La fille voilée n’est pas responsable des viols collectifs
Dans le texte de Fiammetta Venner et Caroline Fourest, l’argument le plus blessant, et surtout le plus dangereux, est sans doute celui selon lequel " accepter le voile, ce serait montrer du doigt les non-voilées ", voire " participer d’un raisonnement " qui aboutit à " justifier les viols collectifs de jeunes filles non voilées au motif qu’elles sont impudiques ". Tout d’abord, ce qui est affirmé ne va pas de soi : sur la totalité des viols enregistrés qui aboutissent à un procès, dans combien de cas le violeur a-t-il déclaré avoir violé sa victime " parce qu’ " elle ne portait pas le foulard ? Ce qui est vrai, c’est que l’idée que les femmes sont " toutes des salopes " est loin d’avoir disparu, en banlieue comme ailleurs, et qu’elle est pour beaucoup dans des passages à l’acte comme le viol. Mais que vient faire le foulard dans cette histoire ? Lorsqu’on dit que le port du foulard " désigne " celles qui ne le portent pas comme des " salopes ", tout juste bonnes à se faire violer, quel sens donne-t-on à cette notion de " désignation " ?
Personne ne peut soutenir que les jeunes filles qui portent le foulard approuvent ces viols, et encore moins qu’elles en sont complices, en participant sciemment à la désignation des victimes : sauf exception fort improbable, elles sont tout aussi horrifiées par ces viols que leurs camarades sans foulard.
Par conséquent, si les jeunes filles " voilées " ne peuvent pas être tenues pour " complices " du viol, quelle motif a-t-on de les sanctionner ? Il faut toujours revenir à ce principe élémentaire : quoiqu’on pense du foulard, il faut, pour qu’une sanction soit justifiée (et rappelons-le : l’exclusion est la plus lourde des sanctions scolaires), qu’une faute ait été commise.
C’est pourquoi, même si l’on admet que le foulard est en lui-même un symbole univoque, exclusivement synonyme d’oppression des femmes, on ne peut pas tenir très longtemps la comparaison entre l’exclusion des élèves " voilées " et la lutte légitime contre d’autres symboles sexistes, comme ceux de l’imagerie publicitaire - pour reprendre une analogie établie par Anne Vigerie et Anne Zelensky dans leur appel. En effet, dans le cas de la lutte contre le " publisexisme ", on s’attaque à des images dégradantes, et on peut même aller jusqu’à demander l’interdiction de certaines affiches ou de certains spots publicitaires, ou manifester afin de perturber voire empêcher leur diffusion, mais cette action ne se retourne pas outre mesure contre les femmes qui se sont prêtées à ces campagnes. Décoller une affiche ne cause aucun préjudice à la femme qui a posé sur cette affiche ; " refuser le foulard " en cause un, immense, à la jeune fille qui le porte : la mise à l’écart du symbole qui pose problème se paye alors de la condamnation de cette jeune fille à une très probable mort scolaire, et en tout état de cause à la privation d’un certain nombre d’outils indispensables à son autonomie - des savoirs, des savoirs-faires, et des diplômes ouvrant la possibilité d’un emploi et donc d’une certaine indépendance économique.
Mais ce qui fait sans doute le mieux ressortir la violence aveugle de l’argument de la " protection des non-voilées ", c’est le parallèle suivant : exclure l’élève " voilée " sous prétexte que ce sont des " non-voilées " qui se font violer, c’est un peu comme si, parce que Samira Bellil explique que ce sont les jeunes filles les plus indépendantes, les plus extraverties ou les plus libérées qui sont le plus souvent prises pour victimes [1], on en déduisait que les jeunes filles timides et introverties devaient être renvoyées des établissements scolaires, afin de ne pas cautionner le viol des filles les plus libérées et extraverties ! C’est comme si l’on disait : " des filles sont violées parce qu’elles ont voulu relever la tête, donc celles qui baissent la tête désignent les autres comme des "salopes", bonnes pour le viol, et par conséquent on ne peut pas les accepter à l’école. " ! L’absurdité et l’injustice de ce raisonnement sautent aux yeux lorsqu’on prend cet exemple des jeunes filles introverties ; pourquoi n’apparaissent-elles pas aussi facilement lorsque c’est une fille " voilée " qu’il s’agit d’exclure ?
