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Du travail et des allocs

Retour sur une lamentable aventure

par Pierre Tevanian
12 septembre 2022

Les lignes qui suivent proposent un rappel terminologique et historique rapide (qu’on aimerait ne plus avoir à faire) pour les quelques candides (ou se présentant comme tels) de gauche (ou se présentant comme tels) qui se sont étonnés qu’on ne reconnaisse pas comme une position « de gauche » la récente valorisation du « travail » par le dirigeant communiste Fabien Roussel.

Premier rappel :

Si le travail est, de longue date, un enjeu important à gauche, c’est en tant que front de lutte, et non en tant que valeur. Ce n’est pas le travail en soi qui est valorisé à gauche, mais le combat pour sa reconnaissance et sa juste rémunération, son juste partage, son « humanisation ».

Il se trouve par ailleurs que le courant de gauche qui a le plus valorisé la « question » du travail est celui qu’incarne avec d’autres le parti de Fabien Roussel, qui s’est structuré autour de l’analyse marxiste, et qui ne valorise « le travail » qu’en opposition au « Capital » – le premier devant être plus reconnu, symboliquement et matériellement, le second s’opposant à cette reconnaissance en s’accaparant tout ou presque de la richesse produite, et devant donc être combattu.

Second rappel :

Si la gauche a fréquemment défendu le travail contre le Capital, elle n’a en revanche jamais opposé le travail à l’allocation.

Ni dans ses revendications : mieux rémunérer le travail d’une part, et d’autre part, en même temps, étendre la solidarité à d’autres sphères que le travail – « autres » ne voulant pas dire antagonistes ou concurrentes.

Ni dans l’analyse du réel : les personnes qui travaillent et celles qui font des enfants formant (attention : spoiler !) une seule et même espèce humaine, et non deux races distinctes, séparées et opposées.

Un peu de sociologie nous apprend même qu’en général, la classe ouvrière, exploitée et donc mobilisée sur la question du travail et du salaire, compte aussi parmi les groupes sociaux qui font le plus d’enfants, et sont donc attachées à ces « allocs » auxquelles (attention : deuxième spoiler !) elles ont droit.

Troisième rappel :

Il se trouve que cette opposition entre la lutte pour le travail et celle pour les allocs, qui n’existe pas dans la réalité ni dans l’histoire des luttes sociales et de la politique de gauche, est en revanche omniprésente dans la propagande de la droite et de l’extrême droite (qui usent d’ailleurs plus volontiers, comme le sinistre Roussel, du mot travail que du mot salaire).

Singulièrement en France, ces dernières années.

Au point que cette opposition est même devenue une manière alternative, métaphorique mais transparente, de dire l’opposition entre (je reprends les termes d’un célèbre discours chiraquien de 1991, qui n’a jamais cessé d’être tenu depuis) « le travailleur français qui travaille avec son épouse », et l’immigré qui, grâce à « sa vingtaine de gosses », empoche chaque mois « cinquante mille francs de prestations sociales sans naturellement travailler ».

Le discours politique ne se tient pas dans le ciel des idées abstraites mais dans un contexte social, politique, idéologique, que notre aventurier droitisé connaît parfaitement quand il entonne ce même refrain travail contre allocs.

Conclusion :

Quand le dirigeant d’une organisation communiste abandonne l’opposition travail/Capital au profit de l’opposition travail/allocs, c’est explicitement le patronat qui sort de son viseur, et implicitement, métaphoriquement, mais sûrement, les plus opprimé·e·s qui deviennent l’ennemi.

Les immigré·e·s, en premier lieu, auxquels le mot « alloc » renvoie de manière quasi-pavlovienne dans la France lepénisée des années 2020.

Mais aussi, au-delà, toutes celles et ceux qu’on nomme odieusement les « cas soc », à savoir : les plus précaires au sein des classes populaires, les chômeurs et chômeuses, les personnes trop malades ou handicapées pour trouver une place dans ce monde si ouvert et inclusif qu’est notre « monde du travail », et plus largement toutes celles et ceux qui vivent en effet – ou survivent, plutôt – grâce à ce qui reste d’« État-providence ». Ces précaires parmi les précaires, si l’on en croit Fabien Roussel, pas si loin sur ce point d’un François Ruffin, seraient devenus l’obsession principale des « travailleurs » qu’il dit défendre – en gros : les travailleurs blancs amateurs de charcuterie. En attisant ces divisions, réelles ou supposées, au sein du peuple de gauche, Fabien Roussel fait, très efficacement, le travail de la droite et de l’extrême droite.