1. « Si je n’avais plus » (Super-45 tours Charles dans la ville, 1957)
Rarement la « première voix » d’Aznavour aura été aussi poignante : elle pleure littéralement, plus qu’elle ne chante, sans altérer – bien au contraire – la musicalité et la beauté de cette mélodie parfaite, parfaitement mise en valeur par le travail d’orfèvre de l’arrangeur Jean Leccia, décidément génial. Le chant déchiré et déchirant d’Aznavour se pose avec une douceur, une délicatesse, une grâce infinie sur un lit soyeux de violons, de flûtes, de triangles ou de clochettes, produisant de la sorte une paradoxale et saisissante harmonie.
Le texte, tout aussi singulier, est une « expérience de pensée », poétiquement formulée : « Si je n’avais plus, si je n’avais plus, plus qu’une heure à vivre, une heure et pas plus ». Je n’en dis pas davantage, sachez juste qu’assez logiquement il est question de peur et de réconfort, et qu’il s’agit au final d’une étrange mais bouleversante déclaration d’amour.
2. « Ton beau visage » (Face B du 45 tours La ville, 1958)
Une autre déclaration d’amour, moins étonnante sans doute, mais plus sublime encore. Une ode plutôt classique à la beauté de l’être aimé, à son visage et à tout le paysage qui l’enveloppe et l’éclaire, mais une ode chantée avec une douceur et une ferveur inouïes, comme un hymne, un cantique, un spiritual. La voix cassée par trop de cris ne fait ici que murmurer, portée par la splendide orchestration de Jean Leccia, au sommet de son très grand art. Chaque note de contrebasse, de harpe, de flûte, de violon (ce violon !) est pensée, pas une n’est en trop, et les cuivres restent en retrait, juste ce qu’il faut. C’est comme les plus beaux Sinatra de l’époque (Only the Lonely par exemple, qui parait en cette même année 1958). La fêlure en plus, dans la voix.
Jamais jusqu’à cette merveille, Aznavour n’a été à ce point ce que par la suite il dira avoir été : « photographe » et « pharmacien » (« je ne guéris personne, mais je calme un peu les maux » [1]). Et aussi un peu décorateur, un peu styliste. Et calligraphe, et enlumineur.
3. « J’en déduis que je t’aime » (Super 45 tours, 1959)
Le passage-éclair de Jean Leccia à la direction musicale, après plusieurs années dominées par Jo Moutet, aura décidément été une bénédiction. Délaissant l’habillage « swing » un peu systématique – et parfois un peu envahissant – de la « période Moutet », Leccia accorde un soin particulier à chaque chanson, et multiplie les trouvailles. Miniaturiste de génie, il fait par exemple de ce standard aznavourien une mini-symphonie tout en nuances, qui s’ouvre a capella, se poursuit sur un tapis de violons célestes et s’enrichit de flutes, de cuivres discrets, de harpe et de vibraphone, rythmée toujours par une lancinante et ensorcelante contrebasse.
Les paroles comme la musique sont d’Aznavour, en une construction un peu bancale qui dit bien, mieux même que le détail de chaque couplet, le ravissement et le désarroi amoureux :
« Par le froid qui m’étreint lorsque je t’aperçois, par mon souffle coupé et mon sang qui se glace, par la désolation qui réduit mon espace, et le mal que souvent tu me fais malgré toi, j’en déduis que je t’aime »
« Par l’idée que la fin pourrait être un début, par mes joies éventrées par ton indifférence, par tous les mots d’amour qui restent en souffrance, puisque de te les dire est pour moi défendu, j’en déduis que je t’aime, j’en déduis mon amour ».
Un grand parolier est en train de naître.
4. « Mon amour protège moi » (Super 45 tours J’en déduis que je t’aime, 1959)
À nouveau l’angoisse – un mot omniprésent chez le premier Aznavour, et pas seulement par effet de « mode » – nous sommes en pleine ère « existentialiste » :
« Quand tu vois que la vie me dépasse, que je me crois perdu malgré toi, et qu’en mon cœur naissent les angoisses, mon amour, protège-moi ».
