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En finir avec l’adulte

Réflexions sur la domination adulte (Cinquième partie)

par Yves Bonnardel
27 juin 2016

La domination adulte opprime profondément les jeunes. Les "enfants" sont aujourd’hui réputés particulièrement vulnérables et vivent sous l’emprise d’un statut de "mineur" qui, sous prétexte de protection, leur retire l’exercice des droits fondamentaux qui sont reconnus aux majeurs, aux "adultes". Ce statut de mineur entérine en fait de nombreuses sujétions et finalement de nombreuses violences. La famille est ainsi l’institution sociale la plus criminogène qui soit, mais l’école est aussi un lieu privilégié d’exercice d’un ordre adulte oppressif. Le livre d’Yves Bonnardel, La domination adulte, vient rappeler les nombreuses luttes - habituellement passées sous silence - menées par des "mineurs" contre leur condition, contre les discriminations fondées sur l’âge et pour l’égalité politique. Leur donnant la parole, il questionne aussi bien les idées d’enfance et de protection que celle de minorité. C’est aussi la notion même d’éducation qui est ici interrogée. Il nous convie de façon inédite à un véritable voyage révolutionnaire au sein des rapports adultes/enfants, dont notre vision du monde ne sort pas indemne. De ce livre utile, ré-ouvrant un champ de réflexion trop longtemps refermé, voici un cinquième et dernier extrait.

Partie précédente : Déni de capacité

L’adulte est fondamentalement posé comme être autonome et souverain : sérieux, responsable, rationnel, sachant agir en connaissance de cause et avec discernement. L’enfant lui, immature, est enfantin, fantaisiste, capricieux, donc irrationnel et irresponsable, et il lui manque en outre les connaissances nécessaires pour être autonome. L’adulte est ainsi défini à l’encontre de l’enfant, par des caractéristiques qu’on a précisément déniées à l’enfant : la maîtrise de soi, la raison, la culture, la liberté, etc.

On a vu que l’enfance telle que nous la concevons est un mythe qui correspond peu à une réalité « donnée », mais fort à une réalité construite et proclamée. Notre idée d’enfance, d’une enfance incapable, infirme et irrationnelle, est auto-réalisatrice ou, comme on le formule désormais volontiers, « performatrice » [1] : elle produit ce qu’elle énonce et organise. Mais l’idée d’adulte est-elle plus « réelle » ?

Les adultes, sous les nombreux noms qu’ils se donnent (Homo sapiens, Humain, Civilisé, Homme…) se proclament les perles de l’univers. Et de chercher à s’en convaincre eux-mêmes… Ils ont à cet effet été jusqu’à renoncer aux amusements « enfantins », qui sont pourtant le sel de la vie. Depuis le XVIe siècle, l’évolution des structures de domination se caractérise par un mouvement général de différenciation d’avec les dominés, accompagné d’apartheid spatial. Les humains se doivent (doivent à leur dignité) de se différencier des animaux, les civilisés des sauvages, les Blancs des Noirs et autres indigènes, les hommes des femmes, les adultes des enfants… Les dominants ont une attitude de sérieux à arborer, qui marque leur standing et proclame leur noblesse ; c’est ainsi qu’un adulte homme ne saurait en temps normal s’amuser à des « gamineries », des jeux ou des facéties puériles. Le rire, le plaisir d’amusement « innocent », est tendanciellement réservé aux femmes et aux enfants, comme jadis aux Noirs des plantations. Les adultes (hommes) sont « responsables » : ils s’habillent de vêtements ternes et ne rigolent pas tous les jours.

Les adultes ne sont donc ni des animaux, ni des sauvages, ni des enfants, ni des idiots, ni des femmes (du moins en ce qui concerne les hommes)… c’est une litanie qui n’en finit pas. Et comme être enfant signifie une Longue Marche pour devenir adulte, chacun est tenu d’apprendre inlassablement à ne plus « manger comme un cochon », ne pas « faire la bête », se policer, ranger sa chambre, s’habiller, se laver, rester poli, etc. C’est peut-être là le cœur même du projet éducatif. Animaux, enfants, sauvages, femmes… chacun en son genre est inabouti. Chacun est ainsi objet de mépris – mépris censé, autant que possible, rester bien intentionné : c’est ce qu’on appelle paternalisme.

Le dictionnaire nous précise qu’« un adulte est une personne parvenue à sa maturité physique, intellectuelle et affective. » Mais qu’est-ce que la maturité physique ? Est-ce benoîtement la capacité procréatrice, et si oui, pourquoi s’être emparé de ce critère-là ? Rappelons en outre que cette maturité sexuelle, les enfants l’acquièrent autour de l’âge de douze ans. À un niveau sportif, pour prendre une autre acception de l’idée de maturité physique, il semblerait que ce soit l’adolescence, plutôt que l’âge adulte, qui marque l’acmé physique.

