Le dossier consacré à la controverse sur " le foulard à l’école " dans le n°25 de Prochoix se proposait de " clarifier les enjeux politiques sous-tendus par la réactivation de ce débat ". Sa lecture m’a incité à adresser à Prochoix les réflexions suivantes, destinées elles aussi à clarifier un certain nombre de points. Pour des raisons de place, je me concentrerai sur l’argumentation développée par Caroline Fourest et Fiammetta Venner, laissant de côté les positions d’Anne Zelensky et Anne Vigerie, auxquelles le collectif Les mots sont importants a déjà consacré un analyse détaillée [1].
Pourquoi le débat revient-il ?
Tout d’abord, il ne me paraît pas suffisant, pour expliquer le retour du " foulard à l’école " sur le devant de la scène médiatique, d’en faire la simple conséquence d’un problème objectif - surtout lorsque, selon la médiatrice Hanifa Chérifi, le nombre de litiges liés à des foulards est passé, ces dix dernières années, de 300 à 150, pour plusieurs centaines d’élèves " voilées ". Il existe des logiques médiatiques et politiques qui ont contribué grandement à dramatiser la question, et qui restent à étudier. Et s’il est vrai qu’une organisation comme l’UOIF peut avoir intérêt à " relancer le débat " autour du foulard, de manière à se faire de la publicité et à se trouver des martyrs, il n’est pas moins vrai que cette organisation n’avait pas à elle seule le pouvoir de le faire, et que la principale contribution apportée à cette médiatisation est le fait des grands médias et des partisans d’une nouvelle loi.
Par ailleurs, dire que les enseignants grévistes du lycée de la Duchère de Lyon ont protesté contre " le laxisme de leur hiérarchie ", " prête à céder sur le port du voile pour ne pas déclencher de polémique ", ce n’est pas s’en tenir aux faits, mais interpréter, et prendre parti en faveur des enseignants grévistes. La hiérarchie n’a en effet cédé sur rien, elle s’est contentée d’appliquer la loi : le port d’insignes religieux ne saurait à lui seul constituer un motif d’exclusion, comme l’a rappelé le Conseil d’État en 1989 et 1992. Qualifier ce respect de la loi de " laxiste " ne va pas de soi.
Enfin, dire que Nicolas Sarkozy est " favorable au voile " est inexact. On peut contester à juste titre sa politique, effectivement clientéliste en direction des organisations musulmanes, cela ne fait pas de lui un " partisan du voile " : il n’a jusqu’à présent pris position publiquement ni contre l’exclusion, ni en faveur du port du foulard.
Pourquoi hiérarchiser les " périls intégristes " ?
La thèse selon laquelle " l’intégrisme musulman représente à l’échelle du monde un danger plus immédiat que l’intégrisme juif ou l’intégrisme chrétien " me paraît également discutable. En effet, ces différents dangers sont difficilement quantifiables, et l’on pourrait tout aussi bien soutenir qu’il ne faut pas sous-estimer le danger représenté par l’intégrisme d’un George W. Bush. Cet intégrisme rencontre certes des contre-pouvoirs sur le territoire américain, notamment des groupes de défense du droit à l’avortement ou des droits des minorités sexuelles ; mais si l’on se déplace sur le terrain international, la récente guerre menée en Irak montre que l’intégrisme d’un Bush rencontre des contre-pouvoirs moins efficaces que ceux qui s’opposent à l’intégrisme musulman. Plus profondément, il me paraît dangereux de poser la question en ces termes : nous n’avons pas à choisir quel intégrisme nous combattons prioritairement ; rien ne nous empêche de nous mobiliser en toute occasion, quel que soit l’adversaire, à chaque fois que des droits fondamentaux sont menacés.
