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Du sexisme et de l’homophobie dans le rap... et en dehors

Extraits de Know what I mean ? (Deuxième partie)

par Michael Eric Dyson
24 décembre 2022

« Les mots sont importants, que ce soit comme moyen d’ascension sociale ou comme issue à la souffrance à la misère. Le discours permet de dénoncer comment la pauvreté marque des quartiers et des communautés. Il permet d’affronter l’omniprésence de l’idéologie suprémaciste blanche qui refuse de reconnaitre notre humanité. » Ces propos de Michael Eric Dyson sont extraits d’un passionnant livre d’entretiens sur le rap, intitulé Know what I mean ?. Son auteur, Michael Eric Dyson, est sociologue, pasteur, militant progressiste, et a publié depuis trois décennies de nombreux essais autour sur la question noire aux États-Unis, sur l’héritage de Martin Luther King et de Malcolm X, mais aussi sur Marvin Gaye [1], sur Tupac, Nas ou encore Jay-Z. Know what I mean ? s’ouvre sur une vibrante apologie de la culture hip hop, de sa légitimité et de sa richesse tant sur le plan esthétique qu’éthique et politique. Le plaidoyer qu’il propose en faveur d’une pleine et entière inscription de cette culture dans l’ensemble plus vaste des cultures et des luttes afro-américaines n’élude toutefois aucune « question qui fâche ». La question de la violence, notamment, et plus précisément celle de la violence sexiste et homophobe, occupe une grande partie de l’ouvrage. Dyson l’aborde frontalement, en évitant aussi bien la dénégation ou la minimisation des problèmes que l’excès de focalisation et d’exotisation : attentif aussi bien aux singularités qu’aux continuités entre « le monde du rap » et les « macro-mondes » plus vastes qui l’ont vu naître (« la communauté noire » bien entendu, mais aussi, bien au-delà, la société américaine et son élite blanche, elles-mêmes profondément – presque matriciellement – travaillées par la violence et l’hétérosexisme), il dénonce sans complaisance toutes les persistances et toutes les réactivations de ces dominations dans le rap, tout en rappelant sans relâche le double standard raciste qui structure le débat public américain autour du sexisme et de l’homophobie – suivant que l’on sera rappeur, prédicateur, essayiste ou « entrepreneur », blanc ou noir. D’un bout à l’autre de sa réflexion, Dyson tient ensemble les deux bouts de la chaîne : prise au sérieux de la lutte anti-sexiste, refus de son instrumentalisation raciste, sans qu’aucun de deux n’aboutisse jamais à l’effacement de l’autre. Il en résulte des analyses d’une grande finesse, intersectionnelles dans le meilleur sens du terme, qui font de ce livre notre conseil du jour. Un livre à offrir, s’offrir ou se faire offrir à l’occasion des fêtes de la Saint Nicolas, de Hanoukkah, de Noël, de la Saint Sylvestre, du Noël orthodoxe, du Noël arménien ou à toute autre occasion. En voici un extrait [2].

Première partie

Beaucoup de gens se demandent pourquoi les femmes de la génération hip-hop ont mis autant de temps à prendre position.

Eh bien, c’est une vision incroyablement myope de la lutte des féministes noires. Pensez aux femmes noires associées à African American Women in Defence of Ourselves, le collectif de femmes qui a soutenu Anita Hill dans son accusation contre le candidat à la Cour suprême Clarence Thomas, qui l’avait harcelée sexuellement des années auparavant, lorsqu’elle travaillait pour lui. Thomas avait de son côté l’establishment des hommes blancs et une partie importante de l’establishment noir. Beaucoup de gens ont affirmé que Hill était égoïste, que ses affirmations étaient improbables parce qu’elles venaient trop longtemps après l’infraction présumée, qu’elle faisait tomber un homme noir, qu’elle était déloyale envers sa race.

Certains de ces arguments sont aussi utilisés contre les femmes de Spelman. On reproche à cette génération d’avoir mis trop de temps à s’exprimer contre le sexisme et que ces étudiantes attaquaient un « bon » homme noir comme Nelly, qui était loin d’être le pire sexiste du hip-hop. C’est vrai que certains des points de défaillance interraciaux qui existaient dans l’affaire Hill/ Thomas sont présents dans le différend Spelman/Nelly. Et il est tout aussi évident qu’une nouvelle génération de femmes noires s’engageant politiquement contrarie l’autorité patriarcale.

