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Le « dogme intouchable » de la frontière éternelle
On ne voudrait pas trop appuyer sur ce qui fait mal, car, en dépit des discordes qui opposent le clan des chaisières et celui des patriotes au sein de cette pittoresque famille qu’est la gauche française, face à nos adversaires communs on aura sans doute d’autres occasions de se retrouver du même côté de la barrière. Mais, tout de même, on ne peut s’empêcher de s’étonner.
Comment un penseur habituellement aussi affuté que Lordon peut-il noircir des pages et des pages et donner des interviews pour ridiculiser un texte en faveur de l’accueil des migrants, mais ne rien dire de la façon dont s’organise leur non-accueil, ou de la manière dont les chaînes d’information nous conditionnent à tenir pour raisonnable de laisser les gens crever ? Pourquoi son camarade, pourtant biberonné à la critique des médias, ne prend-il pas un moment en direct pour gifler la question de son intervieweur (« alors, vous êtes pour accueillir tous les migrants ? »), mais choisit au contraire d’en conforter les biais par une réponse digne d’un ancien notable du Parti socialiste (« mais bien sûr que non, quelle idée ! ») ? Parce que l’on décide que les migrants, ce n’est pas du « social », on peut s’affranchir de toute critique des représentations dominantes ?
Ces questions, à vrai dire, ne sont pas nouvelles. En 1997, lors du mouvement des sans-papiers de Saint-Bernard, le Gisti (Groupement d’information et de soutien aux travailleurs immigrés) avait déjà testé la difficulté de rendre audible à gauche un discours cohérent sur le sujet. « Si l’on veut interrompre l’escalade de la répression, écrivait sa présidente d’alors, Danièle Lochak, il faut accepter de remettre en cause ce qui est à la racine même de cette escalade et de cette répression, à savoir la fermeture des frontières ; il faut avoir le courage de s’attaquer au dogme intouchable et que personne n’ose contester, de peur d’être taxé d’irresponsabilité, qui considère celle-ci comme inéluctable. »
Dans son article, Danièle Lochak citait l’écrivain autrichien Stefan Zweig, qui, un an avant son suicide en 1942, observait dans Le Monde d’hier : « Rien peut-être ne rend plus sensible le formidable recul qu’a subi le monde depuis la Première Guerre mondiale que les restrictions apportées à la liberté de mouvement des hommes et, de façon générale, à leurs droits. [...] Constamment nous [éprouvions] que nous étions des objets, non des sujets, que rien ne nous était acquis de droit mais que tout dépendait de la bonne grâce des autorités. »
On ne peut pas dire qu’à cet égard nous ayons fait des progrès considérables. Il y a un mois, une étude du Transnational Institute (TNI), une ONG basée aux Pays-Bas, indiquait que, depuis le début des années 1990, les pays membres de l’Union européenne avaient érigé environ mille kilomètres de murs frontaliers, soit six fois la longueur de l’ancien Mur de Berlin.
Penser l’impensable
Alors on va nous dire : ok, très bien, mais vous avez pensé à ce qui se passerait si on l’abattait les frontières pour de bon ? Ce serait l’invasion ! Le grand-remplacement ! Notre marché du travail et notre système de protection sociale n’y survivraient pas ! En réalité, quand on se penche un tantinet sur l’affaire, on est surpris de constater que les conséquences d’une telle mesure ne seraient pas nécessairement aussi apocalyptiques que le bon sens commun le voudrait. Comparées aux effets du système actuellement en vigueur, il y a même de fortes chances qu’elles s’avéreraient bénéfiques, pas seulement pour les non-Français.e.s ou les non-Européen.ne.s, mais pour tout le monde.
C’est ce qui ressort par exemple d’un recueil du Gisti paru en 2010, Liberté de circulation : un droit, quelles politiques ?. Ses auteurs ne sont pas des anarcho-autonomes armés de barres à mine, mais des chercheurs, juristes, économistes, politologues, le genre de personnes à qui d’habitude l’académie des savants prête l’oreille. En dix chapitres, ils explorent le scénario d’une abrogation des frontières et tentent d’en évaluer le coût politique, économique et social. Évidemment, les paramètres pris en compte à l’époque ne correspondent pas complètement à la situation actuelle. Aucune expertise, aussi sérieuse soit-elle, ne saurait par ailleurs être tenue pour parole d’évangile.