L’islamophobie n’est pas une chimère
Par ailleurs, dire que l’intégrisme musulman bénéficie d’" alliés inattendus du côté de la lutte antiraciste " me parait une manière plus polémique qu’analytique de présenter les problèmes : on engage difficilement un débat serein en qualifiant son interlocuteur d’" allié " des intégristes. Mais ce qui est plus problématique encore, c’est de dire que " lorsque cette lutte se confond avec "l’anti-islamophobie", elle contribue surtout à baisser la garde de mouvements qu’on trouve d’ordinaire sur la route du fascisme religieux ". Car on laisse alors entendre que le combat contre l’islamophobie (qui est, faut-il le préciser, un combat nécessaire, contre une forme de racisme bien réelle dans la France d’aujourd’hui) se paye nécessairement d’un effet pervers qui est la complaisance face à l’intégrisme. Suivant cette logique " de l’effet pervers ", tout combat antiraciste peut être disqualifié : on pourrait dire par exemple que la lutte contre l’antisémitisme contribue à faire baisser la garde contre les groupes juifs d’extrême droite ou contre la politique de Sharon. Pour ma part je ne le pense pas : il est tout à fait possible, et nécessaire, d’articuler une dénonciation ferme des exactions du Betar ou de la Ligue de défense juive, ou de la politique de Sharon, tout en condamnant non moins fermement les actes antisémites. Pourquoi une articulation du même ordre ne serait-elle pas possible vis-à-vis de l’islamophobie et l’intégrisme musulman ?
Que devient une fille exclue ?
Tout aussi problématique me paraît l’invocation des " musulmans progressistes " et de leur exégèse des versets sur le foulard. En effet, si, en suivant Soheib Bencheikh, on considère que le foulard est destiné à " protéger les femmes ", et que par conséquent, l’esprit du Coran veut qu’aujourd’hui " le voile de la musulmane en France, c’est l’école laïque, gratuite et obligatoire ", alors pourquoi exclure certaines élèves de cette école ? N’est-ce pas les priver de leur " voile " protecteur ? Si l’on se place dans le cadre d’analyse de Soheib Bencheikh, ne faut-il pas dire que les élèves qui portent un foulard ont pour seul tort de " se tromper de voile " ? Ne faut-il pas en conclure qu’il est extrêmement brutal de priver une jeune femme du bénéfice du " bon voile " (le droit à l’éducation) pour la seule raison qu’elle reste attachée au " mauvais voile " (le foulard) ? La sanction n’est-elle pas démesurée ? N’est-il pas préférable d’accepter l’élève malgré son " erreur ", afin de lui offrir malgré tout la protection et les possibilités d’émancipation du " bon voile ", plutôt que de la rejeter et de la laisser seule avec son " mauvais voile " ?
Il n’y a pas de " valeurs occidentales "
Il y a de quoi être choqué lorsque sont évoquées des " valeurs occidentales ", sans guillemets, ou lorsque sont opposées, plus loin, les filles " voilées " et celles qui s’habillent " à l’occidentale ". Y a-t-il une homogénéité des valeurs en Occident ? L’Occident est-il monolithiquement du côté de la liberté individuelle et de l’égalité des sexes ? Les récents débats autour du PACS, entre autres exemples, ont pourtant apporté un démenti cinglant à ce postulat. Les tenues dites " légères ", susceptibles de faire enrager les intégristes, n’existent-elles qu’en Occident ? Mon expérience d’enseignant à Drancy me montre le contraire : il y a dans mon lycée des jeunes filles qui portent des vêtements " osés " qu’on peut difficilement qualifier d’" occidentaux ". Homogénéiser et essentialiser ainsi un Occident synonyme de tolérance et de liberté sexuelle, opposé à un obscurantisme venu d’ailleurs, est une opération extrêmement dangereuse.
Il ne s’agit pas de soutenir le foulard
Il est également erroné de présenter les opposants à l’exclusion des élèves " voilées " comme des gens qui " soutiennent le port du voile au nom de la lutte contre les préjugés "islamophobes" ". Tout d’abord parce que l’appel contre l’exclusion de ces élèves n’est en aucun cas un soutien apporté au " port du voile" - l’une des premières phrases de l’appel le dit expressément : " nous ne sommes pas des "partisans du voile" ". Mais aussi parce que ce n’est pas uniquement sur la lutte contre les préjugés islamophobes que se fonde le combat contre l’exclusion des élèves " voilées ", mais tout autant sur le principe du droit à l’éducation pour tous et toutes, et sur un souci féministe de ne pas priver des jeunes filles d’une formation et d’un avenir professionnel - autrement dit : des instruments de leur autonomie financière et de leur émancipation intellectuelle.
