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En marge de l’historiographie des génocides

Présentation d’un livre important : La bibliothèque et le survivant

par Boris Adjemian
23 avril 2025

Quand s’abat la violence, l’exode et l’exil, quand la survie ordonne l’abandon d’une terre, les livres deviennent le territoire manquant. Quand tout est laissé derrière soi, la feuille et le crayon deviennent, plus qu’un viatique, une machine de résistance, la plus simple et la plus rudimentaire mais aussi la plus indestructible, face aux forces de mort et d’effacement. La bibliothèque fait alors office tout à la fois de refuge, d’hôpital, de préfecture, de cathédrale, de maisonnée et de cour de Justice. C’est une de ces histoires de vie et de mort, d’effacements et d’écritures, de dispersion, de collection et de récollection, de littérature et de résistance, que raconte le grand et beau livre de Boris Adjemian : La Bibliothèque et le survivant. Sous-titré Un intellectuel arménien au siècle des génocides, il re-collecte et re-compose, à son tour, les traces et les trajectoires d’Aram Andonian, rescapé du génocide de 1915, réfugié en France en 1919, créateur en 1928 de la Bibliothèque arménienne de Paris, connue sous le nom de Bibliothèque Nubar. De sa conception à sa réalisation matérielle, de sa construction à son ameublement, de la levée des fonds, dans toutes les diasporas, à la constitution du fonds, comprenant des centaines de témoignages de rescapés mais aussi bien d’autres traces des disparus, bien d’autres preuves du crime, bien d’autres mises en forme du vouloir-vivre, c’est toute une histoire sociale de la survivance qui nous est délivrée dans cette oeuvre que nous qualifions de grande et belle à tous égards : par le format – plus de six-cent pages – comme par l’ambition et la puissance émotionnelle, par l’écriture comme par la mise en page et l’iconographie. Sans rechercher le moindre effet épique, sans esquiver tout ce que la réalité historique comprend d’accrocs, de résistances et de conflictualité (une longue partie est notamment consacrée à l’épreuve de l’Occupation nazie, et à la lutte contre le pillage), c’est malgré tout une épopée que Boris Adjemian nous donne à lire. Individuelle, bien entendu, puisqu’une personnalité singulière en est le coeur battant, mais collective tout autant, car l’aventure est collective. En faisant revivre cette aventure, Boris Adjemian fait donc oeuvre de littérature en même temps que de science, et aussi de justice. De cette oeuvre importante, voici un second extrait, tiré encore de sa longue introduction.

Première partie

De par cette dimension duale de l’institution, l’histoire de la Bibliothèque Nubar établit un pont entre l’étude du politique et celle du patrimoine culturel – deux angles qui ne sont que rarement croisés dans l’historiographie du génocide arménien et de ses conséquences au vingtième siècle. Ce faisant, elle nous renvoie à la réflexion portée par Raphael Lemkin, qui place la question des biens culturels non pas en marge mais au cœur de sa conception du génocide. Si la définition du génocide retenue par l’ONU en 1948 n’en fait pas mention, la question est bien présente dans les travaux de Lemkin et a visiblement eu une importance dans l’élaboration de son concept, comme le montrent plusieurs de ses textes, et notamment ses considérations sur ce qu’il définit dès les années 1930 comme les crimes de « barbarie » et de « vandalisme ».

Rendant compte à la fin de sa vie dans les colonnes d’un hebdomadaire arménien des États-Unis de la publication en français des Mémoires de Monseigneur Jean Naslian, Lemkin rappelle que le génocide s’est accompagné de « pertes culturelles incommensurables », non seulement par la destruction des églises, monastères et autres monuments, mais aussi du fait de la disparition des « bibliothèques personnelles, archives et manuscrits historiques de grande valeur » disparus en même temps que leurs propriétaires. Il rappelle que l’arrestation de plusieurs centaines de membres de l’élite intellectuelle arménienne ottomane à partir du 24 avril 1915 – événement qui marque symboliquement la commémoration du génocide depuis la fin de la Grande Guerre –, « intellectuels, écrivains, artistes, éditeurs, enseignants » qui furent pour la plupart assassinés, a porté un coup fatal « à l’esprit d’un peuple ».

Il est très révélateur à cet égard que Raphael Lemkin dise avoir eu « le privilège de rencontrer Aram Andonian », un des rescapés de cette rafle des intellectuels, dont il dit avoir obtenu « une publication rare », sans doute un exemplaire de ses Documents officiels concernant les massacres arméniens publiés pour la première fois à Paris en 1920. La figure d’Aram Andonian réunit en effet à la fois l’intellectuel déporté le 24 avril, le survivant témoin du génocide, mais aussi l’archiviste ayant passé le reste de sa vie à collecter des témoignages sur le génocide et l’auteur ayant entrepris d’en écrire l’histoire. Ces multiples dimensions du personnage résument bien les intersections entre l’histoire des savoirs et des biens culturels d’un côté, celle du génocide et du national de l’autre.