Il n’en demeure pas moins que le fruit de leur travail paraît suffisamment probant pour que l’on se donne au moins la peine de ne pas ignorer sa conclusion. Laquelle se résume à peu près à ceci : pour « contrer les politiques actuelles d’emmurement du monde et les tentatives d’assignation à résidence des populations du Sud », il n’y a pas trente-six solutions. Soit l’on s’accommode de ces politiques, soit l’on se décide enfin à régler son sort à l’institution qui les matérialise – ou, du moins, à considérer cette option autrement que par le mépris.
On ne listera pas ici les arguments qui plaident en faveur du scénario retenu, cela nous emmènerait trop loin. Quiconque a la curiosité intellectuelle de les examiner se rapportera au recueil du Gisti, consultable sur Internet. On n’en fera pas un drame si Frédéric Lordon souhaite les reléguer, eux aussi, dans l’infini sidéral du « néant de la pensée ». On n’espère pas le convaincre d’empoigner un marteau de forgeron pour aller se ruer à l’assaut du poste-frontière de Menton-Vintimille [1]. Nos ambitions sont plus modestes. Si Lordon et celles et ceux qui partagent sa façon de voir pouvaient admettre que les frontières ne sont pas nos amies et que l’idée de leur suppression mérite au moins d’être pensée, à défaut d’être partagée, ce serait déjà un immense progrès.
Le barbelé, un marché qui ne connaît pas la crise
Cette affaire peut paraître théorique, voire totalement déconnectée d’un monde réel où, d’après les sondages, une majorité de Français estiment qu’il y a déjà trop d’étrangers dans leur pays, et où le spectre de frontières réduites en petits tas de cendres fumantes déclencherait certainement des émeutes, et pas seulement à l’extrême droite. Elle a pourtant, des implications politiques tout à fait concrètes.
À force de condescendance pour le « No border », le dirigeant ou le stratège sont assez logiquement conduits à se détourner de la question, à la juger accessoire par rapport aux « enjeux sociaux bien de chez nous ». Ce faisant, ils passent à côté d’un aspect du sujet auquel la gauche, y compris dans sa version empatriotée, gagnerait à s’intéresser urgemment : le coût politique, économique et social des frontières, non en tant que concept, mais dans leur forme réelle et contondante. Laquelle se caractérise non seulement par ses effets homicides sur les populations de l’extérieur, mais aussi par l’extension d’un système de contrôle qui menace les droits et les libertés de celles vivant à l’intérieur.
Depuis une quinzaine d’années, l’Europe est engagée dans une lutte de plus en plus frénétique contre l’immigration irrégulière. Selon le Transnational Institute, le marché du flicage aux frontières, évalué à 15 milliards d’euros en 2015, devrait doubler et dépasser le montant pharamineux de 29 milliards par an à partir de 2022. Le « xénophobie business », pour reprendre le titre du livre de Claire Rodier [2], engraisse les gros industriels du secteur, comme Airbus, Sagem, Finmeccanica ou Siemens. En octobre dernier, la Commission de Bruxelles annonçait fièrement son intention de multiplier par sept les effectifs de Frontex, l’agence européenne de garde-côte et de garde-frontières, qui passeront de mille cinq cents à dix mille d’ici 2020. Elle est restée plus discrète sur le versant technologique et entrepreneurial de son programme.
Dans le cadre d’Eurosur, le « système européen de surveillance des frontières », entré en vigueur en 2013, l’UE va se doter d’une nouvelle génération de satellites, de drones et de montgolfières conçus pour traquer de plus encore les mouvements de groupes humains depuis le ciel. Commandés à Airbus, fleuron du génie aéronautique franco-allemand, dont le chef de la FI ne rate jamais une occasion de célébrer la composante tricolore, les satellites radar TerraSar-X et Tandem-X serviront à repérer, tracer et signaler à Frontex les embarcations présentant un « comportement suspect », comme par exemple des brusques changements de cap ou de vitesse.