L’antisexisme n’est pas un " front secondaire "
Dans l’article de Caroline Fourest et Fiammetta Venner, je me retrouve personnellement taxé d’" ambiguïté " face aux violences faites aux femmes des banlieues, pour avoir publié un article " plutôt sévère sur le mouvement Ni putes ni soumises, intitulé " La logique du bouc émissaire " [2]. Or, le sens de cet article est très éloigné de ce qu’ont cru y lire Caroline Fourest et Fiammetta Venner. L’évocation (au demeurant très brève) que je fais de ce mouvement n’a tout d’abord pas grand chose de " sévère " : j’écris que les " marcheuses " de Ni putes ni soumises dénoncent des problèmes de sexisme bien réels, et ma critique vise seulement certaines déclarations de dirigeantes du mouvement ou de " parrains " appartenant à la classe politique, et surtout la couverture médiatique de ce mouvement. Contrairement à ce qu’ont cru lire Fiammetta Venner et Caroline Fourest, à aucun moment mon article ne " se plaint que l’on stigmatise sans cesse le sexisme, l’homophobie et l’antisémitisme des banlieues ", ni qu’on parle des " tournantes dans les banlieues ". J’affirme au contraire qu’il est sain que ces réalités soient dénoncées, et à aucun moment mon article ne se prononce pour le silence ou la discrétion des médias sur ces réalités ; c’est une tout autre exigence qui est exprimée : que ces médias évoquent aussi, avec la même insistance, les réalités analogues lorsqu’elles se produisent ailleurs qu’en banlieue - ce qu’ils ont du reste commencé à faire tout récemment, à l’occasion de la mort de Marie Trintignant. Voici, pour qu’on en juge, comment était introduite l’idée directrice de mon article :
" C’est là que se situe le problème : qu’il s’agisse de l’antisémitisme, du sexisme ou de l’homophobie, ces nouveaux discours [médiatiques et politiques] ont ceci de pervers qu’ils pointent des problèmes bien réels, dont la gravité est indiscutable, mais qu’ils omettent de dire que ces problèmes concernent en réalité l’ensemble de la société française, et qu’aucune donnée empirique ne permet d’affirmer que la jeunesse des banlieues est davantage en cause que le reste de la société. "
À aucun moment non plus je ne dis, comme ont cru le comprendre Fiammetta Venner et Caroline Fourest, qu’ " il faut fermer les yeux sur ces formes de violence dès lors qu’elles existent en banlieue, sous prétexte qu’il s’agit de minorités ou de milieux défavorisés ", ni qu’il faut les " passer sous silence sous prétexte que les banlieues souffrent ". Ce type de raisonnement m’est absolument étranger, et on ne le trouvera ni dans le texte incriminé, ni dans aucun de mes autres écrits. C’est tout autre chose que je dis : qu’il faut ouvrir les yeux sur cette réalité, et en parler, mais que pour en prendre toute la mesure, l’analyser dans toutes ses dimensions et trouver les moyens efficaces de la combattre, il faut " relier les formes spécifiques que prend le sexisme en banlieue aux formes spécifiques qu’il prend ailleurs et qui les nourrissent ". Si on me lit bien, je reconnais que le sexisme existe et prend des formes spécifiques en banlieue, et c’est pour lutter contre ce sexisme que j’appelle à un élargissement de la focale, et non pour épargner des hommes sous prétexte qu’ils seraient " défavorisés ".
Je me sens donc insulté de manière tout à fait injuste par la comparaison qui a été faite par Fiammetta Venner et Caroline Fourest (et reprise par Liliane Kandel, dans Le Monde) entre mon texte et l’attitude de militants des années 1970 qui avaient refusé de soutenir une femme violée par un " camarade d’origine immigrée " au nom de la " solidarité entre les classes " - censée être " prioritaire sur toute autre considération ". C’est " exactement la même chose ", écrivent Caroline Fourest et Fiammetta Venner, alors que mon propos n’a précisément rien à voir avec une telle logique. Voici, pour qu’on en juge, comment s’achevait mon article :
" Il ne s’agit pas de contester la bonne foi des "marcheuses", ni de mettre en doute leur capacité politique. Il s’agit encore moins de nier l’étendue et la gravité des problèmes de sexisme qui peuvent exister en banlieue, ni de décréter que ces problèmes sont secondaires par rapport à d’autres - comme le chômage, la précarité, la discrimination ou la violence policière" [3].
