En septembre 2003 à Cancun, les pays membres de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) devaient renégocier l’Accord général sur le commerce des services (AGCS) dans le but d’étendre la libéralisation du commerce des services à de nouveaux secteurs et à de nouvelles modalités - ou modes - de fourniture des services. Les représentants des différents pays de l’OMC ne sont finalement pas parvenus à un accord mais on a beaucoup parlé, à cette occasion, du mode 4 de l’AGCS qui permettrait l’envoi de migrants temporaires dans des conditions de travail et de salaire bien plus précaires que celles en vigueur dans le pays d’accueil.
L’application du mode 4 de l’AGCS ne constituerait d’ailleurs pas une nouveauté radicale : il se situe dans le prolongement de ce qui existe déjà en matière de détachement de migrants temporaires dans le cadre d’une prestation transfrontalière de service. Cette forme de mobilisation de la main-d’œuvre étrangère laisse émerger une nouvelle catégorie de travailleur, celle du migrant détaché : il s’agit d’un étranger qui n’a le droit de rester sur le territoire que dans le cadre de sa relation contractuelle avec son employeur et qui est contraint de repartir à tout moment au bon vouloir de l’employeur et, dans tous les cas, au terme du contrat de service.
Un tel régime permet de rendre compatible la fermeture des frontières des États les plus développés avec le besoin des entreprises de recourir à des migrants plus malléables et corvéables que ceux déjà présents sur le marché du travail. Dès lors, les termes du débat sur l’avenir de l’immigration doivent être reformulés : l’important n’est pas de savoir quelle sera la quantité de migrants nécessaire au marché du travail, comme le laissent penser les discours dominants, mais plutôt quelles seront les conditions juridiques et sociales dans lesquelles les migrants seront maintenus.
La caractéristique principale de l’AGCS est de pousser à une marchandisation accrue des activités humaines en allant beaucoup plus loin qu’une simple extension du commerce des services. L’AGCS couvre tellement de secteurs, que toutes les activités humaines sont potentiellement visées, y compris la santé, les services sociaux, l’éducation, les services récréatifs, culturels et sportifs, la recherche, le tourisme, les transports, les télécommunications, les services d’environnement (eau, énergie, etc.) ou encore les biotechnologies. De plus, l’AGCS suit les règles de l’OMC qui vont bien au-delà des accords de libre échange du GATT et dépassent le seul commerce proprement dit : tout pays peut contester comme « barrière illégale au commerce » n’importe quelle mesure (loi, décision) nationale ou locale dans un autre pays si cette mesure, par exemple sociale ou environnementale, compromet les avantages ou profits que des entreprises étrangères pouvaient raisonnablement s’attendre à tirer des engagements de l’État au regard de l’accord AGCS.
Des migrants détachés
La logique de libéralisation des échanges défendue par l’OMC vise avant tout à défendre les intérêts des entreprises, et plus particulièrement ceux des pays du Nord. Le mode 4 de l’AGCS est l’une des quatre façons d’exporter un service selon l’AGCS, lorsque ce service est fourni à travers l’envoi temporaire de personnes physiques par une entreprise pour effectuer une prestation de service dans un autre pays. Dans ce cadre, il s’agit de préciser les avantages et les droits des entreprises qui commercent, mais la libre circulation préconisée ne s’applique pas aux personnes, de telle sorte que l’accord reste compatible avec des législations nationales restrictives relatives à l’entrée et au séjour. Le migrant envoyé n’acquiert aucun droit au séjour.
Ce processus de libéralisation institutionnalise la catégorie du migrant détaché dont le contrat de travail a été établi dans le pays de départ, avec le risque, si aucune restriction au libre commerce du service n’est prévue, que ce soient les règles sociales du pays de départ qui s’appliquent. A la différence de l’utilisation de travail-leurs étrangers sans titre, cette forme de « délocalisation sur place » [2] s’effectuerait non pas dans l’irrégularité mais dans le cadre d’une nouvelle légalité internationale.
Une telle logique de dumping social à travers le mode 4 s’inscrit dans la continuité du principe de libre échange tel qu’il est défendu au sein de l’OMC. L’envoi, pour des durées courtes, de travailleurs détachés permettrait de mettre en concurrence directe des systèmes productifs différents et de faire pression sur les salaires. Le secrétariat de l’OMC écrivait ainsi à propos des services de santé : « Les bénéfices significatifs ne viendront pas tant de la construction et de la gestion des hôpitaux, etc., que de la possibilité d’y employer un personnel plus qualifié, plus efficace et/ou moins cher que celui qui pourrait se trouver sur le marché du travail local » [3].
Face à cette logique potentiellement destructrice pour les systèmes sociaux les plus développés, des organisations syndicales ont d’ailleurs demandé des garanties telles que la protection des travailleurs migrants contre toute forme de discrimination, le respect des normes de travail internationales et des lois nationales sur le travail et la sécurité sociale, et le respect des accords collectifs [4].