Pour mesurer le niveau de quadrillage rendu possible par un tel dispositif, il faut avoir en tête ce à quoi aboutit le système déjà en vigueur. Eurosur a permis la localisation en septembre d’un bateau de pêche tunisien dont l’équipage venait de sauver quatorze migrant.e.s en mer Méditerranée. Suite aux informations aussitôt retransmises par Frontex aux autorités italiennes, les six pêcheurs se virent accusés de « trafic humain » et emprisonnés en Sicile, avant d’être relâchés quelques jours plus tard.
Parmi eux, Chamseddine Bourassine, connu dans sa ville de Zarzis en Tunisie pour avoir participé à plusieurs opérations de sauvetage. Ses mouvements en mer sont maintenant épiés depuis l’espace. Grâce aux nouveaux outils de surveillance de l’UE, la criminalisation des réseaux de solidarité avec les migrants risque de prendre des proportions proprement délirantes.
Quand la frontière va, tout va
Il est tout de même troublant à cet égard que la France insoumise, d’ordinaire si prompte à dénoncer Bruxelles et l’oligarchie, accorde aussi peu d’attention au complexe sécuritaro-industriel qui enfle et prospère sous nos nez. Dans son programme électoral de 2017, « Avenir en commun », le sujet était certes mentionné en deux phrases : « Les politiques migratoires de l’UE sont avant tout des politiques sécuritaires qui se matérialisent par des murs érigés par de nombreux pays. Cela se traduit par la fermetures des frontières (via le rétablissement des contrôles et l’ouverture de hot spots) et par leur militarisation (moyens supplémentaires alloués à Frontex, dont le mandat est militaire et sécuritaire). »
Mais cette brève évocation ne semble guère inspirer les porte-parole et penseurs du mouvement, qui ne l’évoquent jamais, même quand l’actualité leur tend la perche.
La Commission européenne vient ainsi d’annoncer la mise en place à titre expérimental d’un système de « détecteurs de mensonge » aux frontières, testé en ce moment même sur quatre points de contrôle en Lettonie, Grèce et Hongrie. Cette merveille d’innovation, brevetée par des informaticiens de l’Université de Manchester sous le nom startuppesque de « iBorderCtrl », prétend « discerner parmi trente-huit micromouvements imperceptibles à l’œil nu les déclarations mensongères des voyageurs en filmant leurs visages à l’aide d’une webcam ».
C’était peut-être l’occasion de dire un mot du déluge de supervision technologique qui crible nos allées et venues, celles des étrangers comme des autochtones. Au lieu de quoi, on préfère gourmander ces affreux gauchistes qui veulent cisailler des clôtures.
Alors, oui, on a bien compris que, dans la configuration politique présente, un leader de gauche qui battrait campagne pour l’abrogation des frontières n’aurait pas tellement plus de succès qu’en 1997, sans doute même un peu moins. Le réalisme, on sait ce que c’est, on nage dedans comme tout le monde. Mais est-ce vraiment trop attendre du parti de la « révolution citoyenne » qu’elle considère la chasse aux migrants et la débauche de moyens de coercition qui la rend possible comme un sujet politique à part entière ?
D’autant qu’à rebours du modèle occidental, des exemples concrets existent qui mériteraient d’être portés à la connaissance de l’opinion. L’Ouganda, par exemple, mène une politique d’ouverture des frontières qui se traduit par la présence sur son territoire de près d’un million et demi de réfugiés, majoritairement soudanais et congolais. Sa législation dans ce domaine force le respect : migrantes et migrants, qui continuent d’affluer en nombre, disposent d’un droit d’accueil et d’installation automatiques. Chaque ménage, à son arrivée, reçoit de l’État un terrain de 2500 mètres carrés, dont la mise en culture peut lui permettre de subsister à ses besoins.
