Quand on s’intéresse à la fois à la question des discriminations et à celle des pratiques linguistiques, notamment en France, on constate très vite que les discriminations linguistiques sont généralement ignorées, au double sens d’ « inconnues » (on ne sait pas que ça existe, on ne les voit pas) et de « négligées » (on n’y accorde aucune attention quand on en voit). Très peu de liens sont faits entre ces deux questions, à part quelques vigilances de militants ou de chercheurs spécialisés. Et pourtant, on constate aussi rapidement que les discriminations linguistiques sont très fréquentes, ordinaires, banales, dans la vie quotidienne de beaucoup de gens et de beaucoup de sociétés
L’objectif de ce livre est d’attirer l’attention, les vigilances et les combats contre les discriminations linguistiques et leurs conséquences humaines et sociales, qui sont profondes, massives et dramatiques. Pour susciter cet intérêt, il s’agit dans un premier temps [1] de proposer une conception des langues et des pratiques linguistiques qui permette d’en saisir les dimensions humaines, sociales, éthiques et politiques, ainsi que des notions utiles à la compréhension et donc à l’identification des discriminations linguistiques, notamment la notion centrale de glottophobie. Il faut, dans un deuxième temps [2], tâcher de comprendre comment, pourquoi, par quels moyens s’est développée et se maintient dans de nombreuses sociétés, notamment en France, cette glottophobie banalisée, acceptée, légitimée. On scrute alors en détail [3] certaines voies parfois inattendues par lesquelles elle est déployée, soutenue, activée, au point de relever d’une idéologie hégémonique. Enfin, on examine [4] les pistes possibles pour la combattre, avant de conclure sur les vastes enjeux de ce combat.
Langage et pouvoir
Les pratiques linguistiques, les langues, parce que ce sont phénomènes sociaux clés, sont des enjeux de pouvoir : ce sont des objets sur lesquels s’exercent du/des pouvoir(s) et des conflits de pouvoir. Il n’est pas possible de faire ici la liste des innombrables exemples de revendications, de débats, de tensions, de conflits, de despotismes, de révoltes, d’ethnocides et de génocides, fondés sur des enjeux linguistiques ou liés à ces enjeux (pas exclusivement linguistiques mais presque toujours partiellement, et souvent très fortement, linguistiques) : les politiques linguistiques en sont des reflets significatifs.
(...)
Les pratiques linguistiques, et les langues dans lesquelles on classe ces pratiques ou dont on les exclut, sont également des moyens de pouvoir. Par conséquent, les pratiques linguistiques sont devenues très tôt un moyen de s’approprier, de transformer, d’organiser, de réguler, de contrôler, de dominer, la vie sociale et politique, et même la vie tout court. Tous les pouvoirs en jouent depuis longtemps : le pouvoir est une affaire de discours, pour le conquérir comme pour l’exercer (sans minimiser pour autant d’autres moyens éventuellement associés comme la contrainte et la violence physiques). La place de la parole est par exemple définitoire de la démocratie : une démocratie est un système politique où chacun doit pouvoir librement exercer sa parole et lamêler à la parole collective et/ou publique, aux discours contradictoires ou convergents, qui fondent par la négociation ouverte et perpétuelle la vie sociale et ses modalités. Viktor Klemperer a montré dans La Langue du Troisième Reich comment le nazisme a conquis beaucoup d’esprits en Allemagne par une stratégie linguistique très élaborée dans ses discours et sa propagande.
(...)
Pierre Bourdieu a magistralement montré dans Ce que parler veut dire à quel point dans diverses sociétés, dont la société française au premier chef, cultiver une distinction linguistique et l’accumuler sous forme d’un capital linguistique est clairement un moyen d’imposer et de maintenir un pouvoir qui n’est pas que symbolique, linguistique et culturel, mais aussi économique et politique.
Les discriminations linguistiques
Le Dictionnaire des racismes, de l’exclusion et des discriminations propose une définition en termes clairs :
« Qu’est-ce qu’une discrimination ? Une disparité de traitement fondée sur un critère illégitime » [5]
Cette autre formulation, extensive, permet d’échapper aux limites intrinsèques de la définition juridique de la notion de discrimination : elle élargit l’identification des discriminations à leur illégitimité (en fonction d’une éthique), au delà de leur illégalité (en fonction d’un texte juridique et de ses modalités techniques d’application). Les discriminations linguistiques peuvent ainsi être considérées comme des discriminations parce qu’elles sont des pratiques discriminantes d’un point de vue éthique, même si elles ne sont pas considérées comme telles d’un point de vue juridique (comme c’est le cas — pour l’instant — en France, où elles sont considérées comme des différenciations acceptables, discriminatoires mais pas discriminantes, et donc légales).
