Catherine Delcroix : Il y a pourtant une progression qui est souvent ignorée, c’est ce que Claudine Attias-Donfut et François-Charles Wolff ont constaté dans une enquête très récente sur les familles immigrées venues de tous les continents pour vivre en France [1]. Les auteurs montrent la force du projet parental dans la réussite scolaire des descendants d’immigrés, qui est spectaculaire, tout comme la mobilité sociale d’une génération à l’autre, et cela quelle que soit l’origine familiale. On ignore encore beaucoup trop ces nombreuses réussites, et cette ignorance n’est-elle pas un signe de plus du racisme ambiant ? Racisme qui d’ailleurs conduit nombre de jeunes descendants d’immigrés à tenter leur chance sous d’autres cieux.
Daniel Bertaux : En tant que sociologue de la mobilité sociale, je vois tout l’intérêt qu’il y a à penser simultanément en termes de classes et de castes. Les classes “en soi” sont fondées sur des places dans une structure qui les relie entre elles : place du capital, place du travail salarié, place de cadre dans l’entreprise, place de fonctionnaire… Ces places préexistent en quelque sorte aux personnes, qui viennent les occuper pour un temps ou pour toute la vie. Les rapports sociaux “de classe” sont des rapports tout à fait concrets entre des places qui résultent d’une certaine façon d’organiser la production et la répartition du pouvoir – d’un certain mode d’organisation sociétale. Mais le phénomène de castes c’est tout autre chose : ce sont des personnes qui sont assignées, à vie et héréditairement, à des catégories créées de toutes pièces – des catégories de perception collective, plus ou moins durables. Comme le dit Colette Guillaumin : « Ce n’est pas la race qui crée le racisme, c’est le racisme qui crée la race » [2].
Absolument. La classe n’est pas en elle-même héréditaire, c’est un système de places. Tu as certes plus de chances si tu es toi-même “fils de” ou “fille de” de rentrer dans une classe inférieure, mais tu n’as pas toutes les chances, tu n’es pas marqué-e à vie. Tandis que si tu es marqué-e par la caste, tu as presque toutes les “chances” de te retrouver à la même place que tes parents. Et c’est à ce titre-là que je considère que le genre est aussi un système de castes, parce que c’est un système ascriptif. On t’assigne là : les femmes dans notre société, de la même façon que les Noirs et les Arabes, vont occuper la majorité des emplois sous-payés, sont la majorité des pauvres et vont se retrouver, dans chaque secteur d’emploi ou dans chaque profession, dans le tiers inférieur.
Catherine Delcroix : Je voudrais que tu me dises – toujours par rapport au Mouvement des indigènes de la République – quelle place ils occupent et quelle pourrait être leur place pour lutter contre le racisme. Parce qu’il y a un système de castes qui s’installe, mais en même temps il y a des résistances. Et je pense que ce mouvement, même s’il n’est pas audible dans la sphère publique, c’est quand même un mouvement très “résistant”.
Ce sont des gens qui ont pris acte de l’échec de leurs actions depuis 1983, depuis la Marche pour l’égalité. Quand le Parti socialiste a récupéré ce mouvement pour en faire un mouvement culturaliste, tout le monde portant sa petite main jaune (« Touche pas à mon pote »). Et puis la génération d’après n’y croit plus, plus du tout, et dit :« Non merci, on ne veut plus de cette “égalité”-là. Ce n’est plus possible, vous nous avez rejetés ». Et pourtant ils sont “intégrés” dans le sens où les Français aiment utiliser le mot “intégration” : comment ne le seraient-ils pas, ils sont français nés en France ! Cependant ils sont rejetés. Ils en ont pris acte et ils comparent leur situation non pas à celle de leurs parents, mais à celle de leurs grands-parents qui étaient soumis au code de l’indigénat [3].
On leur dit : « Le code de l’indigénat n’existe plus », comme s’ils ne le savaient pas ! Ils sont au courant, bien entendu, ce n’est pas par ignorance qu’ils le disent. Ils le disent pour mettre en relief, en évidence le caractère de caste de notre société. La société coloniale algérienne était une société de castes, qui n’essayait même pas de s’en cacher. Il y avait les citoyens, les Français « de souche européenne », et puis les « sujets » : les indigènes, nationaux français certes, mais pas citoyens. Et ils comparent leur situation présente à celle-là. Elle n’est pas identique : ils ont le droit de vote, il n’y a plus de couvre-feu, mais elle est comparable.
Catherine Delcroix : Et encore, il revient facilement le couvre-feu. En 2005 il est revenu très vite.
À chaque fois qu’il y a des rébellions, les réactions de l’État sont des réactions coloniales : instaurer un couvre-feu, punir, supprimer les allocations familiales, supprimer ceci, cela. Dire : « Vous n’avez pas que des droits, vous avez aussi des devoirs ! », alors que la situation réelle est au contraire qu’ils ont des devoirs, plus de devoirs que les autres, et moins de droits que les autres, ou plutôt que leurs droits ne sont pas respectés. On les traite comme des assistés, des enfants, des mineurs : « Vous portez un foulard, mais vous ne savez pas ce qui est bon pour vous. Nous, on sait ». Une trentenaire blanche m’a dit en 2004 à ce sujet : « Oui, c’est vrai que ça paraît un peu dur maintenant d’exclure les filles, mais peut-être que dans 20 ans elles nous remercieront ». Et c’est une féministe qui me l’a dit…
Roland Pfefferkorn : Refuser le droit à l’éducation, c’est inadmissible.