L’Ouganda est pourtant classé parmi les vingt pays les plus pauvres du monde, avec un PIB par habitant trente fois inférieur à celui de la France. Si, par ailleurs, ses dirigeants corrompus n’inspirent pas nécessairement la plus vive sympathie, l’Agence des Nations-Unies pour les réfugiés (HCR) a félicité en février 2018 le « gouvernement et le peuple de l’Ouganda, qui manifestent depuis des décennies une hospitalité et une générosité extraordinaires en partageant leurs terres et leurs ressources ». Il serait intéressant d’y regarder de plus près, pour vérifier si ces mesures n’obéiraient pas à des considérations plus prosaïques, liées par exemple à leurs effets positifs pour la collectivité.
Homme blanc et angle mort
Autre cas stimulant, l’Équateur. Ce pays d’Amérique latine, qui accueille nombre de réfugié.e.s en provenance du Pérou et de Colombie, mais aussi du Venezuela, s’est doté en 2017 d’une loi dite de « mobilité humaine » qui leur confère des droits dont ne peuvent que rêver celles et ceux qui arrivent jusqu’à chez nous : délivrance dès les premiers mois d’un document d’identité semblable à celui des Équatoriens, accès immédiat au marché du travail légal, naturalisation après trois ans de séjour, etc.
Ce n’est certes pas une ouverture des frontières stricto sensu, Frédéric Lordon pourrait même y trouver matière à illustrer sa théorie des « frontières plus intelligentes », mais ce régime est infiniment plus hardi que celui proposé par la FI – raison peut-être pour laquelle il s’abstient de le mentionner.
Pendant ce temps, en Europe, la course à l’innovation dans le domaine de la surveillance aux frontières n’a pas fait passer de mode les herses et les barbelés, bien au contraire. À Ceuta et Melilla, les deux enclaves espagnoles sur la pointe nord du Maroc, les rangées de concertina à lames de rasoir (mises en place en 2005 par le gouvernement « socialiste » de José Luis Zapatero) sont toujours un cauchemar sanglant dressé devant les passe-murailles. Parfois ils y meurent, l’artère sectionnée, le plus souvent ils en reviennent avec des plaies ouvertes.
La « corde du diable » fait aussi partie du décor sur l’île de Lesbos, en Grèce, où les milliers d’exilé.e.s parqué.e.s dans une prison à ciel ouvert endurent des conditions de vie décrites comme « abjectes » par le HCR. Trois enfants y ont tenté de se suicider en octobre et novembre. Pendant ce temps, Jean-Luc Mélenchon expliquait à Paris qu’il n’était « pas d’accord pour faire comme si l’immigration était quelque chose de naturel, de désirable, de souhaitable ». Tous ces gens qui ne pensent qu’à dérouler le tapis rouge aux migrant.e.s, quel souci majeur, en effet...
Et la politique d’externalisation, rien à en dire non plus ? Tous ces accords passés par l’UE avec des États comme le Soudan, l’Érythrée ou le Niger (sans parler évidemment de la Libye), afin qu’ils empêchent leurs habitant.e.s de partir et nous épargnent la tâche de les stopper nous-mêmes ? Ces centaines de millions d’euros dépensés par l’Europe pour armer les garde-frontières de pays parmi les plus pauvres au monde et financer des régimes qui laissent un nombre incalculable de candidats au voyage mourir de soif dans le désert – tout cela ne serait donc pas un sujet digne de considération pour un parti aussi à cheval sur les questions de souveraineté ?
Même si, dans le cas présent, il s’agit moins d’un abandon de souveraineté que d’une vassalisation, ou d’une prestation de service, pourquoi une gauche soucieuse d’« éducation populaire » ne prend-elle pas un peu de temps pour expliquer à l’opinion de quoi il retourne ? Ne serait-ce pas une bonne occasion d’informer ces « petites gens » dont on convoite les suffrages que, dans ce domaine, la brutalité des gouvernements d’extrême droite italien et hongrois s’accorde parfaitement au cynisme des dirigeants bourgeois français et allemands ? Ne serait-ce pas un outil pédagogique utile pour éclairer le fonctionnement et les « valeurs » de l’Europe ?