Je refuse précisément cette injonction à choisir, parmi plusieurs formes d’oppression, une " priorité " au nom de laquelle les autres combats seraient relégués au second plan. C’est pourquoi, d’ailleurs, je ne peux lire sans inquiétude, en introduction du dossier de Prochoix, que pour certains membres de la rédaction, la laïcité devrait être " la priorité des priorités ". Car l’anti-cléricalisme, l’antiracisme, l’antisexisme et la lutte contre l’homophobie ont beau être fréquemment opposés ou mis en concurrence, on a beau nous sommer de choisir entre l’un et l’autre, ces combats n’ont en réalité rien d’incompatible. Et en l’occurrence, le combat que beaucoup d’éducateurs, de parents ou de militant-e-s mènent pour le droit à l’éducation des jeunes filles qui portent le foulard ne se fonde pas sur une quelconque priorité donnée à l’antiracisme par rapport à l’antisexisme ou au combat laïque : c’est tout autant sur des bases laïques et antisexistes que se fonde l’opposition à l’exclusion. C’est bien en tant que féministes, soucieu-se-s de défendre le droit à l’éducation de toutes les jeunes filles, que de nombreuses personnes ont signé l’appel " Oui à la laïcité, Non aux lois d’exception " - ainsi qu’au nom des textes de loi fondateurs de la laïcité.
Ce qui vaut pour le foulard vaut pour la croix
Je ne comprends pas bien le sens de l’interpellation qui est adressée aux signataires de l’appel que je défends : " pourrait-on imaginer ces mêmes intellectuels, de nos amis, signer un texte qui prendrait la défense d’une militante chrétienne de Saint Nicolas du Chardonnet souhaitant suivre les cours cheveux couverts, une immense croix en bandoulière ? Sûrement pas. On ne nous parlerait pas de la laïcité comme d’une forme d’exclusion ". Tout d’abord, personne n’a dit que la laïcité était une forme d’exclusion. Le débat qui vient de se réouvrir met en présence des interlocuteurs qui, tous, se réclament de la laïcité. C’est une conception de la laïcité qui est dénoncée, au nom d’une autre conception de la laïcité. Ensuite, outre que l’éventualité d’une élève chrétienne intégriste affublée d’une immense croix de bois paraît fort improbable, on ne voit pas bien ce que cette éventualité aurait de déstabilisant : si cette militante est par ailleurs une élève assidue, qui respecte le règlement intérieur de l’établissement scolaire, je ne vois pour ma part aucun problème à la défendre face à des professeurs qui souhaiteraient l’exclure - et cela ne m’empêcherait nullement de combattre l’intégrisme catholique partout où il tente de s’immiscer pour régenter nos vies.
Que nous apprend la situation algérienne ?
Un autre argument est très discutable : l’invocation des féministes " d’origine arabe " qui, contrairement à Françoise Gaspard, refuseraient tout compromis parce qu’elles " savent mieux que quiconque combien le fait de faire passer la résistance à l’intégrisme au second plan peut coûter cher ", et l’invocation, semblable, de la mise en garde des femmes iraniennes qui regrettent d’avoir soutenu Khomeiny au nom du combat contre le Shah d’Iran.
Tout d’abord, les féministes algériennes ne forment pas un bloc homogène : il y a des femmes algériennes qui, tout en étant radicalement opposées aux valeurs du FIS, ont estimé que la stratégie des " éradicateurs " n’était pas la bonne. On ne peut donc pas invoquer, en bloc, " les " femmes algériennes en tant que porteuses d’un même regard et d’une même stratégie contre les mouvements intégristes.