L’existentialisme aznavourien, on l’a déjà constaté, est singulièrement incarné quand doit se dire ladite angoisse, et sentimental ou plus encore sensualiste quand sont recherchées des issues :
« Quand tu vois que je pleure en silence, serre-moi fort, très fort contre toi, sèche mes larmes et par ta présence, mon amour, protège-moi, calme-moi, en caressant mon front, grise-moi, en répétant mon nom, parle-moi, et par tes mots d’amour, viens mon amour, à mon secours ».
La musique est parfaite, bien que très classique – et en partie calquée sur The great pretender de Buck Ram, popularisé quelques années plus tôt par les Platters. Plus singulier est le personnage conceptuel que dessinent ces paroles simples, directes et sans fioritures : un homme qui dit sans complexe et sans détour sa vulnérabilité, ses pleurs et ses peurs, et sans davantage d’inhibition – ni d’ailleurs de fanfaronnade – renverse l’ordre symbolique en demandant protection à une femme :
« Et donne-moi la force, si tu m’aimes, pour écraser la peur qui monte en moi, contre la vie, contre les gens, contre nous-mêmes, mon amour, protège-moi ».
Sur cette remarquable audace quant à l’ordre des sexes et des genres, sur cette manière tranquille de dire son intranquillité, sur cette subtile déconstruction de la pudeur et de l’impudeur, Jean Cocteau a su, en quelques mots justes, attirer l’attention :
« Alors quel est le truc d’Aznavour ? Ce courage d’avant la fierté qui lui fait choisir pour confessionnal la scène d’un théâtre en rond d’où il est entendu de tous ? J’ai trouvé : il doit écrire ses chansons en pensant que c’est à Dieu seul qu’il explique son cas. Même s’il n’a pas l’antenne, il obtient la correspondance. »
Un courage d’avant la fierté qui se déploie dans « une voix d’avant le mensonge » – je crois bien que cette formule aussi est de Jean Cocteau, en tout cas je l’adopte. Une voix non policée, qui se déploie – dans les graves, cette fois-ci, à l’unisson de la gravité du texte – en toute innocence et en toute spontanéité par-delà tous les canons de la « belle voix ». D’autant plus bouleversante que le phrasé, en revanche, est soigné, appliqué, respectueux des formes les plus classiques de l’expressivité.
Jean Leccia, toujours, est à la production, et ce sont les cuivres cette fois-ci qui dominent, mais des cuivres parfaitement maîtrisés, qui savent s’effacer devant le chant et se mêler à d’élégantes lignes de flute ou de vibraphone, monter en volume et en intensité, exploser puis redescendre et s’effacer à nouveau – bref : servir la chanson, l’accompagner et non la grimer ou l’ensevelir.
5. « Liberté » (45 tours, 1960)
On ne sait pas bien, dans cette chanson, de quelle liberté il s’agit. On ne sait pas bien, plutôt, qui sont ces combattants de la liberté dont le martyre nous est conté. Mais cette indétermination n’empêche pas l’identification et la projection, bien au contraire, tant le texte de Maurice Vidalin est simple, vivant, incarné. Mais c’est à vrai dire la musique d’Aznavour qui emporte tout très loin, très haut, là précisément où se déploie la liberté.
Cette musique est sublimée par la mise en son de Jean Leccia, une fois encore, dépouillée cette fois-ci, et somptueuse pourtant : deux guitares, une voix et du silence. Du côté de chez Gaspar Sanz, de Boccherini, du fado et du flamenco – et l’on se met à rêver à tout un album de cette prodigieuse espèce. La tourmente dionysiaque la plus violente, subjuguée, concentrée, condensée en deux minutes vingt-trois de beauté apollinienne, simple, limpide, lumineuse, qui culminent mélodiquement, vocalement, poétiquement et philosophiquement quand sont prononcés ces mots eux aussi intenses :
« N’as-tu pas deux visages, liberté ? L’un joyeux, l’autre grave ».
Et par un étrange hasard, les deux guitares vont revenir, quelques semaines plus tard, au tout premier plan – et dans le titre même – d’un 45 tours tout simplement grandiose.