Contrairement à certaines déclarations alarmistes, les dirigeants de l’UE se sont engagés, lors de la préparation du sommet de Cancun, à ce que « les conditions de travail, les exigences salariales minimales et d’éventuelles conventions salariales collectives en vigueur dans l’UE [restent] applicables » [5]. Ces offres portent sur quatre catégories de travailleurs : les cadres dirigeants, les visiteurs d’affaires, les salariés dans le cadre d’une fourniture contractuelle de services et les travailleurs indépendants.
Aucune de ces propositions n’a pour l’instant abouti puisque les négociateurs de Cancun ne sont pas parvenus à un accord, mais il faut prendre la mesure des transformations déjà en vigueur au niveau européen. Le mode 4 de l’AGCS existe déjà dans certaines situations et pour certains secteurs. De plus, il n’est qu’une des formes possibles existantes dans le cadre des législations communautaires et nationales en ce qui concerne l’envoi de travailleurs temporaires pour une prestation transfrontalière de service.
Au niveau communautaire, différents textes précisent déjà les règles relatives aux travailleurs migrants détachés au sein de l’Espace économique européen (EEE). La liberté de circulation des services est une règle supérieure, au sein de la Communauté européenne, mais une directive adoptée en 1996 (96/71/CE) est venue la limiter quelque peu en imposant que le salarié envoyé dans le cadre d’une prestation de service au sein de l’EEE bénéficie des règles sociales du pays d’exercice de l’activité. Le faux détachement est en outre interdit : une relation de travail doit exister au préalable entre l’entreprise d’envoi et le travailleur détaché.
Aucun droit au séjour
Dans ce cas, l’employeur est tenu d’appliquer aux travailleurs détachés les règles du pays d’activité, en particulier les périodes maximales de travail et minimales de repos, les congés annuels, le salaire minimal, et enfin les règles de sécurité et d’hygiène au travail. Pour des détachements de moins d’un mois, les entreprises peuvent toutefois se soustraire à certaines de ces obligations. Elles peuvent également échapper aux restrictions qui frappent les ressortissants d’États tiers en matière de libre circulation au sein de l’UE. En effet, au nom de la libre circulation des services, une entreprise implantée dans l’Union peut parfaitement envoyer au sein de l’EEE un de ses salariés, communautaire ou non, dont le droit à rester est alors strictement assujetti au bon vouloir de l’entreprise dans le cadre de la prestation de service : « A la différence des travailleurs migrants, les travailleurs détachés dans le cadre de la prestation de services retournent dans leur pays d’origine après l’accomplissement de leur mission, sans accéder à aucun moment au marché de l’emploi de l’État membre d’accueil » [6] Ces règles ont été transposées dans le droit du travail français qui l’étend à toute prestation transfrontalière de service, y compris en provenance d’une entreprise implantée hors d’Europe [7]
En matière de protection sociale, l’employeur doit en principe verser les cotisations aux organismes du pays où l’activité est exercée et le salarié bénéficie du régime de sécurité sociale de ce même pays. Mais, dans le cas d’un travailleur détaché dans le cadre d’une prestation de service au sein de l’EEE (ou de la Suisse), il est possible de maintenir le rattachement au régime de sécurité sociale du pays d’origine. Le règlement 1408/71 en précise les conditions, notamment une durée limitée à douze mois, exceptionnellement prolongeable de douze mois. Des conventions bilatérales entre la France et une trentaine de pays (dont les pays du Maghreb, la Turquie, les Philippines, les États-Unis) permettent également aux entreprises implantées dans ces pays d’effectuer de tels détachements et de bénéficier ainsi de l’exonération des cotisations.
Des normes minimales applicables en matière de droit du travail ou de protection sociale sont donc prévues par les législations communautaire et française afin d’éviter que ne puissent se développer des activités exercées par des travailleurs ayant des droits sociaux bien inférieurs à ceux en vigueur sur le marché national du travail. Mais, en pratique, l’envoi de migrants détachés ouvre la voie à un abaissement des normes sociales pour trois raisons qui se cumulent.
La première tient à la difficulté à faire respecter les normes sociales obligatoires en raison du nombre insuffisant d’inspecteurs du travail et de la faible présence syndicale dans de nombreuses entreprises. Les illégalités sont alors d’autant plus difficiles à déceler lorsqu’il s’agit de travailleurs détachés qui arrivent pour une durée limitée dans un pays dont ils ne connaissent pas toujours la langue et la législation. La nature temporaire des emplois limite également fortement les possibilités de contrôle de l’administration et favorise le contournement des règles du travail. De plus en plus d’entreprises envoient ainsi des salariés faussement détachés, et les inspecteurs du travail ont alors beaucoup de mal à prouver l’infraction, surtout lorsque les documents sont dans la langue d’origine des travailleurs. Pour les entreprises implantées hors de l’EEE, les difficultés de contrôler l’effectivité des règles sont encore plus grandes. Dans le cadre du mode 4, le risque serait de faire face à une myriade d’entreprises installées très loin, sans implantation sur place, et alimentant le marché du travail temporaire par des travailleurs renouvelés sans cesse.