Par ailleurs, si une leçon peut être tirée de l’expérience algérienne, c’est qu’effectivement, toute concession faite par l’État aux intégristes apporte à ces intégristes une légitimation qui crée les conditions de son succès aux élections ; mais en l’occurrence, la concession n’est pas le fait d’autoriser une jeune fille de porter un foulard à l’école (un droit n’a qu’une faible valeur normative : ce qui est permis n’est pas prescrit, et encore moins obligatoire ; le droit, c’est l’autorisation de faire une chose ou de ne pas la faire) ; la concession réelle, lourde de conséquences, c’est le Code de la famille voté en 1984 par l’État FLN. Or, rien d’équivalent n’est à l’ordre du jour en France.
Par ailleurs, aussi bien en Algérie que, d’une autre manière, en Tunisie, l’histoire ne montre pas que la " manière forte " face aux courants politiques islamistes permet de faire disparaître ces courants et de préserver les droits fondamentaux de la personne humaine. Non seulement l’État s’autorise alors, au nom de la lutte " prioritaire " contre le " mal absolu ", des moyens que la morale et les conventions internationales réprouvent ; mais en plus, l’adversaire continue de prospérer. C’est en tout cas le tableau que dressent de la Tunisie des militant-e-s de la Fédération des Tunisiens Citoyens des deux Rives et de Citoyennes des deux rives (par ailleurs signataires de l’appel " Oui à la laïcité, non aux lois d’exception ") : démocrates et laïques, ils voient dans l’islamisme un écueil, mais ils sont obligés de constater que la laïcisation " par en haut " et " par la force " que Bourguiba avait engagée, puis la répression brutale que Ben Ali a déployée pour seule réponse face aux courants islamistes, ont abouti à un résultat alarmant : la Tunisie est aujourd’hui un État laïque, certes, mais dictatorial, avec une opposition islamiste qui prospère de plus en plus.
Que nous disent " les femmes iraniennes " ?
Quant à l’appel des femmes iraniennes, il est nécessaire de l’entendre : effectivement, il ne faut jamais sous-estimer le danger qu’il y a à s’affilier à des idées, des symboles ou des forces politiques fondamentalistes, sous prétexte d’union sacrée contre un adversaire commun. Mais l’enjeu du foulard à l’école française est totalement différent : aucun islamisme, qu’il soit modéré ou radical, fondamentaliste ou réformiste, n’est actuellement en train de prétendre au pouvoir d’État ; il n’est donc pas question d’apporter son soutien à ces groupes, à leurs idées ni même aux symboles qu’ils mettent en avant (comme le foulard), non seulement parce que telle n’est pas la position exprimée par la pétition que je défends, mais aussi, plus simplement, parce que la question ne se pose pas : nous ne sommes pas dans cette configuration historique où un groupe islamique ou islamiste pourrait nous sommer de nous prononcer sur son programme. Il n’est donc pas question, ni dans la pétition, ni ailleurs, d’inciter les femmes à porter le foulard en signe de protestation contre telle ou telle injustice (par exemple la discrimination que subissent les personnes issues de l’immigration post-coloniale), ni de voter un quelconque commencement de loi qui " islamiserait " la constitution française. Il s’agit simplement de dire : non au vote d’une nouvelle loi qui aboutirait à l’exclusion de certaines élèves. L’exemple iranien n’a donc rien à voir avec le contexte de la France de 2003, et il n’est d’aucun secours pour penser la situation singulière des jeunes filles qui portent le foulard dans les écoles françaises.
Une " guerre préventive " ne peut pas être une guerre juste
Je ne vois pas non plus pourquoi, une fois le foulard accepté dans les écoles françaises, " plus rien n’empêchera une jeune femme de se faire dispenser de gym sous prétexte que la mixité et le sport sont incompatibles avec sa religion ". Cet argument sonne comme un aveu : invoquer des " risques " à venir, plutôt qu’un argumentaire centré sur le foulard et les problèmes effectifs qu’il est censé poser à l’école en lui-même et présentement, c’est reconnaître que ce n’est pas le foulard en lui-même qui pose un problème, mais une série d’inquiétudes liées à autre chose - et que par conséquent on n’a aucune raison d’exclure une élève " voilée ".