Les femmes noires qui ont pris la défense d’Anita Hill étaient pour la plupart des femmes bien établies et avec des professions valorisées. Elles avaient le sens des relations sociales et un accès aux médias bien plus important que les étudiantes de Spelman. Celles-ci étaient brillantes et organisées, mais bien plus confrontées à d’énormes forces médiatiques et au sexisme noir-américain ambiant. L’incident de Nelly a politisé de nombreuses jeunes femmes noires de la même manière que l’affaire Hill/Thomas l’avait fait pour une génération précédente. Nous ne pouvons pas oublier que l’activisme féministe noir a été entravé par le dévouement et la loyauté des femmes noires envers les hommes noirs, souvent au détriment de leurs propres intérêts objectifs.

Les sœurs de Spelman ont dû faire face à une question injuste et absurde qui a été posée de tout temps aux militantes noires : « Qu’est-ce qui est le plus important pour vous : être femme ou être noire ? » La réalité, c’est qu’elles sont tout simplement les deux à la fois – et dans de nombreux cas, elles sont aussi pauvres. L’identité n’est pas quelque chose que l’on peut tronçonner. Comme l’a expliqué de façon brillante la théoricienne féministe Elizabeth Spelman, nous ne devons pas avoir une vision constructiviste de l’identité [3], où vous empilez des éléments pour augmenter votre statut de minorité – noire, femme, pauvre, lesbienne... Le processus de construction des identités est plus complexe que cela, expliquait-elle. Effectivement, les femmes noires portent des réalités sociales et historiques spécifiques sur leurs épaules. Elles ont fait preuve d’une fidélité si extraordinaire aux luttes noires que lorsqu’elles décident enfin de s’exprimer par elles-mêmes et pour elles-mêmes, elles sont considérées comme des traîtresses. Les hommes noirs leur ont trop souvent dit que les préoccupations féministes ne devraient être abordées que lorsque la question raciale serait réglée. Mais nous savons tous que si les femmes noires attendent d’atteindre cet horizon pour se mobiliser, alors la justice ne viendra jamais.

Enfin, la question n’est pas de savoir pourquoi les sœurs de Spelman ont mis si longtemps à s’exprimer. La question, c’est pourquoi les hommes noirs ont mis si longtemps à se rendre compte que nous aurions dû nous prononcer sur cette question il y a des décennies. Le fardeau de la réponse ne devrait pas reposer exclusivement sur le dos des femmes noires. Le courage de s’opposer au sexisme devrait être partagé par toute notre communauté.

La culture populaire dominante ne nous aide pas beaucoup. Voyez les représentations et l’imaginaire qu’on offre aux jeunes mecs : des seins rebondissants et des fesses bien formées qui défilent à longueur de journée sur les écrans. À partir de là, toute une partie des jeunes hommes n’envisagent la féminité que sous l’angle de leur libido ; difficile pour eux de voir au-delà, de comprendre les femmes et de se comprendre eux-mêmes. Si de telles images ne sont pas contredites par des représentations alternatives de l’identité sexuelle des femmes noires, elles peuvent affecter négativement les relations de genre. Elles peuvent également avoir un effet destructeur sur les relations érotiques et interpersonnelles.

Un autre facteur qui entrave des relations saines est le fait que les hommes ne sont jamais encouragés à faire preuve d’autoréflexion, à s’engager dans un inventaire individuel et collectif. Le sexisme est pourtant le problème des hommes. Y faire face, c’est faire face au monde que les hommes ont créé, et ce monde ne considère pas souvent les femmes avec beaucoup de respect ou d’appréciation. Les jeunes hommes n’ont pas l’impression qu’il y a un lien entre leurs pulsions et des problèmes sociaux et politiques très graves. Vous pouvez imaginer un gars comme Nelly disant : « C’est juste moi dans la vidéo. Je m’amuse bien. Je suis juste en train de me défouler. Je fais juste ce que tous les mecs font. »