Le deuxième risque d’abaissement des normes sociales vient de la position de subordination très forte que le travailleur détaché entretient vis-à-vis de son employeur. Son droit au séjour étant strictement conditionné à la réalisation de la prestation de service, il dispose d’un pouvoir de négociation très défavorable. En cas de litige, il risque à tout moment de perdre non seulement son emploi comme les autres salariés, mais aussi son droit de se maintenir sur le territoire. La nature très temporaire du séjour et le pouvoir absolu conféré à l’employeur empêchent également toute possibilité d’une représentation syndicale.
La troisième raison favorisant le contournement des normes sociales réside dans l’absence d’égalité de traitement avec les salariés locaux. En effet, le salarié envoyé en France dans le cadre d’une prestation transfrontalière de service ne bénéficie pas de toutes les règles du droit du travail : il ne peut se prévaloir des règles relatives au contrat de travail, au licenciement, à la représentation et surtout au taux de salaire en dehors du SMIC (et même à ce dernier dans certains cas). Il peut, par exemple, occuper un emploi payé au SMIC, alors que le « tarif » sur le marché du travail du pays d’accueil pour son emploi est plus élevé ; dans ce cas, il ne peut faire jouer la concurrence pour obtenir une rémunération conforme à l’emploi qu’il occupe.
A la différence de tout autre salarié résidant et sauf s’il est ressortissant d’un des pays de l’EEE (ou de la Suisse), il ne bénéficie pas de la libre circulation, et ne peut donc menacer de changer d’employeur. Le risque d’abaissement des normes sociales est alors bien réel. Ainsi, à la suite de la concrétisation du marché unique des services au sein de l’EEE au début des années 1990, des sous-traitants portugais puis polonais sont entrés sur le marché allemand en fournissant une main-d’œuvre très bon marché avec un système de roulement. Le recours à cette main-d’œuvre envoyée dans le cadre d’un détachement a constitué en Allemagne une forte pression à la baisse sur les salaires et a occasionné une érosion des dispositions conventionnelles du secteur.
Ce qui est vrai au sein de l’EEE, le serait encore plus dans le cadre de l’AGCS qui autorise les États à limiter l’immigration « à condition de ne pas annuler ou compromettre les avantages [pour les entreprises] découlant » de la libre fourniture de services via le mode 4. Les entreprises peuvent ainsi recourir à des travailleurs étrangers en dépit de la législation restrictive sur le séjour et en toute légalité. L’entreprise Alstom a pu par exemple, sur les chantiers de Saint-Nazaire, obtenir des autorités que ses sous-traitants puissent avoir légalement recours à des travailleurs détachés (voir dans ce numéro, article « Alstom, roi de la sous-traitance ») ; cette possibilité a ensuite donné lieu à d’innombrables illégalités que la presse a le plus souvent attribuées à la rigueur insuffisante des lois sur l’immigration. Cette erreur de raisonnement, largement répandue, procède d’une méconnaissance des règles de libre prestation de services au sein de l’EEE.
En réalité, le risque d’abaissement des normes est toujours plus grand quand le migrant est maintenu, comme dans le cadre d’un détachement, dans un statut plus précaire et entièrement subordonné à l’employeur. Pour s’opposer à ce risque de dumping social, il est absurde de vouloir durcir encore la législation sur l’immigration puisque ce n’est pas elle qui régit l’envoi de travailleurs détachés. C’est, au contraire, en octroyant à ces travailleurs les mêmes droits qu’aux résidents, en leur donnant la possibilité de résister face aux exigences des employeurs, que l’on garantira le respect effectif des normes sociales en vigueur.
AGCS : une procédure peu démocratique
– Des négociations non démocratiques et non transparentes : à la différence des autres agences des Nations unies, l’OMC n’accorde par le statut d’observateur aux représentants de la société civile (ONG, parlementaires, syndicats) ; les citoyens ne sont ni consultés, ni informés de négociations menées à huis clos, alors que les entreprises multinationales le sont systématiquement.
– Un rapport de force très inégalitaire : les pays sont théoriquement libres de choisir les secteurs qu’ils libéralisent, mais dans la pratique, les pays riches exercent des pressions bilatérales très fortes sur les gouvernements du Sud qui n’ont pas toujours les moyens ou la volonté de s’y opposer.
– Des modes de décision contestables : les plaintes sont instruites par l’Organe de Règlement des Différends, le tribunal interne de l’OMC qui se compose de trois experts siégeant à huis clos et décide sur la seule base des règles de l’OMC, sans considération des normes sociales, sanitaires et environnementales des autres instances des Nations unies (BIT, OMS, etc.).
– Des décisions irréversibles et peu respectueuses des choix démocratiques : un pays voulant se rétracter d’un engagement de libéralisation est dans l’obligation de dédommager les autres pays à hauteur des préjudices subis.