6. « Les deux guitares » (45 tours, 1960)
« Deux guitares en ma pensée jettent un trouble immense, m’expliquant la vanité de notre existence : que vivons-nous, pourquoi vivons-nous, quelle est la raison d’être ? Tu es vivant aujourd’hui, tu seras mort demain, et encore plus après-demain ». Voici un autre hymne aznavourien, archi connu et reconnu, à plus que juste titre. Poème d’Apollon Grigoriev mis en musique par Ivan Vasiliev, lui-même inspiré par le folklore tzigane russe, popularisé en 1953 par Tchan-Tchou Vidal, cet air a d’abord bercé l’enfance d’Aznavour, chanté à la maison par son propre père Misha Aznavourian. Les couplets français imaginés par Charles sont magnifiques, et fidèles à l’original. Le refrain, chanté en russe, plus encore. Mais c’est bien sûr la musique, encore et toujours, qui vient nous emporter dans sa folle accélération, du grand Lento déchirant lorsqu’est planté le décor au Prestissimo furibond quand vient le temps de philosopher.
Nous ne pouvons faire autrement que nommer Nietzsche si nous voulons qualifier cette philosophie, telle que la condensent les mots mais aussi et peut-être surtout la musique. C’est cette musique populaire-là, plus qu’aucune aucune autre, qui me vient en effet à l’esprit – et au corps, à vrai dire – lorsque je cherche à me figurer ce que peuvent signifier concrètement la philosophie tragique, les noces de Dionysos et Apollon, l’Amor Fati, le grand Oui à la vie jusque dans ce qu’elle a de problématique et de terrible, et bien entendu la reprise par Friedrich Nietzsche, en français dans le texte, d’un proverbe provençal : Qui chante son mal l’enchante.
La puissance inouïe de ces deux guitares doit beaucoup aussi à l’orchestration de Paul Mauriat, qui succède à Jean Leccia et va rester au commandes pendant plus de six ans. Moins impressionniste ou baroque que Leccia, moins miniaturiste, plus pop disons, avant que le terme s’impose, Mauriat va bénéficier de plus de moyens (ceux de Barclay, le nouveau label d’Aznavour), de plus de musiciens notamment (une quarantaine) et de techniques d’enregistrement qui se perfectionnent, mais il va aussi et surtout faire preuve d’une remarquable intelligence sonore. Disons qu’on passe de Nat King Cole à Ray Charles. Ou bien, si l’on songe à Sinatra, que si Leccia a été le Nelson Riddle d’Aznavour, ou son Axel Stordahl, Mauriat sera son Gordon Jenkins ou son Quincy Jones. La voix de son côté gagne en clarté et en puissance, et c’est ainsi que va naitre l’irrésistible « mur du son » aznavourien, qui va envoyer balader, comme une bourrasque, la totalité des « scènes » musicales parisiennes, la rive droite, la rive gauche et le reste.
7. « Fraternité » (Super 45 tours Les deux guitares, 1960)
Le coup de génie, ici, réside dans le choix de mettre en musique la très belle oeuvre d’un poète pas si connu que ça : André Salmon. La thématique est classiquement classique : la bohème, les nuits blanches, l’ivrognerie, les vers purs qui se mêlent à des chants obscènes, les fins de fête au petit matin, la poésie de la rue. Mais l’écriture est élégante et inspirée, et la musique somptueuse. Encore une composition d’Aznavour d’une évidence mélodique et lyrique folle, qu’on rêverait de voir intégrée dans un Great French Armenian ou Aznavourian Songbook que revisiteraient sans fin nos plus grands pianistes, trompettistes ou saxophonistes de jazz, de Brad Mehldau à Tigran Hamasyan, de Lee Konitz à Joshua Redman. En attendant, on se contentera des nappes voluptueusement mélancoliques de violons, de violoncelles et de contrebasses, sur ou sous lesquelles viennent se glisser quelques notes de harpe, de flute, de clarinettes ou de trompettes. Amenées là par Paul Mauriat, dans ce qui est sans doute son premier chef d’oeuvre.