Le comportement des jeunes hommes se retrouve isolé de son vaste réseau de significations sociales. Ils ne comprennent pas nécessairement le concept de « construction sociale de la masculinité ». C’est pourtant juste une expression chic – pardon, « académique » devrais-je dire – pour exprimer que vous n’êtes pas né en sachant ce que signifie être un homme mais que vous êtes socialisé dans ce sens-là. Les rôles de genre ne sont pas innés, ils sont attribués en fonction de ce que la société nous dit être bon et mauvais. « Vous êtes une femme ; vous restez à la maison, vous faites le ménage et des bébés. Vous êtes un homme ; vous sortez de chez vous pour trouver un emploi et vous financez votre famille. » Lorsque nous commençons à remettre en question ces rôles hétérosexistes avec des narratifs féministes sur la justice sociale et l’égalité de genre, nous bouleversons le train- train patriarcal. Lorsque celui-ci façonne l’ensemble du monde qui les entoure, il est très difficile pour les jeunes hommes de comprendre que leurs identités et leurs désirs sexuels sont façonnés par la société au sens large.

Est-il si difficile pour les hommes noirs de comprendre que, même s’ils sont victimes de racisme, ils perpétuent souvent le sexisme envers les femmes noires ?

Il a été difficile pour les hommes noirs de conceptualiser que bien que nous soyons des victimes, des opprimés, d’un point de vue historique, nous faisons aussi des victimes, nous sommes des oppresseurs. Bien que nous soyons agressés, nous sommes également des agresseurs. Bien que nous soyons l’objet du mépris, nous méprisons les femmes noires. Comme pour tous les groupes de personnes opprimées, il ne s’agit jamais de l’un ou l’autre ; c’est en réalité les deux en même temps. Vous pouvez être victime de la suprématie blanche et du patriarcat et, en même temps, promouvoir la suprématie masculine noire. Ce n’est pas parce que « le pied de l’homme blanc est sur votre cou » que votre pied ne peut pas se retrouver sur le cou d’une femme noire.

Nous devons tenir compte de l’existence des formes du privilège masculin. Le privilège masculin est à son plus fort (si fort que c’était l’une des premières choses que les hommes blancs ont permis aux hommes noirs de partager avec eux) lorsque nous ne sommes pas obligés de l’interroger, lorsque nous n’avons pas à lui poser de questions. Nous nous isolons de la connaissance de son existence même, et parfois nous le faisons en cherchant refuge dans notre victimisation, comme si cela nous interdisait de réagir à la façon dont nous victimisons d’autres personnes.

Pour comprendre cela, nous devons réfléchir à la manière dont la race et le racisme fonctionnent pour les Blancs. Lorsque la plupart de nos frères et sœurs blancs entendent le mot « race », ils pensent « Noir », « Brun », « Jaune » ou « Amérindien ». Ils ne pensent jamais « Blanc », comme si « Blanc » n’était pas l’une des nombreuses identités raciales et ethniques. Les hommes font la même chose. Lorsque les hommes noirs entendent « suprématie masculine », nous pensons souvent aux « hommes blancs qui contrôlent le monde ». Nous ne pensons pas aux « hommes noirs qui contrôlent notre partie du monde ». Vous pouvez être opprimés tout en étant sur les épaules de quelqu’un d’autre qui est plus bas que vous sur le « mât totémique », c’est-à-dire la pyramide des oppressions.

Dans une société dominée par les hommes, les femmes se voient attribuer une niche inférieure sur le poteau totémique de la société. Les hommes marchent souvent sur le visage des femmes pour grimper plus haut sur le piédestal du privilège masculin. Notre sens accru de la masculinité se fait au détriment de la vie et du corps des femmes.

Ce qui est encore plus révélateur, mais souvent négligé, c’est que les hommes noirs sont également victimes de la suprématie et du patriarcat des hommes noirs, du sexisme et de la misogynie. Ces traits horribles nous détruisent. L’investissement profond dans une masculinité violente coûte la vie à nombre d’entre nous, en particulier dans les rues où les codes de respect sont observés de manière strictes et brutalement appliqués. Dans leurs foyers, bien trop d’hommes noirs se retournent contre leurs femmes au lieu de s’en prendre à l’ordre social qui les opprime. Les hommes noirs qui ne trouvent pas de bons emplois blâment souvent leurs femmes qui, elles, ont un travail. Certains frères dénigrent les femmes noires pour leur succès, fantasmant qu’elles conspirent contre eux avec l’approbation de la société blanche.