Si les tribuns de la FI ne parlent jamais de ces choses, ou si peu, c’est sans doute parce qu’ils sont confrontés à deux problèmes. Le premier, c’est qu’ils pensent que les « petits Blancs » qui peinent à remplir leur frigo sont nécessairement racistes et qu’on jouerait perdant à leur tenir un discours offensif sur le sujet. On préférera, comme le député Alexis Corbière, poster sur les réseaux sociaux une photo de sa paire de pantoufles tricolores. Ou crier au scandale lorsqu’une étudiante voilée a le malheur d’accéder à un poste de responsabilité dans l’appareil du syndicat Unef, comme s’y sont astreints plusieurs ténors de la FI en mai dernier.
Parmi les personnes engagées dans les réseaux de solidarité avec les migrants, il y a des gens qui vivent correctement, mais aussi des précaires, des chômeuses, chômeurs, smicardes, paysans, immigrés. Spéculer sur une xénophobie instinctive des classes populaires, ce n’est pas se faire d’elles une bien haute opinion, ou peut-être ne pas les connaître aussi bien qu’on le prétend.
L’anticapitalisme à la rescousse de la xénophobie
Le second problème tient à la consistance de la ligne politique. Les « frontières plus intelligentes » de Lordon, cette idée que l’on pourrait mener une politique migratoire qui serait à la fois de gauche et point trop accueillante, où l’on régulariserait peut-être les sans-papiers « qui travaillent » mais sans préciser ce que l’on entend au juste par là ni ce qu’il adviendrait des autres, où l’on parle de traiter convenablement les demandeurs d’asile mais sans indiquer ce que l’on fera de Frontex, de la convention de Dublin et des centres de rétention, où l’on promeut le « bon usage » des barbelés quand ceux-ci ne cessent de croître et de s’épaissir tout autour de nous, où l’on ménage tantôt la chèvre, tantôt le chou, un tel projet n’est pas commode à faire tenir debout.
Au milieu d’une Europe tétanisée, en proie à une amputation générale du droit d’asile et à une inflation effrénée des moyens de contrôle, de surveillance et de répression, on ne voit pas bien comment la France insoumise, une fois au pouvoir, s’y prendrait pour appliquer ses propres préconisations.
Peut-être bien, au fond, que son réformisme prudent et imprécis dans ce domaine n’est pas tellement plus « réaliste » que l’abominable radicalité des « No border » – laquelle, redisons-le, a au moins le mérite d’être cohérente.
Et cela ne s’arrange pas quand la FI, pour se redonner une contenance sur sa patinoire programmatique, s’accroche à cet autre argument de béton : plaider pour l’accueil des réfugiés reviendrait à consentir aux raisons pour lesquelles ils ont quitté leur pays. « Je ne peux accepter que l’on considère comme une fatalité les conséquences de la mondialisation capitaliste », s’emportait le 28 septembre Manuel Bompard, le directeur de campagne de la FI, en réaction au manifeste de Politis-Regards-Mediapart. « Je ne suis pas d’accord pour qu’on renonce à traiter les causes de l’immigration : vivre et travailler au pays ce n’est pas juste pour les bobos en France », martelait au même moment Jean-Luc Mélenchon sur France 3.
Le sous-entendu qui assimile la défense des migrant.e.s à un caprice d’urbain à trottinette accro au quinoa était relayé au même moment en Allemagne par Sahra Wagenknecht, de façon encore un peu plus explicite. La dirigeante historique du parti de gauche Die Linke exècre la « culture de l’hospitalité sans frontières ». Lorsqu’elle tonne que « l’ouverture au monde, l’antiracisme et la protection des minorités constituent un label de bien-être qui sert à cacher la redistribution des richesses opérant du bas vers le haut et à donner bonne conscience à ceux qui en tirent avantage [3] », ils sont ne sont pas rares, à la FI, à applaudir de bon cœur.
