Lorsqu’en septembre 2004 a lieu la rentrée scolaire, la loi interdisant le port du voile à l’école est désormais votée, des centaines d’élèves portant un foulard y sont soumises, et nombre d’entre elles souhaitent continuer d’aller à l’école publique tout en gardant la tête couverte - ou en gardant au moins un bandana, théoriquement toléré, mais interdit de fait dans de nombreux établissements [1]. Il est donc évident que des exclusions vont avoir lieu.
Pourtant, dès les premiers jours de septembre 2004, dans le contexte particulier d’une prise d’otages par un mystérieux groupe islamiste exigeant le retrait de la loi sur le voile [2], les grands médias décrètent à l’unisson que la rentrée “se passe plutôt bien”.
Aucun élément d’information ne leur permet en réalité de l’affirmer : des dizaines de litiges sont en cours, avec des élèves qui refusent d’enlever leur foulard, et rien ne permet de savoir comment ces litiges vont se terminer. Par ailleurs, rien ne permet de savoir combien de jeunes filles se sont déscolarisées d’elles même en ne se présentant pas en classe. Enfin, rien ne permet de dire que les nombreuses élèves qui se sont résolues à se découvrir complètement la tête se sentent “plutôt bien”. En fait, toutes ces questions ne sont pas même posées dans les grands médias.
Puis, lorsqu’à la fin du mois d’octobre 2004 ont lieu les conseils de discipline et les exclusions - le ministère en décomptera 48 au mois de janvier 2005, auxquelles il faut ajouter plus de soixante démissions sans conseil de discipline -, la couverture médiatique est minimale : seules les toutes premières exclusions sont mentionnées, de manière expéditive, par les chaînes de télévision et les stations de radio. Quant à la presse écrite, à l’exception du journal Le Monde, elle ne consacre aucune couverture aux exclusions, alors que de nombreuses couvertures avaient été consacrées l’année précédente au “problème du voile”. Quelques reportages sont écrits sur les toutes premières exclusions, tandis que les suivantes n’ont droit qu’à des dépêches AFP ou Reuters de quelques lignes.
Ainsi, 48 exclusions définitives et une soixantaine de démissions forcées, touchant des adolescentes pour la plupart issues des classes populaires, pour qui l’école est la seule chance d’ascension sociale et d’émancipation, ne provoquent pratiquement aucun “bruit médiatique” ; ce constat doit être mis en parallèle avec celui qui ressort du premier chapitre de ce livre : la présence de quelques élèves portant un foulard, qui n’avait suscité en dix ans qu’une petite dizaine de crises, et qui suscitait de moins en moins de contentieux, a fait l’objet entre mars 2003 et mars 2004 d’un tapage médiatique assourdissant. Les choses sont donc claires : si l’on se réfère aux nombres de couvertures, de Unes, de lignes imprimées ou d’heures d’émissions de radio ou de télévision, les grands médias nous disent que la présence d’élèves portant un foulard dans un collège ou un lycée est un problème très grave, tandis que plus de 100 déscolarisations pour cause de port d’un foulard relèvent de l’anecdote sans gravité.
L’exemple le plus significatif de l’incapacité des grands médias à s’intéresser aux filles “voilées”, y compris lorsqu’elles sont victimes d’exclusions définitives, est le reportage réalisé par Nabila Taburi pour le “20 heures” de France 2 à l’occasion de la toute première exclusion, celle d’une élève de Mulhouse, le 19 octobre 2004. Ce reportage, illustrant l’une des rares exclusions annoncées lors d’un journal télévisé, a ceci de particulier qu’il ne nous apprend rien des sentiments de l’élève exclue - dont on ne voit pas même le visage - ni des sentiments de ses condisciples, ni de ses parents, ni de ses professeurs, ni de la direction de l’établissement, ni des autorités académiques...
Et pour cause : le reportage a pour particularité de ne pas avoir été réalisé à Mulhouse à l’occasion de cette exclusion, mais au Raincy, en Seine Saint Denis, dans un collège privé sous contrat ! Et il ne traite pas de l’exclusion qui vient d’avoir lieu, et qui est l’occasion de sa diffusion au journal télévisé, mais d’un enseignant qui a choisi d’inviter chaque élève à présenter sa religion à ses camarades de classe ! Le choix de “parler aussi de ce qui va bien à l’école” n’est certes pas critiquable en lui-même ; ce qui en revanche relève de la pure propagande, consciente ou non, est le choix d’en parler de cette manière particulière, à ce moment particulier, et d’en parler au sens strict à la place d’une exclusion qui vient d’avoir lieu, et pour ne pas parler de cette exclusion.
Cet exemple correspond parfaitement à ce que Serge Daney appelait “le visuel”. Il nommait ainsi un type particulier d’image : celle qui est produite non plus dans le but de montrer une réalité, fût-ce sous un certain point de vue, partiel et partial, mais dans celui de la dissimuler doublement : d’une part en dissimulant la réalité elle même, d’autre part en dissimulant la dissimulation. En d’autres termes, le visuel est l’image qui vient à la place d’une autre, et qui sert à dissiper la gêne que produiraient soit la première image, soit sa pure et simple absence.
C’est précisément ce rôle qu’a rempli le reportage de Nabila Taburi : des images se rapportant à la réalité de l’exclusion auraient été trop troublantes, elles auraient pu éveiller chez les téléspectateurs des remords ou des doutes quant au bien-fondé de la logique prohibitionniste (puisqu’en voyant en chair et en os l’élève exclue, en entendant sa souffrance ou sa colère, celles de ses parents, de ses camarades de classe, puis les justifications embarrassées des enseignants et les grandes déclarations du Recteur, le public aurait pu, pour la première fois depuis des mois, être saisi davantage par la compassion que par la phobie, et envisager le “problème” sous un autre jour) ; quant à l’autre option possible, la simple annonce de l’exclusion, sans images pour accompagner, commenter et donner sens à “la nouvelle”, cela aurait également pu être reçu de manière trop violente, et faire naître un malaise face à une loi censée “protéger” et une rentrée scolaire censée “bien se passer”. Le “visuel” choisi par France 2 est donc une troisième voie, qui obéit à la loi du genre : ce qui est offert au spectateur n’est pas l’image de la dure réalité, ni l’absence, elle-même trop dure, de cette image, mais une autre image qui offre un spectacle réconfortant : à la place d’une école qui exclut une collégienne ou d’une télévision qui refuse de le montrer, on nous montre une école qui sait organiser “le dialogue des cultures” dans la sérénité, la joie et la bonne humeur.
Comment, face à de tels produits audiovisuels, peut-on encore parler d’information, et peut-on hésiter à parler de propagande ? [3]