Ce que ces frères ne parviennent pas à comprendre, c’est comment eux et leurs femmes sont victimes de la suprématie masculine blanche. Trop de frères tombent dans le piège de la suprématie masculine en utilisant sa logique pour expliquer leur absence de réussite, ou de distinction, dans le système patriarcal. Au lieu de réfléchir à la dynamique complexe de notre situation vulnérable (les femmes noires sont tout aussi soumises au patriarcat et à la suprématie blanche que les hommes noirs, bien que de manière différente), nous devenons révoltés contre les femmes.

Qu’en est-il de la « complicité » des femmes dans la façon dont elles sont représentées dans le rap, en particulier dans les vidéos ?

On reproche non seulement aux femmes ce qui arrive aux hommes, mais elles sont aussi blâmées pour ce que la société masculine leur impose. Cela est mieux illustré par les justifications égoïstes couramment données pour le placement abusif des femmes dans les vidéos de rap : « Personne n’impose à ces femmes d’apparaître dans les vidéos ; donc, elles aiment et veulent le faire. » C’est comme si on accusait les premiers acteurs noirs de choisir des rôles stéréotypés alors que ce sont les seuls qu’on leur propose. Ce n’est pas juste de les blâmer, alors que c’est bien la suprématie blanche qui limite leur rôle en premier lieu.

Nous reprochons aux femmes d’avoir accepté de récolter les miettes de notre repas sexiste et d’essayer de manger nos restes patriarcaux, aussi autodestructeurs et spirituellement non nutritifs qu’ils puissent être. Nous sondons rarement les responsabilités d’un monde dominé par les hommes qui oblige les femmes à des choix et des rôles aussi dégradants.

Il est facile de condamner les femmes pour les choix limités que nous leur laissons tout en ignorant les contraintes économiques et sociales qui les guident d’une certaine manière vers le monde de la culture hip-hop et des vidéos de rap. C’est un cas d’école de la culpabilisation de la victime. Et il y a peu de différence entre ce que font les hommes dans le hip-hop et ce qu’ils font dans la religion et ont toujours fait à travers leurs théologies et leurs textes sacrés. Prenez le jardin d’Éden : Adam fait porter la faute sur Ève pour avoir mangé le fruit interdit et on reproche aussi à Ève de s’être laissée séduire par le serpent.

Si le hip-hop a une théologie, elle s’accorde parfaitement à la justification biblique de la mauvaise conduite masculine dont la femme serait responsable. Si on parle de complicité féminine, il faut aborder le sujet dans les termes adéquats. Pourquoi certaines femmes se conforment aux images vicieuses de l’identité sexuelle féminine promues dans la masculinité misogyne ? Ce n’est pas un problème propre au hip-hop ; c’est un phénomène culturel bien plus vaste. Lorsque les femmes se rendent dans des institutions religieuses où elles entendent le clergé justifier leur condition de « seconde zone », elles se conforment aux images dominantes d’une culture religieuse visant à les subordonner. Mais il est plus facile de sauter sur des vidéos hip-hop que de condamner les sermons de pasteurs, de prêtres, d’évêques, d’imams et de rabbins qui renforcent une culture du privilège masculin et du patriarcat.

Pourquoi n’y a-t-il pas plus d’hommes qui dénoncent le sexisme dans le hip-hop ?

Premièrement, pour le dire crûment, parce que ce n’est pas dans leur intérêt immédiat de le faire. L’industrie du hip- hop repose en grande partie sur la voix masculine dominante, une voix qui exprime rarement le respect des femmes en tant que camarade, mais plutôt en tant que mères. Les rappeurs préfèrent leurs mamans aux mères de leurs enfants. Deuxièmement, il n’est pas érotiquement engageant pour les hommes du hip-hop d’adopter des positions féministes, ou au moins, de concéder la légitimité des perspectives féministes. Troisièmement, au moment où les hommes commencent à contester les dimensions rétrogrades et grossières de la culture hip-hop, ils redoutent d’être ostracisés.