8. « Plus heureux que moi » (Face B du 45 tours Rendez-vous à Brasilia, 1960)
Du traditionnel, une fois encore. De la chanson « de genre », même, pourrait-on dire, mais sublimée par une écriture de haut vol (signée Aznavour) et plus encore une mélodie d’un lyrisme démentiel (Aznavour aussi). La complainte enjouée du voyou repenti, ou plutôt frappé par la grâce amoureuse :
« Je ne croyais pas à la chance, je ne croyais qu’en mes deux poings, et ne faisais pas plus confiance aux femmes qu’au curé du coin, et pourtant il faut bien le dire, pour une fille du quartier, qui ne possédait qu’un sourire et un corps assez bien roulé, j’ai les mains qui tremblent, j’ai le cœur qui bat, on ne peut être, ce me semble, plus heureux que moi »
On n’est pas très loin de Brassens, en plus extraverti, nerveux, solaire, swinguant sans doute, mais comme chez Brassens la légèreté de la mise en forme et l’air de ne pas y toucher masquent la profondeur abyssale, bouleversante et révolutionnaire mine de rien, du propos :
« Me voilà pensant à l’église, me voilà prêt à me ranger, je sens mes mains qui s’humanisent, mes poings s’ouvrent pour caresser, tout en moi cherche à se détendre, la brute est prête à s’adoucir, mes lèvres cherchent des mots tendres et d’autres lèvres pour s’unir, j’ai les mains qui tremblent, j’ai le cœur qui bat, on ne peut être, ce me semble, plus heureux que moi ».
Mais répétons-le, c’est avant tout de la musique qui vient ici nous submerger. De la très grande musique.
9. « Il faut savoir » (Mini-album 8 titres Il faut savoir, 1961)
« Il faut savoir » est beaucoup de choses à la fois : l’un des plus grands succès de Charles Aznavour, un standard à peu près incontournable présent six décennies durant dans quasi tous ses tours de chant, maintes fois ré-enregistré, y compris en studio (avec une mention spéciale pour l’étonnante relecture au ralenti, cafardeuse, poisseuse, de 1976), la première de ses chansons aussi qu’une star internationale (Nina Simone en l’occurrence) va (en 1965) se réapproprier – et avec quel éclat ! C’est aussi, en ouverture d’un mini-album plus classiquement aznavourien (dans sa veine swinguante plutôt que balladeuse), le grand tournant pop de l’artiste. Yéyé avant l’heure ou presque, avec toujours un coup d’avance en tout cas, Aznavour croise rythmes et sons doo wop, rythm’n’blues et grande variété romantique, et invente, avec l’aide de Paul Mauriat, de ses violons et des ses saxophones, quelque chose comme un Brill Building Sound à la française. Et sur ce joyau pop tout en légèreté apollinienne, presque enjoué, il vient – coup de génie – poser sa voix la plus grave, sépulcrale, presque menaçante, et ses paroles les plus lugubres, les plus tragiques, les plus sévères même.
Car autant le dire d’emblée : « Il faut savoir » est un sermon. Un sermon à double fond, nous allons le voir, mais un sermon quand même. Comme son titre l’indique sans détour, cette oeuvre fait partie de ce que nous avons déjà évoqué sous le nom de chanson de philosophie morale – c’est même la plus célèbre d’entre toutes. Et parce qu’elle porte spécifiquement sur ce qu’il « faut savoir » laisser voir ou cacher, retenir ou exprimer, taire ou crier, c’est inséparablement une éthique et une esthétique qu’elle énonce. Un art de vivre et un Art poétique, dont il n’est pas exagéré de dire qu’il éclaire et dit l’essentiel sur toute l’oeuvre enregistrée d’Aznavour.