Début octobre, Mélenchon enfonçait le clou sur son blog, mais sous un angle inédit. Vouloir jeter à bas les frontières, explique-t-il, c’est « renoncer purement et simplement à toute action politique contre les causes du départ. Cela revient à amnistier la responsabilité des gouvernements français et de la France-Afrique dans la misère et la corruption. Et surtout cela amnistie l’Union européenne, pourtant particulièrement impliquée par ses soi-disants “partenariats économiques” et ses “accords de pêche”. »
Pour le coup, on ne peut que saluer la clairvoyance mélenchonienne : rien ne saurait être plus impératif en effet que de cesser le pillage du continent africain. Non pour dissuader ses habitants de voyager, mais parce que c’est le minimum qui leur est dû. En présentant la nécessaire rupture avec les traités de libre-échange comme un moyen de stopper les mouvements migratoires, le fondateur de la FI semble dire aux Africains : « Dès qu’on arrêtera de financer vos régimes et de vous dépouiller de vos ressources, vous serez bien gentils de rester chez vous. »
Un autre Lordon est possible
Mais ce n’est pas ainsi que cela fonctionne. À supposer que, dans un avenir que l’on souhaite proche, sous l’effet d’on ne sait trop quelle révélation miraculeuse ou de contrainte extérieure, les pays du Nord mettent fin à leur politique de prédation économique et s’engagent sur la voie d’une redistribution des richesses en direction du Sud, on sera encore très loin d’avoir réglé nos dettes. Du commerce des esclaves à la spoliation des matières premières en passant par le colonialisme et ses diverses résurgences contemporaines, ce n’est pas comme si, au fil des siècles, l’Europe avait spécialement gâté le continent africain.
Le jour où les populations du Sud commenceront à ne plus supporter le poids de nos insatiables intérêts commerciaux et géopolitiques, elles resteront toujours les bienvenues, car, comme le stipule la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, brûlot « No border » bien connu, toute personne a le « droit de circuler librement » ainsi que de « quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ».
Or on ne quitte pas seulement sa tanière pour fuir les guerres et les privations, mais aussi par curiosité et envie de goûter à d’autres horizons, parfois même pour enfiler des bermudas et un chapeau de paille. Allez donc expliquer aux Français ayant de la galette que, puisqu’ils vivent en paix et mangent à leur faim dans leur pays, ils ne doivent plus passer leurs vacances au Sénégal ni s’« expatrier » au Maroc – étant entendu qu’un Français qui migre n’est pas un migrant, puisqu’il a reçu, par faveur spéciale de l’académie, l’appellation plus valorisante d’« expatrié ».
En attendant, l’opposition à la « mondialisation capitaliste » est une bien mauvaise excuse pour mégoter son soutien aux passe-frontière. Nul besoin d’attendre le grand soir pour rétablir un droit d’asile digne de ce nom, dissoudre la police aux frontières, convertir les 4,5 millions de mètres carrés de bureaux vides de la région parisienne en lieux d’hébergement et transformer les centres de rétention en piscines à balles ou en auberges de jeunesse autogérées – il y a tant de choses que l’on peut faire tout de suite, là, ici, maintenant.
Tout ça pour dire que, face aux frontières, « l’homme qui n’avait pas d’étoile » me paraît meilleur juge que l’homme qui voulait fermer les bourses. Plutôt Kirk Douglas que Frédéric Lordon.
Cela étant, on aurait tort bien sûr de trop se fier aux cowboys. Comme le rappelle Olivier Razac dans son Histoire politique du barbelé, la figure du vacher épris de grands espaces n’est qu’un ersatz, confectionné à l’usage du public américain blanc des années 1950, du vrai protagoniste de cette histoire, celui que le barbelé a éliminé plus sûrement que la variole, le chemin de fer et les armes à feu.
« La perte de la dimension épique liée au Far West est associée à la perte de l’espace libre, du nomadisme et de l’égalitarisme – soit trois valeurs fondamentalement indiennes », explique Razac. Parce qu’il « favorise d’une manière décisive la fermeture de la frontière », mais aussi parce qu’il facilite dès la fin du 19ème siècle le « lotissement du peu de terres indiennes qui restent », le barbelé a « créé les conditions de la disparition physique et culturelle de l’Indien ».
Un siècle et demi plus tard, il faudrait hésiter encore à sortir les cisailles ?