Ce que les hommes du hip-hop (et pour dire la vérité, beaucoup d’anciens aussi) ne comprennent pas, c’est que l’on peut avoir des expériences érotiques vraiment libératrices avec des femmes d’égal à égal. Ils pensent impossible de développer des relations épanouissantes, aimantes et puissantes avec des femmes épanouies, aimantes, puissantes et indépendantes.

Beaucoup d’hommes dans le hip-hop disent qu’ils veulent une « good sister » et non une « ho » [4]. Bien sûr, cette distinction est problématique. Quelles sont les limites de cette perspective ?

Une partie du génie pervers du patriarcat réside dans le fait qu’il y a toujours une marge de manœuvre pour de telles distinctions et oppositions, comme celle entre la good sister et la ho. Dans le langage de la rue, une good sister est une femme qui reste à l’écart des bad boys, qui ne fait pas l’amour facilement, qui se tient à l’écart des problèmes et des hommes. Une ho est une femme détendue, qui fait l’amour facilement, qui boit et fume et qui se retrouve facilement en compagnie d’hommes.

Ce qui est intéressant à propos d’une telle division éthique entre les femmes, c’est que les hommes du hip-hop ont beaucoup plus d’expérience avec la ho qu’avec la good sister. Cette dernière, qu’ils prétendent adorer, et bien, ils ne passent pas beaucoup de temps avec elle. C’est en partie parce que la good sister, dans leur esprit, n’est pas la plus susceptible de céder à leurs propositions érotiques ou de se comporter comme les hommes le font. La ho, assez ironiquement, même si elle est fustigée, se voit accorder une étrange égalité avec les hommes : celui-ci et la ho veulent tous les deux la même chose, du moins en matière de sexe, de drogue et de musique, même s’ils recherchent cela à des fins différentes – les hommes pour faire jouer les muscles de leur virilité, les femmes pour améliorer leur accès aux cercles masculins de pouvoir, de privilège et de plaisir.

Mais n’est-il pas intéressant que les hommes du hip-hop aient beaucoup plus de données ethnographiques sur la ho que sur la good sister ? Ils passent plus de temps à poursuivre, à plaire et à séduire la ho que la good sister, même s’ils mettent souvent cette dernière sur un piédestal social, ce qui est également problématique. Le respect peut renforcer le rôle « pur » des femmes, ce qui signifie souvent leur refuser les plaisirs sexuels, le statut social, les avantages culturels et la liberté érotique que veulent savourer les hommes. Le respect peut être une main de fer dans un gant de velours. La conception patriarcale du respect, c’est garder les femmes à la maison, loin des sphères professionnelles, ainsi que d’une véritable indépendance intellectuelle.

Cette approche du respect signifie qu’une good sister doit faire plus que ne pas se comporter comme une ho pour gagner l’approbation des hommes. Par exemple, une femme qui ne montre aucune tendance à être une ho mais remet en question les conceptions masculines du pouvoir et de l’autorité, ou gagne plus d’argent que son homme sans le cacher, est également un problème pour son homme. Dans de nombreux cas, son comportement indépendant est perçu comme irrespectueux.

Trop souvent, mettre une femme sur un piédestal de respect est une tentative de la contrôler par des moyens plus doux et plus subtils. Et au moment où une femme descend de ce piédestal, même si elle est par ailleurs considérée comme respectable, elle devient un problème. Dans le langage grossier du dédain patriarcal, elle est une bitch, la jumelle idéologique tout aussi ridiculisée et souvent plus puissante de la ho. Les femmes qui contredisent et quittent le piédestal de la respectabilité patriarcale sont considérées comme des bitches ou des hoes.

On entend des artistes rap utiliser constamment les termes bitch ou ho pour féminiser d’autres hommes. Qu’est-ce que cela révèle sur la masculinité noire ?

La plus grande insulte qu’un homme puisse adresser à un autre dans le hip-hop (et au-delà) est de lui dire qu’il est moins qu’un homme en lui accolant une dénomination réservée aux femmes ou aux hommes homosexuels : bitch, ho, punk, fag [5]. Ces épithètes placent un mâle plus bas sur le mât totémique de l’identité masculine en le classant avec la femme déjà dégradée ou le mâle homosexuel. Cela dit beaucoup sur la place accordée aux femmes et aux homosexuels.