Cette philosophie, si l’on doit la qualifier, est de prime abord stoïcienne. Elle démarre même comme la plus rigoriste, la plus austère, la plus romaine des déclinaisons du stoïcisme – jusqu’à ce que, nonobstant, tout se complique et se dé-territorialise :
« Il faut savoir encore sourire, quand le meilleur s’est retiré, et qu’il ne reste que le pire dans une vie bête à pleurer, il faut savoir coûte que coûte, garder toute sa dignité, et malgré ce qu’il nous en coûte, s’en aller sans se retourner, face au destin qui nous désarme, et devant le bonheur perdu, Il faut savoir cacher ses larmes, mais moi mon coeur je n’ai pas su »
Il y a donc un « mais », que le second couplet renvoie aussitôt aux oubliettes, mais qui fera retour, obstinément, et sera le dernier mot de ce sermon impossible :
« Il faut savoir quitter la table, lorsque l’amour est desservi, sans s’accrocher l’air pitoyable, mais partir sans faire de bruit, il faut savoir cacher sa peine, sous le masque de tous les jours, et retenir les cris de haine, qui sont les derniers mots d’amour, il faut savoir rester de glace, et taire un coeur qui meurt déjà, il faut savoir garder la face, mais moi je t’aime trop, mais moi je ne peux pas, il faut savoir mais moi je ne sais pas »
« Il faut savoir mais moi je ne sais pas » reste l’une des plus concises mais précises – et géniales – formulations de l’éthique comme de l’esthétique aznavourienne, dans ce qu’elles ont toutes les deux de paradoxal, voire d’oxymorique, mais aussi de précieux. Pudeur et impudeur, réserve et lyrisme échevelé coexistent dans un monde musical et moral où l’interdit du bruit et de la plainte s’énonce de la plus plaintive et bruyante, éclatante et tonitruante des manières, où la voix qui dit de cacher ses larmes est une voix qui pleure comme aucune autre, beaucoup plus qu’elle ne prêche ou ordonne, où les impératifs catégoriques sont suivis d’un « mais », où « il faut » ouvre sur « je ne peux pas », et où pour autant quelque chose subsiste de la dignité, de la retenue, du cadrage stoïcien.
10. « Ô toi la vie » (1963)
Celle-ci, enfin, est la petite soeur de la précédente. Une petite soeur nietzschéenne. Un Hymne à la vie en forme de déclaration d’amour, pas très éloigné du poème de Lou Salomé qui porte ce nom et qui enthousiasma tant Friedrich Nietzsche – en juste un peu plus « explicite » et charnel, une fois encore :
« Tu sais la vie, je ne t’ai pas cherchée, c’est toi qui t’es donnée, comme une fille en mal d’aimer, je peux depuis, me vautrer dans tes bras, faire un feu de tes joies, et l’amour avec toi ».
Je parle de petite soeur car le rythme, la mélodie, les arrangements, tout ressemble à s’y méprendre à « Il faut savoir », mais dans une version pour ainsi dire augmentée et embellie : trompettes et trombones remplacent avantageusement les saxophones, et de magnifiques grondements de tambours, magnifiquement enregistrés, donnent à l’ensemble une amplitude et une puissance bouleversante. Après « Les deux guitares » et « Fraternité », le troisième chef d’oeuvre de Paul Mauriat.
C’est sur cette merveille pop, qui ouvre une longue série, que s’achève notre second chapitre. Au rayon des regrets (parce qu’on ne fait pas un Top 100 d’Aznavour sans une ribambelle de cas de conscience et d’exclusions crève-coeur), je ne peux m’empêcher de signaler « Parti avec un autre amour » en 1958, « Tu étais trop jolie » en 1960, et – la même année – la parfaite adaptation d’un standard de Gershwin : « Ce n’est pas nécessairement ça ». Puis bien sûr un énorme classique, toujours en 1960 : « Tu t’laisses aller », dont la géniale ouverture (« C’est drôle… c’que t’es drôle à r’garder ») et la très singulière dramaturgie (entre amour et haine, rancoeurs et espérances, cruauté misogyne, alcool et auto-dérision) tendent à faire oublier la splendeur mélodique (encore un standard méconnu par nos jazzmen). Puis le légendaire « Je me voyais déjà », refusé bêtement par l’imbécile Montand, et transfiguré par son auteur-compositeur en pétaradant et poignant hymne aux losers. Puis « L’amour et la guerre » écrit par Bernard Dimey, émouvante protest-song anti-guerre interdite d’antenne en ces sinistres temps de « pacification » algérienne (1961). Et enfin l’espiègle et féroce « Tu n’as plus » et un méga-tube imparable : « Les comédiens » (1962). La suite, le mois prochain, devrait nous conduire jusqu’en 1965.