On ne sait pas mieux ce que peut bien être la maturité intellectuelle. Là encore, ne serait-ce pas plutôt pendant l’enfance ou à l’adolescence que l’on est au summum de ses moyens intellectuels ? Quant à la maturité affective, pour ne prendre que cette illustration, les incessants drames résultant des histoires d’amour des adultes ne nous amènent-ils pas à la considérer elle aussi d’un œil suspicieux ?

Comme toute idée toute faite, l’idée d’une maturité adulte n’est pas innocente. Tel qu’on les imagine dans l’idéologie humaniste, les adultes seraient des êtres achevés (intellectuellement, affectivement, physiquement), sauraient donc mener au mieux leur barque (leur vie et leurs bagages), seraient individués, genrés, équilibrés et sûrs d’eux… Responsables, surtout.

Personne pourtant n’a jamais rencontré d’adultes autonomes, en paix avec eux-mêmes, etc. Je ne crois pas non plus avoir rencontré beaucoup d’adultes qui me paraissent plus « responsables » (ou « sages », ou quelque autre mot qu’on puisse être tenté d’utiliser pour désigner une vie intelligente) que la plupart des enfants que je connais. Pourtant, les adultes eux-mêmes croient toujours cette fable et tentent désespérément d’accrocher le rôle, de jouer convenablement la partition.

Il n’y a pas un adulte qui ne sache qu’il est fondamentalement aussi vulnérable que l’enfant qu’il a été. La vulnérabilité, la timidité comme au contraire la confiance en soi n’existent pas comme une nature dont on aurait hérité ou qu’on aurait acquise ou conquise : elles dépendent de l’expérience, des circonstances, des situations sociales, des rapports de force ou d’intimidation, etc. Elles sont flux et reflux. Ce n’est que face aux enfants que les adultes apparaissent pleinement assurés – étant enfant, je croyais qu’ils l’étaient réellement. Mais ils ne sont si confiants que parce qu’ils savent qu’ils dominent, que leur parole saura rester parole de maître, qu’ils auront de toute façon le dernier mot, au besoin par la force. Face à des enfants auxquels on a appris à s’écraser, qui dépendent en tout point de leur bon vouloir, les adultes peuvent se rassurer à bas prix.

À vrai dire, le modèle rêvé de l’adulte, être complet, au faîte de son développement, parvenu, a toujours été très fragile. Lui succède aujourd’hui un modèle bien moins assuré, l’adulte en crise, voire l’adulte en devenir ! On a beau être réputé mûr pour la vie sociale et la vie active, il reste toujours aujourd’hui à « arriver », « faire ses preuves »… L’adulte en tout cas a cessé de représenter ce roc inamovible qu’il était censé être, sûr de son bon droit, monolithique et étanche, et n’est plus insensible aux tempêtes existentielles, aux chambardements et aux remises en question… Les deux champs par excellence qui marquent l’empire du monde adulte, celui du travail et celui de la famille, ont tous deux perdu la stabilité que leur procurait autrefois la durée. Ils ne fournissent plus qu’un ancrage incertain aux individus [2]. Recompositions familiales incessantes, formations permanentes, les ombres portées des menaces de divorce et de chômage laissent les adultes funambules sur le fil de leur existence. Le modèle adulte est fissuré, et la vie d’adulte est désormais perpétuellement à construire et reconstruire. Seul le rapport à l’enfant est censé rester solide, garanti par le droit et le pouvoir.

L’adulte était censé rester maître de sa destinée, dans un cadre stable qui n’existe plus. En ce sens aussi, la distinction entre adultes et enfants a pris un coup de vieux. Elle n’a jamais été réellement valable, elle est moins que jamais opérante. D’où des tentatives désespérées de la maintenir à tout prix, de consolider l’édifice lézardé, tentatives qui consistent généralement à réaffirmer en contrepoint la figure de l’enfant, c’est-à-dire, à réassigner férocement les enfants au modèle qu’ils doivent figurer.

Comme dans tout autre type de domination, il y a « exploitation identitaire » des enfants en ce sens que leur statut défavorisé et leur identité dévalorisée permettent en contrepoint l’affirmation d’une identité d’adulte positive et l’acceptation d’un statut qui est perçu comme tissé de privilèges : les adultes ont accès à un très grand nombre de biens, de services, de dispositifs sociaux dont les mineurs sont résolument écartés. La valeur que les adultes peuvent donner à leur statut et à leur identité est d’autant plus importante que l’écart est creusé avec l’idée qu’ils se font des enfants et la réalité des droits qu’ils leur autorisent.