(...)
Le terme glottophobie présente l’intérêt de réinsérer les discriminations linguistiques dans l’ensemble des discriminations portant sur des personnes au lieu de les restreindre (à tort et en se faisant piéger par l’idéologie qui produit la glottophobie) à des discriminations portant sur des langues (...) La glottophobie entre alors visiblement dans la série des altérophobies (mépris, haine, agression, rejet, discriminations négatives de personnes en fonction de leur altérité – dite aussi « différence »), telles que l’homophobie (focalisée sur des aspects sexuels), la xénophobie (focalisée sur des aspects identitaires et culturels et souvent corrélée à la glottophobie), la judéophobie (ou antisémitisme) et l’islamophobie (toutes deux focalisées sur des aspects religieux). Ce faisant, on restitue aux discriminations linguistiques toute leur dimension et leur gravité sociales et politiques, ainsi que leur concrétisation humaine et plus seulement linguistiques.
Contrôle linguistique et contrôle social
(...)
Pierre Bourdieu a bien montré comment les formes linguistiques prescrites comme « norme standard » (une langue plutôt que d’autres et une variante de cette langue plutôt que d’autres) ont été élaborées, cultivées, exploitées par les classes dominantes pour se constituer à la fois un capital symbolique et politique ainsi que pour en limiter le partage. Les normes linguistiques standardisées constituent ainsi un fort capital symbolique et un filtre social et politique : elles permettent de réserver le pouvoir à celles et ceux qui pratiquent « la bonne langue », de conditionner l’accès aux sphères du pouvoir à la maitrise de cette « bonne langue », et de produire en conséquence la reproduction des classes dominantes en réservant le pouvoir aux héritiers culturels et linguistiques du capital linguistique (les enfants des classes dominantes).
Une glottophobie institutionnelle
En ce qui concerne par exemple le droit au séjour de moyenne ou longue durée en France (au delà d’un court séjour touristique ou professionnel), la législation française actuelle fait fonctionner dans la plupart des cas un système de discrimination linguistique. Les lois de 2005 sur la « cohésion sociale », de 2006 sur le « contrat d’accueil et d’intégration » et de 2007 sur « la maîtrise de l’immigration, l’intégration et l’asile », les circulaires de 2006 et 2012 sur la régularisation du droit au séjour des parents d’enfants scolarisés en France, posent toutes un critère de « connaissance » ou de « maitrise » de la langue française.
Ainsi, alors que par ailleurs la loi française impose aux couples mariés d’avoir une vie commune, les conjoints étrangers de Françaises ou d’étrangers/ères résidant en France ne peuvent obtenir de visa ou de carte de résident pour accompagner ou rejoindre leur conjoint et pour vivre en France avec leur conjoint et/ou leurs enfants qu’à condition de faire la preuve d’une connaissance suffisante de langue française comme garantie supposée de leur intégration effective ou potentielle dans la société française. Les règles officielles françaises interdisent ainsi à un couple ou à des parents et enfants de vivre ensemble si l’un des parents est supposé ne pas connaitre suffisamment le français.
On a là une glottophobie institutionnelle à deux niveaux :
– d’une part, on discrimine le droit à la vie commune en fonction de compétences linguistiques en français préalablement exigées de façon arbitraire et abusive sur tous les plans (y compris celui des Droits de l’Homme) ;
– et d’autre part, on discrimine les personnes en fonction de leur(s) nationalité(s) et de leur(s) autre(s) langue(s), car si l’on est ressortissant de l’Union européenne ou d’Amérique du Nord, aucun filtre linguistique n’est opposé au séjour en France.
(...)
Mais un autre monde (linguistique) est possible. Un monde où l’on adapterait les langues aux humains et à leurs besoins plutôt que de forcer les humains à s’adapter aux langues prédéfinies par celles et ceux qui s’arrogent le pouvoir de le faire et d’en faire un moyen de sélection et de domination. Un monde où le respect de l’humain et de sa parole serait préféré au respect de « la » langue. Un monde où toutes les « langues » fonctionneraient sur des pratiques plurielles collectives et autogérées, sans normes prescriptives, c’est-à-dire sans glottophobie, c’est-à-dire sans exclusion de la parole des personnes qui les parlent ni de ces personnes elles-mêmes. Bref, un autre monde : humaniste, juste, équitable et hospitalier.