Une première réponse à ces inquiétudes se trouve dans la pétition que je défends : il est parfaitement possible d’accepter une élève portant un foulard sans accepter pour autant les dispenses de cours (et la même réponse vaut pour tous les autres motifs d’inquiétude : les demandes de salles de prière, la demande d’enseignements de religion, etc.) tout simplement en se référant aux textes de loi actuellement en vigueur - les lois canoniques des années 1880, qui distinguent très bien d’un côté l’obligation de laïcité en ce qui concerne les personnels enseignants, les programmes scolaires et les locaux, et d’un autre côté la liberté de conscience et d’expression reconnue à l’élève, dans les limites du respect d’autrui et de la soumission à l’obligation d’assiduité.
Par ailleurs, le fait même de vouloir interdire quelque chose non pas parce que cette chose est en elle-même inacceptable, mais simplement parce qu’elle " risque d’ouvrir la porte " à autre chose, est absolument contraire à tous les principes du droit. On ne sanctionne pas quelqu’un pour une faute qu’il pourrait commettre, ou qu’on le soupçonne de vouloir commettre, mais uniquement pour les fautes effectivement commises. Le jour où une élève "voilée" souhaitera se dispenser des cours de biologie, ou traiter ses camarades ou ses professeurs de " sales mécréants ", il sera toujours temps de la sanctionner ; pourquoi anticiper ?
Il est préoccupant de voir des enseignants ou des militants démocrates et de gauche, se rallier à cette logique de la " guerre préventive " à cause d’un simple foulard islamique, alors que beaucoup de ces enseignants et de ces militants se sont mobilisés contre cette même logique lorsque George Bush l’a mise en oeuvre en Irak.
Qu’y a-t-il " derrière le foulard " ?
Une remarque plus générale me paraît nécessaire, à propos de tous les arguments commençant par " le foulard signifie... ", ou " derrière le voile, il y a... ". Le port du foulard, comme tout fait social, est une réalité complexe, qui s’explique par d’autres faits sociaux, et dont le sens varie par conséquent dans l’espace et dans le temps. Derrière le foulard, il n’y a pas qu’une seule chose ; il y a une multitude de choses. La signification qui est donnée au port du foulard, la part de liberté ou de contrainte, de désir ou de résignation, qui entre dans cet acte, ne sont pas les mêmes d’une époque à une autre, d’un endroit à un autre, et même d’une jeune fille à une autre vivant au même endroit. Pour en avoir une connaissance fine et précise, il faut donc suspendre les jugements absolutistes du type " le foulard signifie ceci ", qui se fondent au mieux sur une approche exclusive (par exemple l’exégèse du Coran, ou l’analyse des discours de leaders intégristes), au pire sur des préjugés, et prendre en compte l’ensemble du contexte social dans lequel le foulard est porté, ainsi que les significations que confèrent à ce foulard les principales concernées : les femmes ou les jeunes filles qui le portent ! Tel est en effet le postulat fondamental qu’a apporté la sociologie : une réalité sociale ne se confond pas avec la conscience qu’en ont les acteurs sociaux, mais cette conscience est un des éléments à prendre en compte pour décrypter cette réalité sociale. Concrètement, cela signifie qu’avant de comparer les jeunes filles " voilées " à des militantes fascistes (accusation entendue dans la bouche d’une militante d’extrême gauche), des adeptes de la " servitude volontaire " (pour reprendre les mots d’Anne Zelensky et Anne Vigerie) ou des complices objectives du viol des femmes " non voilées ", il serait plus intéressant d’aller parler avec elles, d’interroger ces jeunes filles sur ce qu’elles pensent, notamment à propos de l’intégrisme, du rapport homme-femme, de la soumission au mari, des femmes " non-voilées " et du viol.
Si l’on procède ainsi, comme l’ont fait par exemple Françoise Gaspard et Farhad Khosrokhavar, on découvre une multitudes de facteurs explicatifs, et non plus cette équation trop massive : " le foulard, c’est l’oppression de la femme ", qui n’explique rien et qui n’ouvre sur rien d’autre que la bonne conscience, la pétition de principe - " je suis contre ! " - et bien souvent, malheureusement, le soutien à des mesures brutales comme l’exclusion.