Qu’est-ce qu’être pro-choix ?
On ne peut qu’approuver le paragraphe consacré à ce que signifie " être pro-choix " : effectivement, cela signifie " vivre dans une société où un maximum de citoyens sont libres de vivre leurs choix de vie tout en respectant les choix des autres " - à ceci près qu’il faudrait plutôt dire : tous les citoyens. Mais justement, l’élève " voilée " qui vient à l’école publique, qui assiste à tous les cours, et qui n’insulte pas ses camarades " non voilées ", non pratiquantes ou non-croyantes, ne correspond-elle pas à cette description ? Il est dit, plus loin, que " la société du choix " est une société " où chaque individu est libre de mixer, comme il le souhaite, ce qui fera la mosaïque de son identité " ; mais là encore, n’est-ce pas cela que fait, dans le respect des autres, l’élève qui décide de porter un foulard ? (Car toutes les élèves qui portent le foulard ne le font pas contraintes et forcées).
On peut se mettre d’accord sur le fait que l’école est, ou du moins doit être au maximum, un espace où les enfants peuvent " échapper au contrôle " des parents. Mais alors, pourquoi exclure une élève " voilée " : n’est-ce pas la priver de cette opportunité d’échapper un tant soit peu au contrôle familial, et de rencontrer d’autres influences, qui lui permettent d’élargir la " mosaïque de son identité " ?
Lorsqu’elles évoquent l’affaire de Creil en 1989, Caroline Fourest et Fiammetta Venner affirment par exemple que " sans l’obligation de suivre la scolarité jusqu’à l’âge de seize ans ", l’une d’entre elles se serait mariée beaucoup plus jeune, vers quatorze ans. Les " deux ans de répit " qu’a apportés l’école ne sont-ils pas quelque chose de précieux, une chance qu’il faut donner à toutes les élèves qui peuvent être soumises à des pressions familiales pour arrêter leurs études et se marier ? Le devoir de l’école n’est-il pas de garder ces élèves, afin de leur laisser une chance de choisir elles même leur destin ? L’exclusion n’aboutit-elle pas au contraire à laisser toute latitude aux parents qui veulent imposer leurs choix à leurs filles ?
Qu’est-ce que la neutralité ?
On peut également se mettre d’accord sur la nécessaire neutralité de l’école ; mais il y a plusieurs manières de concevoir la neutralité : à une neutralité " négative ", consistant à interdire tous les signes d’appartenance, sans exception, on peut opposer une neutralité " positive ", consistant à tolérer tous les signes, sans discrimination - sauf, bien entendu, ceux qui sont une offense directe à l’égard d’autrui, comme les croix gammées. Accepter à l’école les élèves " voilées ", au même titre que celles et ceux qui portent une croix, une kippa, un tee-shirt Nike ou une faucille et un marteau, n’est-ce pas faire preuve de neutralité ?
Si, en revanche, la neutralité consiste à faire de l’école un espace " libre de toute croyance religieuse " (pour reprendre une formulation d’Anne Zelensky et Anne Vigerie), la perspective devient franchement inquiétante. Car être athée, et penser qu’un monde sans religion est souhaitable, est une position légitime ; mais imposer cet horizon comme un préalable, faire de l’éradication de toute expression religieuse une règle de droit positif, c’est la définition même d’une logique totalitaire - a fortiori lorsque, comme le préconise l’appel " Laïcardes puisque féministes ", c’est y compris dans la rue qu’on envisage d’interdire le foulard.
On peut réformer l’école sans exclure les élèves.
Je ne comprends pas bien non plus l’opposition qui est construite par Caroline Fourest et Fiammetta Venner entre " accepter ", voire " introduire le voile à l’école ", et bannir les aumôneries des écoles, encourager les cours d’histoire des religions et enseigner la langue arabe ou les mouvements sociaux. Tout d’abord parce qu’il n’est en aucune façon question d’introduire le foulard dans un lieu où il ne serait pas : les élèves " voilées " sont déjà dans l’école, et ce dont il s’agit aujourd’hui, dans l’appel que j’ai signé, c’est simplement de ne pas les exclure.
