Le 7 janvier au journal de 2O heures sur TF1, le présentateur parle du voyage de Ségolène Royal en Chine : grande muraille, réceptions, etc., et tout à coup : « elle n’a pas osé parler directement des droits de l’homme, elle a parlé à la place (sic) des droits humains ». A peine le temps de m’étonner qu’une autre surprise suit - l’ interview de François Bayrou sur le même sujet : « Elle a tourné autour du pot, elle a employé tant de périphrases et d’euphémismes, elle manque de courage... » (je cite de mémoire).
Ainsi, pour le présentateur comme pour Bayrou, les droits humains et les droits de l’homme ne sont pas la même chose ; les premiers ne seraient qu’ une « périphrase », un « euphémisme » pour parler des seconds.
Plus étonnant encore, Le Monde daté du 8 janvier. « A Pékin, Mme Royal cherche à concilier mondialisation et « droits humains » », ainsi est titré l’article d’Isabelle Mandraud, envoyée spéciale. Et dans le reste de l’article, les droits humains sont chaque fois entre guillemets ET en italiques ! Comme pour bien s’en distancer, en souligner l’étrangeté. Pourtant il s’agit de mots français, et de la traduction exacte du titre de la convention qui fait autorité internationalement, et nationalement - en France - aujourd’hui. Et celle-ci n’est PAS la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, mais la déclaration universelle des droits humains élaborée aux Nations - Unies le 10 décembre 1948 par 58 pays, et ratifiée par des centaines d’autres depuis.
L’envoyée spéciale Isabelle Mandraud n’a pas l’air de connaître cette déclaration. Elle écrit que « Mme Royal a choisi d’utiliser le vocable « droit humain », terme anglo-saxon, sans connotation de genre, plus large que le terme droit de l’homme, mais moins axé sur les libertés individuelles. »
Tout ceci est surprenant, et même carrément surréaliste. Qu’essaie-t-on de faire croire aux lectrices et lecteurs ? Que « droits humains » et « droits de l’homme » désignent deux ensembles de règles différents ? Qu’il y a les droits humains pour les « Anglo-saxons » et ceux pour les Français ? Et pour le reste de la planète, il y a quoi ? Tout ceci est absurde : il n’y a qu’une règle, du moins pour l’immense majorité des pays qui a ratifié la déclaration universelle de 1948 et les déclarations de l’ONU suivantes.
Ces déclarations ont bien entendu été rédigées au départ dans une langue, et cette langue, c’est la langue internationale de facto, l’anglais ( les Français ont du mal à accepter cela, demandent « pourquoi pas le français, comme avant ? » et semblent penser qu’on peut revenir en arrière. On ne peut pas). Puis elles ont été traduites dans toutes les langues. Et tous les pays ont traduit littéralement, et loyalement, le « Human Rights » de la déclaration. Tous, sauf les Français.
Comment peut-on prétendre que « droits humains » est un terme anglo-saxon, sauf à ne l’avoir jamais entendu ou lu dans les autres langues ? Les Italiens disent-ils « Diritti del uomo » ? Non, ils disent « Diritti humani ». Les Espagnols disent-ils « Derechos del hombre » ? Non, ils disent « Derechos humanos ». Idem en grec, etc. Et en occitan on dit « drets humans » (ce qui, je pense, se passe de traduction).
A supposer qu’une journaliste, un présentateur de télé, un homme politique de mauvaise foi (son droit humain le plus strict) n’aient pas ces connaissances élémentaires, n’est-il pas du devoir des rédactions de les leur rappeller ? A supposer que les Français croient vraiment que « droits de l’homme » et « droits humains » sont deux choses incomparables, n’est-il pas du devoir des médias de les informer ?
Or ici, on n’a pas informé, on a désinformé. Le présentateur de TF1 ne devait pas prétendre qu’il s’agit de deux choses différentes ; l’envoyée spéciale du Monde ne devait pas écrire une chose fausse - ni d’ailleurs employer l’expression « anglo-saxon ». D’abord parce qu’elle ne veut rien dire : dans le monde anglophone, qui s’étend de l’Inde à la Nouvelle-Zélande et du Royaume - Uni à l’Afrique du Sud, les Angles et les Saxons du 6è siècle ne représentent plus grand chose. Ensuite, parce qu’elle est raciste, caractérisant une fédération linguistique de façon ethnique.
