« J’en veux, ce matin, au juge américain qui, en le livrant à la foule des chasseurs d’images qui attendaient devant le commissariat de Harlem, a fait semblant de penser qu’il était un justiciable comme un autre », Bernard Henri-Lévy, Le Point, 17 mai 2011.
Relire Un troussage de domestique, un ouvrage collectif coordonné par Christine Delphy en 2011, est un petit voyage dans le temps. La lecture est pénible pour qui avait oublié, 14 ans plus tard, l’opération de sauvetage généralisé auquel s’est livrée la quasi-totalité de la classe politique après l’arrestation de DSK. Certains propos (dont le « troussage de domestique » du journaliste Jean-François Kahn n’est qu’un exemple parmi d’autres) tenus par les amis de Dominique Strauss-Kahn, dénonçant qui le « lynchage », qui la « mort médiatique », qui le « cauchemar » d’un grand homme qui aurait été « jeté aux chiens », donnent la nausée.
C’était ignoble et nous l’avions oublié.
Mais ce petit voyage dans le temps permet aussi de mesurer l’obsolescence de certaines manières de faire. En 2011, les féministes ont réagi, vite et bien, mais leur parole était restée minoritaire. Aujourd’hui, pourrait-on sérieusement évoquer l’affaire d’un personnage important accusé d’agression sexuelle et de viol avec l’indifférence au mieux, le mépris au pire, dont a fait l’objet Nafissatou Diallo, la femme de chambre qui a accusé DSK ? Pourrait-on se dispenser des grilles de lecture qui se sont peu ou prou imposées dans les années qui ont suivi, comme celle des violences de genre ? [1]
Une chose subsiste pourtant : la grande machine de défense des hommes puissants, immédiatement mise en branle en cas de danger ; l’incroyable compassion de la classe politique et médiatique, qui se penche, unanime, sur leur (triste) sort et les plaint pour mieux détourner l’attention de leurs forfaits. Dans les deux affaires, en 2011 comme en 2025, journalistes, hommes et parfois femmes politiques s’affairent pour absoudre les intéressés, au nom, parfois, d’un lien d’amitié, qui permettrait de décréter qu’ils ne sont pas ceux que les accusations et/ou les jugements font apparaître. DSK est un autre, Sarkozy est un autre…
« Mon Nicolas, ils ont fini par t’avoir », écrit Didier Barbelivien à propos de Sarkozy dans une lettre ouverte publiée par Le Journal du Dimanche le 26 octobre 2026, la larme à l’œil, avec la passion des vieilles amitiés. « Je suis certain, pratiquement certain qu’il n’y a pas eu une tentative violente de viol, je ne le crois pas ; je connais le personnage, je ne le pense pas », disait Jean-François Kahn de DSK [2]. Mais pourquoi faudrait-il croire Didier Barbelivien ou Jean-François Kahn ? Et précisément ces liens personnels ne forment-ils pas des présomptions de biais ?
Des portraits insensés, des hagiographies complètement extravagantes, dégoulinantes de flagornerie, se sont étalés dans les journaux, sur les plateaux télé. Accusé d’agression sexuelle et de viol, DSK a été décrit comme un « séducteur », un « libertin », un « simple » dragueur, un homme « vigoureux » (sic, Christine Boutin). Mieux encore (et sans aucun rapport avec l’affaire de viol), on a rappelé qu’il était un « brillant économiste », qu’il avait, à la tête du FMI, sauvé le monde de la catastrophe, et même protégé, du haut de sa gouverne bienveillante, les « nations prolétaires » [3].
Dans les deux cas, l’homme singulier s’efface derrière la grandeur de ce qu’il est censé incarner. C’est finalement non pas Sarkozy, mais « la France qui a été humiliée (Kevin Bossuet, CNews), ou rien de moins que « l’État de droit », à cause de sa condamnation à cinq ans de prison ferme. Sarkozy n’est pas celui qui a été condamné avec Claude Guéant et Brice Hortefeux, pour le « pacte corruptif » négocié avec un régime terroriste et ce afin de financer de façon illégale sa campagne de 2007 (financement avéré) ; c’est au contraire, par un retournement incroyable, ladite condamnation, et donc les juges, qui porterait atteinte la dignité de la fonction présidentielle. Quand la justice montre les crimes et délits, c’est apparemment comme quand le sage montre la lune...
L’autre axe de défense consiste à disqualifier ceux et celles de qui viennent les accusations et ainsi détourner l’attention, quitte à proférer les mensonges les plus fous. En 2011, on dit n’importe quoi du système judiciaire étasunien et de la « présomption d’innocence » [4]. En 2025, on explique que Sarkozy aurait été condamné pour une « intention », et non pas des actes, et sur la base d’un « faux » [5]. Les véritables victimes disparaissent très naturellement et on peut parler du « cauchemar » vécu par Nicolas Sarkozy sans jamais dire un mot des 170 victimes de l’attentat contre le DC-10 d’UTA organisé, en 1989, par les services secrets libyens, dont un certain Abdallah al-Senoussi, rencontré par Guéant et Hortefeux : des « victimes, reconnues comme telles par le tribunal », explique encore Fabrice Arfi de Mediapart.
Les regards, navrés et sévères, se tournent vers les prétendus « juges idéologisés » qui auraient voulu « se faire Sarkozy ». Le 21 octobre 2025, le jour de son incarcération, quelques dizaines de personnes dont le rassemblement est longuement relayé par les médias, viennent ainsi crier « À mort les journalistes, à mort les juges » devant le domicile de leur héros. Parmi les journalistes, Mediapart (qui, selon Finkielkraut, devrait, lui, être condamné), est érigé en cible numéro un.
