les écoles pour piéger les parents d’élèves en situation irrégulière [1].
La Cour de comptes est, hélas, dans l’air du temps. De toute part, quand il s’agit du statut des étrangers, les droits de l’homme reculent. Le Danemark, dont le gouvernement s’appuie sur les voix de l’extrême droite est en pointe sur le sujet - exigeant, par exemple, un stage de sept ans des conjoints étrangers de Danois avant de leur accorder un véritable droit au séjour - et semble s’imposer comme modèle aux autres pays de l’Union européenne. Au début de l’année 2003, Tony Blair suggérait que la Convention de Genève sur le droit d’asile comme la Convention européenne des droits de l’homme étaient des textes obsolètes. Moins d’un an après, au nom de la chasse aux « faux demandeurs d’asile », le nombre de réfugiés accueillis en Grande-Bretagne avait d’ailleurs diminué de moitié.
Cette évolution risque encore de s’accentuer car elle est au cœur du projet européen de traité constitutionnel. Si celui-ci intègre la Charte des droits fondamentaux de l’Union, jusque là réduite au statut de catalogue de vœux pieux sans force contraignante, c’est en précisant que les droits qu’elle reconnaît « et qui font l’objet de dispositions dans d’autres parties de la Constitution s’exercent dans les conditions et limites y définies » (art. II-112-2). On en déduit que ces droits fondamentaux ne s’appliqueront que dans la mesure où ils n’entravent pas la mise en œuvre des politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration, lesquelles incluent notamment « une gestion efficace des flux migratoires » et « une prévention de l’immigration illégale [...] et une lutte renforcée contre celle-ci » (art. III-267). Cette révolution copernicienne transforme ainsi des droits fondamentaux en droits accessoires ou conditionnels.
A contre-courant de ces orientations, le Gisti, associé à des ONG italiennes et espagnoles, a intenté auprès de la Commission européenne une action à l’encontre de l’Italie qui, début octobre 2004, expulsait en quelques jours plus de 1500 boat-people vers la Libye [2]. Alors que le principe de non-refoulement - l’un des pivots de la Convention de Genève sur les réfugiés - était bafoué aux yeux de tous, et que ces naufragés étaient renvoyés vers un pays connu pour ses atteintes récurrentes aux droits de l’homme, aucune voix ne s’est élevée parmi les partenaires européens de l’Italie pour protester, aucun rappel à l’ordre n’a été formulé par la Commission, gardienne des traités européens. Si les droits de l’homme sont brandis haut et fort quand il s’agit de s’opposer à la candidature de la Turquie, aucun mécanisme collectif de sanction n’est prévu contre un État qui y porterait atteinte, comme s’ils étaient par hypothèse respectés par les États membres, du seul fait de leur appartenance à l’Union. Une façon de laisser la voie libre à toute initiative qui bafouerait ouvertement les droits de l’homme.
La réponse de la Commission a été très claire : sans se prononcer sur le fond à propos des illégalités dénoncées par les associations, elle s’est contentée de rappeler que les questions soulevées n’entraient pas dans son domaine de compétence. Manière formelle d’enterrer les droits fondamentaux pour ouvrir l’ère des droits accessoires.