Cette mentalité postcoloniale, paternaliste, considère qu’il y a une partie de la population qui n’a pas toute sa tête, qui est mineure à vie, et pour qui on doit faire les choses parce qu’« elle ne sait pas » faire. Même des gens “à gauche” refusent complètement, pour cette partie de la population, les principes d’émancipation qu’ils prétendent appliquer dans une lutte soi-disant révolutionnaire. Tout cela est effrayant, parce que c’est porté par des intellectuels qui devraient soutenir le contraire. Au moment où le Mouvement des indigènes de la République ont fait toutes ces actions, j’ai lu sur des blogs : « Les indigènes de la France, c’est nous » [4], ou « Ces gens sont idiots, ils ne savent pas que le code de l’indigénat a disparu » [5]. Ils les prennent vraiment pour les derniers des crétins. Et c’est cela qui sera notre défaite : avoir persisté dans cette perception des Autres et dans cette attitude paternaliste : croire qu’on sait mieux qu’eux ce qui est bon pour eux, et croire qu’ils ne comprennent que la force.
Enfin, cette attitude de ne jamais, jamais discuter avec eux, de ne jamais prendre leurs rébellions au sérieux et de classer ces rébellions soit comme des erreurs, soit comme de la délinquance, soit encore comme des émeutes. Jamais on n’essaie de comprendre contre quoi ces gens se révoltent. Mais les gens ne se révoltent pas pour rien, contre rien. En France on le comprend pourtant assez bien : il existe du respect pour les gens qui font la grève, par exemple un respect de la part des usagers pour les employés de la SNCF, de la RATP. Nombreux sont ceux qui disent, en parlant des grévistes : « On les comprend ». Mais les mêmes personnes refusent de comprendre les descendants des anciens colonisés, refusent de se mettre à leur place. Il y a un gouffre de caste qui avale, qui annule toute possibilité d’identification, et donc d’empathie. Et ce refus d’empathie ne va pas jouer en faveur du pays.
Dans la commission “burqa” [6], présidée par le député André Gérin et dont le rapporteur était le député Éric Raoult, c’était lamentable de voir le mépris que les parlementaires qui la constituaient avaient pour une partie de la population française ainsi que leur ignorance des lois qu’ils sont censés faire repecter, à commencer par la Constitution ! Les juristes auditionnés leur disaient : « Alors ça, vous ne pouvez pas le faire ». « Ah bon, pourquoi ? ». « Et bien, parce que notre Constitution… ». Les députés ouvraient de grands yeux, comme s’ils n’avaient jamais lu la Constitution. Les juristes continuaient : « Et de toute façon, la Cour de Strasbourg [la Cour européenne des droits de l’homme] va vous retoquer ». « Ah ! Mais il y a la volonté du peuple ! », répondaient les députés. Ils estimaient que la volonté du “peuple” — de quel peuple ? — devait l’emporter sur les conventions internationales ratifiées par leurs prédécesseurs, qui représentaient… le même peuple ! Et ils prétextaient du racisme de ce “peuple”, alors même que ce racisme a été sciemment cultivé et encouragé par des politiciens, pour des raisons électorales, et toléré par nos différents gouvernements depuis 40 ans.
Le président de la Cour de Cassation leur a dit que toutes les personnes vivant sur le territoire (y compris donc les femmes portant le voile intégral, la fameuse “burqa”) avaient des libertés fondamentales. Il fallait voir l’expression de certains de ces députés membres de la commission apprenant que même « ces gens » – des femmes pour commencer, et en plus des femmes que certains traitaient de « sacs de pommes de terre » – ont des libertés fondamentales. Ils en étaient tout retournés, les pauvres ! L’un d’eux a dit : « Mais est-ce qu’on ne peut pas parler de la dignité de la femme ? ». Les juristes leur ont répondu que non, qu’on ne peut pas définir la dignité d’une personne à la place de cette personne : chaque personne est juge et maîtresse de sa propre dignité.
Cela non plus ils ne le comprenaient pas : qu’ils ne puissent pas imposer leurs notions, leur justice, leur idée de notre dignité à des femmes, de surcroît des “bougnoules”… ça les scandalisait. Ce qui heurtait leur conception d’euxmêmes comme guides et quasiment tuteurs de cette partie indigne de la population. Que nos députés, que nos représentants – car ce sont nos représentants – puissent avoir de telles représentations des gens, des lois, de la dignité, de la femme, tout cela montre que les Indigènes de la République, Sadri Khiari, Houria Bouteldja, Saïd Bouamama et la ZEP ne se trompent pas : il existe bien une continuité entre aujourd’hui et la période coloniale.
Un dernier exemple : je tombe sur une émission animée par Franz-Olivier Giesbert où l’un des invités était l’écrivain Yasmina Khadra [7]. L’un des sujets était évidemment la « burqa ». Yasmina Khadra dit : « Mais ces femmes, elles doivent avoir leurs raisons, avant de passer une loi il faudrait peut-être dialoguer avec elles ». Franz-Olivier Giesbert répond : « Vous voulez dire qu’il faut aller leur parler et leur expliquer que c’est pas bien ? ». Voilà ce qu’est le dialogue pour lui. Un vrai dialogue avec des gens que l’on considère comme “des sacs à patates”, c’est inconcevable pour lui. Il est clair que tant que cette attitude persistera, on n’arrivera à rien, ou alors à la guerre civile. Le fossé se creuse entre les gens comme Franz-Olivier Giesbert, qui continue à raisonner comme un colon, qui veut bien parler de haut en bas à des idiots, mais pas d’égal à égal, et des gens comme les Indigènes, qui n’ont plus de patience et ne supporteront plus un seul camouflet sans répliquer. Pour l’instant nous mangeons notre pain blanc, sans jeu de mots. Ou plutôt, nous l’avons mangé. La facture sera présentée un jour – et ce jour arrivera très vite – à la société blanche.