Lorsqu’on prête suffisamment attention au monde social dans lequel le port du foulard s’inscrit, ainsi qu’à la parole des jeunes filles " voilées ", on découvre par exemple que, s’il est vrai que pour un certain nombre de femmes et surtout d’hommes, le devoir de porter le foulard s’inscrit dans une doctrine d’ensemble clairement sexiste, dans laquelle peuvent figurer également l’obéissance au mari, l’enfermement dans le foyer, voire le mariage forcé, il n’est pas moins vrai qu’un certain nombre de femmes portant le foulard s’opposent à l’obéissance au mari, à l’enfermement dans la sphère domestique et aux mariages forcés - et elles le font, pour certaines d’entre elles, avec l’aide du foulard, en invoquant la soumission à Dieu contre la soumission au mari, au père de famille ou à la tradition [4]. En Angleterre, ce sont même des groupes de femmes " voilées " qui, en collaboration avec des féministes laïques, ont soulevé le problème et l’ont imposé comme objet de débat public. Pour certaines jeunes filles, le port de foulard est parfois une ressource, au sens où il permet de négocier avec l’entourage afin de différer le mariage, poursuivre des études, sortir le soir ou s’investir dans des activités associatives. Il ne s’agit pas d’idéaliser ces situations, ni de faire du foulard le synonyme de l’émancipation des femmes ; il s’agit simplement de montrer que la réalité sociale est complexe, et que le port du foulard n’est pas nécessairement un acte d’adhésion ni même de consentement à une position subordonnée, et encore moins un acte de " servitude volontaire ". Il peut être aussi une stratégie individuelle, plus ou moins consciente, de contournement de la contrainte. On peut juger cela insatisfaisant, limité par rapport à une mobilisation collective de révolte contre la contrainte ; mais on ne peut pas pour autant rejeter cette stratégie individuelle du côté de l’acquiescement à des formes d’oppression auxquelles elle tente précisément d’échapper.
Fiammetta Venner et Caroline Fourest (tout comme Anne Zelensky et Anne Vigerie) ont certes raison d’être vigilantes vis-à-vis des organisations musulmanes qui encadrent certaines jeunes filles " voilées ", de leur attitude vis-à-vis de l’antisémitisme et du message qu’elles véhiculent concernant le rapport hommes-femmes ou la liberté sexuelle ; mais on ne peut pas comprendre la relative augmentation du nombre de jeunes filles portant le foulard en stigmatisant le seul travail " d’embrigadement " des " barbus " : il faut aussi prêter attention au fait que certaines jeunes filles prennent d’elles même l’initiative de porter le foulard, sans y être poussées par des " barbus ". Il faut enfin prendre en compte le rôle qu’ont pu jouer des décennies de relégation et de discrimination, une gestion policière et néo-coloniale de l’immigration et des banlieues, et deux décennies de démolition ou de récupération de toutes les formes de contestation laïques issues de la Marche pour l’Égalité de 1983 [5]. Ainsi que la stigmatisation à outrance de l’Islam, qui a donné au foulard une dimension d’étendard qu’il n’était pas forcément appelé à avoir dans la France du début des années 1980.
Le droit à la différence n’est pas le différentialisme
Pour finir, je ne me reconnais pas, pas plus que je ne reconnais la position de la pétition " Non aux lois d’exception ", dans l’accusation de " relativisme culturel indécent " ou de " racisme différentialiste " - pas plus que dans la formule d’Anne Vigerie et Anne Zelensky : " sacralisation irraisonnée de la différence ". On ne peut en effet pas confondre toute référence au droit à la différence avec les dévoiements et les torsions que lui font subir des courants de pensée différentialistes. Car, pour nombre de défenseurs conséquents du droit à la différence, ce n’est pas la différence qui est sacrée, mais le droit, c’est-à-dire la liberté individuelle. Autrement dit : pour la majorité des défenseurs du droit à la différence (dont je suis), la différence n’a en elle même aucune valeur, et elle n’est pas une obligation ; elle est, comme le dit la formule, un droit, ce qui signifie qu’un individu a le choix, et que, tant qu’il respecte la liberté d’autrui, il peut revendiquer et afficher une différence, comme il peut ne pas la revendiquer ou ne pas l’afficher, sans risquer ni dans un cas ni dans l’autre une quelconque sanction. C’est ainsi, pour ma part, que j’entends la formule pro-choix, dans laquelle je me suis toujours reconnu depuis que la revue existe.