L’utilisation à outrance du mot « bitch » révèle par ailleurs une étrange polysémie. Il s’utilise en de nombreuses circonstances différentes et peut être utilisé de plusieurs manières pour affirmer ou nier une identité ou une instance spécifique. Parfois, il renvoie à quelque chose de bon, d’autre fois à quelque chose de mauvais. Dans le cadre du hip-hop, on peut d’ailleurs entendre ces deux utilisations opposées dans un même morceau. Prenez l’exemple de Me and My Bitch ; Notorious B.I.G. n’y dit rien de négatif : il célèbre sa compagne. Le terme suggère effectivement deux sens opposés – une femme qui pose problème ou une compagne aimante – ou les femmes en général. En fait, pour beaucoup dans le hip-hop, dire « bitch » est naturel, comme dire « femme ».

Bien sûr, dans le hip-hop comme dans la société, l’accent est mis sur les plus vulnérables lorsqu’il s’agit d’insulter quelqu’un. Dans notre monde, ce sont les femmes et les homosexuels des deux sexes qui sont dévalorisés.

Plus précisément, les idées acceptées et erronées de la masculinité dans la société dictent quels types d’homosexualité sont plus tolérables. Ce qui est assez intéressant, et paradoxal, c’est que le hip-hop à cet égard reflète les valeurs de la culture conservatrice dominante en ce qui concerne la victimisation des femmes, des gays, des lesbiennes, des bisexuels et des transgenres. Les États-Unis connaissent actuellement [6] un grand débat sur le mariage homosexuel. Nous pouvons nous attendre à ce que les communautés noires et latinos offrent un soutien extraordinaire à un président conservateur et à ses alliés dans leur attaque contre les libertés et les droits civiques des homosexuels. Le président fait appel aux croyances évangéliques conservatrices sur la sexualité et le genre, et à une lecture littérale et étroite de la Bible qui séduit beaucoup de Noirs et de Latinos. Cela me surprendra toujours : comment notre peuple qui était analphabète il y a moins de 150 ans a pu si facilement tomber dans le littéralisme biblique.

Les religieux qui ont historiquement souscrit au littéralisme biblique pour fustiger les Noirs et justifié notre oppression utilisent maintenant les mêmes types d’interprétation des textes sacrés pour justifier la mise au ban des homosexuels. Beaucoup de Noirs adhèrent à ce discours. C’est tout simplement fou. Je dis cela en tant que prédicateur baptiste ordonné, je suis profondément impliqué dans une vision progressiste de la pratique religieuse. Le littéralisme biblique, cette interprétation stupide et bornée des textes, justifie l’agression contre l’homosexualité – et également contre les femmes en tant que citoyennes à part entière. Assez ironiquement, toute une frange du hip-hop, qui est également vilipendé par les cercles conservateurs et par de larges pans de l’Amérique noire établie, pour sa moralité prétendument décadente, est en plein accord avec ces points de vue régressifs.

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Michael Eric Dyson, Know What I Mean ? Réflexions sur le Hip Hop, qui vient de paraître, dans une traduction de Julien Bordier et Doroteja Gajić. Nous le reproduisons ici avec l’amicale autorisation des Éditions BPM.

Notes

[1Ce beau livre sur Marvin Gaye est l’un des rares ouvrages de Dyson traduits en français, sous le titre : Marvin Gaye. L’ange de la soul, aux Éditions Naïve.

[2Les lignes qui suivent sont extraites du chapitre 4, qui est un entretien entre Michael Eric Dyson et Byron Hurt.

[3En 1988, dans son livre Inessential Woman (Penguin Random House), Elizabeth Spelman a développé une critique du concept d’« additive analysis » pour promouvoir les approches intersectionnelles.

[4Terme péjoratif pour désigner une femme, peut se rapporter à « prostituée », dans l’argot noir-américain.

[5Le terme punk signifie « sans valeur » et revêtait originellement une forte connotation sexuelle ; fag est un terme péjoratif désignant les homosexuels. Concernant ce mot, on peut lire avec intérêt et effroi la manière dont Silvia Federici en explique l’étymologie dans Caliban et la sorcière, Entremonde, 2017.

[6Ces propos datent de 2005.