Alors, pourquoi cette désinformation ? Qu’est-ce qui est en jeu ? Qu’est-ce qui est visé, qu’est-ce qui est accompli par le fait de laisser supposer que les droits humains en France seraient substantiellement différents de ceux des autres pays, et notamment des pays de langue anglaise ( par exemple qu’ils seraient plus « axés sur les libertés individuelles ») ?
Mais pourquoi, dira-t-on, pourquoi d’abord la France a-t-elle refusé de traduire correctement « Human Rights » ? N’est-ce pas justement pour « la connotation de genre », en clair pour garder les droits humains pour les hommes ? Les défenseurs de l’expression disent que, là , « l’homme » inclut les femmes. Et pourquoi là et pas ailleurs ? Et comment sait-on quand les femmes sont incluses et quand elles ne le sont pas ? On ne le sait pas : certains prétendent que c’est quand le « h » de « homme » est écrit en majuscules : « Homme ». Les dictionnaires n’ont jamais entendu parler de cette distinction, qui, si elle existait, ne s’entendrait de toutes façons pas à l’oral. Et un sondage de 1998 montre que pour la population ordinaire les « droits de l’homme » sont les droits des hommes. Par opposition aux femmes.
Ce qui conduit à une autre dérive différencialiste : on entend parler depuis trois décennies des droits... des femmes. C’est quoi, en droit international ? Tout simplement l’application des droits humains aux femmes (il n’y a pas dix mille droits fondamentaux, sinon ils ne seraient pas fondamentaux). Mais en français franchouillard ça donnerait : « l’application des droits de l’homme aux femmes », ce qui sonne bizarre, et ne se fait pas. Insister pour conserver le vocable archaïque « droits de l’homme » oblige donc aujourd’hui à le compléter par le vocable « droits des femmes » ; cette coexistence renforce l’idée que si les hommes et les femmes n’ont pas les mêmes droits, ce n’est pas l’effet de l’oppression et justement du déni de droits, mais parce qu’il s’agit de deux populations si différentes qu’elles n’ont pas besoin des mêmes droits.
Un autre mobile de cette désinformation est le refus de perdre la position en flèche qu’a eue la France... il y a plus de trois siècles. En effet, dans les querelles incessantes que les féministes ont avec la Ligue des Droits de l’homme, leur demandant de se renommer « Ligue des droits humain », sinon pour l’amour des femmes, au moins pour les rapports avec leurs organisations sœurs d’autres pays, la LDH nous a toujours répondu la même chose. Elle veut garder la référence à la déclaration des droits de l’homme et du citoyen et à la révolution française : elle préfère la dimension temporelle qui la relie au passé à la dimension spatiale qui la relie au reste du monde. Un choix révélateur, à la fois cause et effet du rapport paradoxal que ce pays entretient avec l’universel (et qu’on examinera une autre fois).
La position de la LDH n’est en effet qu’un exemple parmi d’autres d’une caractéristique française plus générale : l’envie de rester chez soi, de fermer sa porte au monde extérieur peuplé d’étrangers peut-être hostiles et en tous les cas pas comme nous, et, tous rideaux tirés, d’allumer des bougies devant ses vieilles photos de star sur le déclin ; « moi en République », « moi en Maréchal Bugeaud », « moi quand j’étais le Pays des Droits de l’Homme », « moi à Londres... à droite c’est De Gaulle... ».
Tout ça est compréhensible, et la nostalgie aussi, mais c’est comme le reste : à consommer avec modération. A force d’en abuser, ce pays fait régulièrement de véritables crises de solipsisme (maladie philosophique consistant à croire que le monde hors de vous n’existe pas), de cocoriquisme (maladie infantile poussant à crier : « c’est moi qui l’ai vu le premier ! »), de chauvinisme (maladie tous-âges qui fait voir tout ce qu’on a comme « le mieux » : notre eau, notre air, notre sécu, notre code civil, notre code de la route, notre « modèle d’intégration »,etc.). Autant de symptômes qui signalent la tentation communautariste .
Une version plus courte de ce texte est paru dans Politis, n° 935, 18 janvier 2007