Ensuite, on ne voit pas très bien en quoi il faudrait bannir les aumôneries ou promouvoir l’enseignement de l’arabe " plutôt que " garantir le droit à l’éducation des élèves " voilées ". Car ces mesures proposées par Fiammetta Venner et Caroline Fourest, et auxquelles tout-e militant-e laïque et féministe ne peut que souscrire (à l’exception de la plus large place accordée à l’histoire des religions, qui ne va pas de soi), ne sont en réalité aucunement incompatibles avec l’accueil à l’école des élèves " voilées ". On peut très bien accueillir ces élèves et en même temps laïciser les locaux et modifier les contenus d’enseignement. C’est même ce à quoi invitent les textes fondateurs de la laïcité française : d’un côté, l’école doit accueillir tout le monde, sans discrimination ; de l’autre elle doit s’appliquer à elle-même l’impératif de neutralité religieuse et politique, à trois niveaux : les locaux, le personnel enseignant et le contenu des programmes.
Cela dit, ce qui pour ma part me paraît le plus nécessaire si l’on veut rendre l’école plus laïque et plus libératrice, c’est un enseignement sur les luttes d’émancipation - laïques, ouvrières, anti-coloniales et féministes. La connaissance et la dénonciation des discriminations doit en effet être articulée à l’histoire des luttes menées par les dominé-e-s eux-mêmes et elles-mêmes, sans quoi on en reste à un discours de condamnation morale, qui demeure inefficace contre les idées et les comportements qu’il condamne, et qui ne peut aboutir qu’à une seule demande : plus de police, plus de répression, plus de punition, sans discernement quant aux cibles visées. La campagne pour l’exclusion des élèves " voilées " est selon moi un exemple typique de ce moment où l’impuissance politique se retourne en désir de toute-puissance étatique. Une posture qui donne au féminisme un visage auquel nous ne sommes pas accoutumés : le visage terrifiant de l’intolérance, de la répression la plus brutale et du consentement cynique au " sacrifice " d’une partie des femmes.
L’uniforme à l’école ?
L’idée de rétablir l’uniforme laisse en revanche perplexe. Tout d’abord parce que c’est ignorer la signification que peut avoir l’investissement dans le vêtement pour les adolescent-e-s, en premier lieu pour nombre de celles et ceux qui sont issues des classes populaires ou des minorités sexuelles. Mais ce point mériterait de plus amples développements, et l’essentiel est ailleurs : comment peut-on affirmer que " l’uniformité vestimentaire est sans doute la meilleure arme que l’on ait trouvée pour réduire les clivages de classe et redistribuer les chances " ? Je ne peux ici que renvoyer aux études statistiques et aux analyses de Pierre Bourdieu, ou à celles, plus récentes, de Bernard Convert, Pïerre Merle ou Stéphane Beaud [2], qui montrent à quel point l’origine sociale et la réussite scolaire demeurent fortement corrélées, et à quel point le mythe de " l’égalité des chances " (un mythe que le port de l’uniforme a fortement contribué à entretenir) a pu contribuer à légitimer et donc à renforcer le fonctionnement profondément inégalitaire du système scolaire, et à culpabiliser les élèves issus des classes populaires qui se retrouvaient massivement dans des filières de relégation.
De même, affirmer que " l’indifférenciation vestimentaire tue le terreau dont se nourrissent la discrimination et l’inégalité ", c’est méconnaître la multitude et la puissance des logiques de distinction qui perdurent sous l’uniforme : hexis corporelle, manières de parler, stratégies de présentation de soi, etc. C’est oublier toutes les invectives et vexations qu’ont pu subir dans le passé les petits Polonais, Italiens ou Arméniens, à l’école de la République, en dépit de l’uniforme qu’ils portaient [[Cf. G. Noiriel, Le creuset français, Seuil, 1992] - sans parler des homosexuel-le-s. C’est enfin faire comme si un jeune maghrébin qui prend la peine de se " saper " était accepté sans problème dans toutes les boîtes de nuit. Bref, c’est faire abstraction, tout simplement, de la réalité sociale.