En 2011, la victime n’a certes pas complètement disparu. Mais, après que le puritanisme des États-Unis a été pointé du doigt, Nafissatou Diallo devient rapidement suspecte, accusée d’avoir touché un « gros chèque », le « jackpot », grâce à la procédure au civil.
Mais le plus hallucinant dans les deux cas est de voir étalée de façon explicite, la revendication du deux poids deux mesures. « Le mot malfaiteur appliqué à un président de la République… », se désole le commentateur Jérôme Jaffré le 25 septembre 2025 sur France 5 : un mot qui devrait être réservé aux malfrats de banlieue ? Pour Kevin Bossuet, de CNews, il semble que Sarkozy ne puisse être envoyé en prison par le seul fait qu’il a été un « chef d’État », et même un « excellent président ». Et c’est en monarchiste quasiment assumé que Pascal Praud, parle lui, de « seconde mort du roi » dans Le Journal du Dimanche du 26 octobre.
En 2011, les hommes blancs et riches ont serré les coudes comme jamais : comme l’a dit BHL, DSK n’était pas un justiciable comme un autre. Inadmissible, selon Sylvie Pierre-Brosselette du Point, le fait que DSK ne soit « pas mieux traité que les malfrats de couleur déférés avant et après lui devant le juge ». En 2025, la solidarité de classe et de caste reste totale.
Le traumatisme est profond en effet et les dommages de l’affaire DSK considérables pour les élites françaises. Alors que depuis le début des années 2000, elles s’efforçaient de circonscrire la question du sexisme aux banlieues et aux hommes racisés, musulmans notamment, cette géographie vole soudainement en éclat. En 2011, le mythe du « violeur au-delà du périph, séducteur en deçà » comme l’écrivait Najate Zouggari, s’est effondré. Il n’y a de violeurs que dans les caves de cités ? Après l’affaire DSK, on peut dire qu’il y en a dans les plus belles suites du Sofitel de New York.
Biais de classe, de caste et de race, mais aussi biais de genre subsistent dans l’affaire Sarkozy à travers la figure de l’épouse parfaite et dévouée. Carla Bruni a remplacé Anne Sinclair, cette « femme admirable d’amour et de courage » célébrée par Bernard Henri-Lévy, maillon du couple parfait et parfaitement bourgeois dont parlait Sophie Courval dans Un troussage de domestique, qui exige que la femme « comprenne » et accompagne son mari, aussi volage (et violent) soit-il.
En 2011 comme en 2025, tout cela se voit. Et ces traumatismes pas digérés et donc très mal gérés par les élites françaises, donnent lieu à d’immenses opérations de dévoilement. Que les sauvetages de Sarko et de DSK, passent par la négation ou la relativisation des pires crimes, crime terroriste d’un côté, viol de l’autre, est révélateur. Sur les plateaux télé en réalité, on ne voit que cela même qu’elles voudraient masquer : un microcosme corrompu, habitué aux privilèges et à l’impunité, foncièrement hostile au principe constitutionnel d’égalité de traitement, certain de pouvoir s’y soustraire, paniqué quand cela ne semble plus être le cas.
Dans son livre La domination et les arts de la résistance, James Scott compte, parmi les petits gestes et les paroles proférées secrètement, la malédiction que les dominés, les esclaves notamment, appellent sur la tête de leurs agresseurs. Il évoque aussi la joie que de nombreux Noirs ont ressenti après le naufrage du Titanic en 1912 quand de riches blancs embarqués dans leur navire de luxe avaient péri, encore parés de leurs plus beaux atours : le sentiment d’une justice immanente, renommé « joie mauvaise » et « médiocre » par Pascal Praud, juché sur son petit tabouret de courtisan du roi.
Comme la misandrie ne fait pas un programme féministe (mais peut en être un combustible), ces affects, pure conséquence de l’oppression, ne forment pas une stratégie politique. Mais cet « infra-politique » dit quelque chose de l’attitude des dominés devant le sort des dominants. La lucidité se mêle aux profondes jouissances que peut susciter la chute des puissants. Et comment ne pas imaginer que de nombreux « jeunes (ou moins jeunes) de banlieues », incriminés directement ou indirectement par l’infamant « racaille » que Nicolas Sarkozy jetait à la figure des habitants des cités il y a vingt ans, ne se réjouissent pas de le voir découvrir la dure réalité de la prison ?
Jamais personne n’a cru et ne croira à l’innocence, ni de Dominique Strauss-Kahn ni de Nicolas Sarkozy. Dominique Strauss-Kahn, séducteur ? Il aime les femmes ? Quelle blague obscène. Nicolas Sarkozy victime ? Un grand président ? A d’autres ! Sans doute leurs amis non plus n’y croient pas, mais ils ne l’avoueront jamais.
Quant à nous tous et toutes, nous pouvons espérer que, en 2025 comme en 2011, d’autres vannes s’ouvrent, ainsi que d’autres horizons politiques. L’affaire DSK a été un tournant, et il a aussi préparé le #MeToo français quelques années plus tard. Rappelons-le : #MeToo n’a pas été un moment où la parole des femmes s’est libérée, mais où elle a soudainement été plus entendue, notamment au sein d’une élite politique et médiatique qui n’avait, avec l’abominable traitement de l’affaire DSK, manifestement pas réussi son coup.
Les discours pro-Sarko aujourd’hui nous sidèrent, mais le spectacle d’une élite traumatisée, paniquée comme un animal pris dans les phares d’une voiture, empêtrée dans ses mauvais éléments de langage, rend possibles d’autres récits, nourris par l’exigence de justice et de vérité et par l’aspiration de chacun-e de nous à l’égalité de traitement.
Source : @harrycow.bsky.social.