Faute de mieux, on pourrait parler d’adultité pour désigner la réalité sociale d’adulte, tant matérielle ou politique qu’identitaire. De fait, il n’existe pas de terme similaire à celui d’enfance pour désigner... quoi ? L’état d’adulte, la « nature de l’adulte », l’essence de l’idée d’adulte, sa condition, etc. Les dominants n’éprouvent jamais le besoin de se nommer face à leurs dominés, que ce soit comme Blancs, comme humains ou comme adultes.

« L’adulte » sans doute ne sait « ce qu’il est » que parce qu’il a « l’enfant » en face de lui, qui lui révèle ce qu’il n’est pas. L’adulte est censé être autonome, souverain, libre, responsable, on l’a dit. Autant de notions qui apparaissent éminemment positives, et qui tirent beaucoup de leur aura, sans doute, du fait qu’elles nous ont été refusées pendant les dix-huit premières années de notre vie, de même que les privilèges que leur reconnaissance confère.

Pourtant, comme tout le monde les enfants sont plus ou moins ce qu’on attend d’eux, et des enfants dont on attend qu’ils soient autonomes, souverains, libres et responsables ne se distinguent guère des adultes. Je prenais plus tôt l’exemple des fillettes qui doivent s’acquitter des tâches domestiques, ranger la maison et préparer le repas, aller chercher l’eau ou le bois, s’occuper de leurs petits frères et sœurs, etc. Elles s’en acquittent tout aussi bien que des femmes « accomplies ». Sont-elles par ailleurs pour autant « autonomes, libres, souveraines et responsables » ? Les adultes le sont-ils eux-mêmes ?

P.-S.

Les enfants, objets d’amour, par John Holt :

« Presque tous les adultes, les femmes autant que les hommes, utilisent les enfants comme ce que l’on pourrait appeler des objets d’amour. Nous estimons avoir le droit, et même le devoir, de leur imposer notre “amour”, des signes visibles et tangibles d’affection, toutes les fois que cela nous convient, de la façon qui nous convient et que cela leur plaise ou non. Ce faisant, nous les exploitons, puisque nous les utilisons pour nos propres desseins. C’est de cette manière-là, plus encore que de toute autre, que nous utilisons les enfants et l’enfance : ils nous fournissent des objets d’amour. C’est pour cela que nous, les adultes, trouvons qu’il vaut la peine d’« avoir » des enfants et de maintenir l’institution de l’enfance, bien que cela nous coûte cher et nous donne beaucoup de tracas. L’une des raisons pour lesquelles nous avons besoin des enfants à cet effet et les utilisons ainsi est que beaucoup d’entre nous sont cruellement privés de contacts humains et d’affection. La plupart des gens n’ont que quelques personnes envers qui éprouver “légitimement” de l’affection, et encore moins envers qui la manifester, que ce soit en paroles ou par le contact physique. À cet égard, les femmes ont sans doute plus de chance que les hommes. Soit parce qu’elles sont elles-mêmes des objets sexuels, soit, peut-être, parce que la société, faisant d’elles une classe inférieure, leur accorde certaines libertés ; elles peuvent, plus que les hommes, entrer en contact physique avec autrui, tant des hommes que des femmes. Quant aux hommes, ils sont censés ne toucher que les femmes de leur proche parenté, et ne toucher d’aucune manière les autres hommes pour leur témoigner de l’affection.
Nous sommes censés ne pas aimer nos amis. Tout homme qui dirait d’un autre homme, sur un ton chaleureux et convaincu : “Je l’aime beaucoup”, serait extrêmement suspect. Même une femme passerait, en pareil cas, pour une hystérique. Nous ne sommes censés aimer que nos très proches parents directs : enfants, parents, grands-parents et petits-enfants. Même les tantes, oncles, cousines et cousins ne font pas vraiment partie de ce petit cercle à l’intérieur duquel l’amour est légitime. C’est pourquoi tout être que nous pouvons aimer ouvertement, jusqu’au contact physique, n’importe quand et en tout lieu, simplement parce que l’envie nous en prend, sans encourir le blâme ni le ridicule, et, mieux encore, en sachant que nous serons approuvés par l’entourage, tout être de ce genre, dis-je, est infiniment précieux pour nous. Nous recherchons désespérément de tels objets d’amour. Il est extrêmement douloureux d’avoir plus d’amour à donner que de personnes à qui le donner. C’est ce qui rend si pénible l’amour non partagé...
 »  [3]

Notes

[1Le mot est utilisé tout particulièrement par les théoriciennes du mouvement queer, qui remettent en cause les assignations de genre (les masculin et féminin), en soulignant que ces identités ne sont pas des descriptions du réel mais des prescriptions, qui construisent véritablement les personnes – nous tous – qui y sont assignées.

[2Jean-Pierre Boutinet, L’Immaturité de la vie adulte, coll. « Le Sociologue », Paris, PUF, 1998.

[3John Holt, S’évader de l’enfance. Les besoins et les droits des enfants, op. cit., pp. 81-82.