L’histoire culturelle – sans doute vaudrait-il mieux parler ici de l’histoire sociale et politique du culturel ou des pratiques culturelles –, cependant, tient peu de place dans l’historiographie du national arménien au vingtième siècle, car celle-ci s’est en grande partie focalisée sur le génocide et sur ses conséquences historiques, fussent-elles directes ou indirectes, telles que les tentatives de recréation d’un foyer national (en Cilicie, en Arménie soviétique…), l’histoire des migrations arméniennes, celle des partis politiques arméniens et des grandes organisations nationales, etc. L’histoire intellectuelle et culturelle sert rarement de prisme à cette étude du national. Elle est longtemps restée dans l’ombre du génocide, comme si elle était déléguée à d’autres disciplines que l’histoire à proprement parler, telles que les études littéraires.

Ainsi, les livres, et encore moins les bibliothèques et leurs usages, ne trouvent que rarement leur place dans les travaux sur l’histoire des Arméniens au vingtième siècle, sans même parler des écrivains et de la littérature. Le caractère dramatique de cette histoire nationale a consacré le génocide et les migrations qu’il a engendrées comme événement central, « matrice » d’une « histoire en miettes » ou « rupture radicale » au fondement d’une conscience collective de la dispersion. Constitué tardivement après les années 1980, le champ des études sur le génocide arménien est longtemps resté cloisonné et refermé sur lui-même, comme ce fut et est encore parfois le cas des « études arméniennes ». Cette insularité, qui ne favorisait guère le renouvellement des perspectives de recherche, notamment dans le domaine historique, s’est également longtemps doublée d’un manque d’ouverture disciplinaire.

Dans un contexte où la mémoire du génocide, portée par les descendants des victimes, de plus en plus politisée et transnationale, se heurtait à un négationnisme souverain dans les années 1960-1990, la recherche historique sur le génocide, conduite en contrebande par des chercheurs restés plus ou moins en marge des universités, s’est avant tout attachée à établir des faits, à les rendre irréfutables, à donner des arguments à un militantisme de la mémoire longtemps désarmé. On comprend aisément que, dans ce contexte mémoriel où la recherche sur le génocide ne pouvait être autre chose qu’un engagement militant, d’autres histoires du national n’aient pu voir le jour. Malgré une ouverture thématique indéniable à partir des années 2000, l’historiographie du génocide n’a que très récemment commencé à prendre en compte la dimension socioculturelle de l’événement et de sa postérité.

Il est révélateur à cet égard que, dans le cas arménien, l’étude des littératures de la Catastrophe, qui a déjà donné des travaux si considérés, soit restée complètement en dehors du champ historiographique, comme si l’étude du génocide proprement dite était uniquement l’affaire des historiens, et comme si cette histoire devait continuer à s’écrire dans une approche positiviste attachée à établir les faits. La recherche historique sur le génocide arménien ne déroge pas au constat dressé par Judith Lyon-Caen sur les rapports contrariés entre littérature et histoire. « La lecture “historique” », observe-t-elle, « vise à neutraliser la littérature pour fabriquer du document », ne s’attachant qu’à une lecture documentaire des textes littéraires, à leur contextualisation.

Ce sont ainsi deux sphères académiques qui s’ignorent plus ou moins. Lorsque les mémoires d’écrivains sur la déportation sont convoqués par des historiens – l’exemple le plus caractéristique étant celui de Yervant Odian –, comme les récits de déportés en général, c’est uniquement à titre factuel. Or, la manière dont les déportés ont écrit pendant et après le génocide mérite aussi d’être considérée comme un objet d’histoire, comme l’a fait Vahé Tachjian en étudiant les journaux intimes de déportés, leur rapport à l’écriture et l’histoire de leur survie dans le désert, et en comparant ces sources avec d’autres types d’écrits comme les mémoires autobiographiques. Quant aux textes littéraires à proprement parler, il suffit de songer au recueil de récits publié en 1919 par Aram Andonian sur son expérience de la déportation, Ayn sev oreroun…, et à son absence totale de considération dans l’historiographie du génocide, pour mesurer l’écart laissé béant entre les territoires de la littérature et de l’historien. Nulle date, nul acteur ou personnage clairement identifiés ou presque, nulle précision événementielle qui puissent être corroborés ou contextualisés dans ces récits et en permettre cette fameuse lecture documentaire, au contraire de cet autre ouvrage d’Andonian, ses Documents officiels concernant les massacres arméniens publiés en 1920, qui ont tant fait couler d’encre historienne. Il n’en reste pas moins qu’Ayn sev oreroun… dit quelque chose de l’événement que les livres d’histoire ne font qu’effleurer ; on aimerait connaître ce qu’une « expérience de lecture historienne » pourrait en dire.

Cecile Kuznitz constate la même marginalité de l’histoire sociale et culturelle quand elle s’intéresse à l’histoire du YIVO, ou Yiddisher visnshaftlekher institut, l’Institut scientifique juif fondé à Vilnius en 1925, qui a joué un rôle central « aussi bien dans la science moderne juive que dans l’identité nationale juive en diaspora ». Son histoire est restée dans l’ombre de celle de la Shoah, comme si « l’énormité du génocide » avait limité les travaux qui mettraient en avant la vitalité des communautés juives de l’entre-deux-guerres.

Cette tendance a été battue en brèche par un ensemble de travaux récents, qui, dans le sillage d’une « histoire intégrée » prônée par Saul Friedländer dans les années 1990, ont cherché à montrer l’intensité et le caractère transnational des mobilisations des rescapés de la Shoah en vue de témoigner des crimes subis et de les documenter. On peut de ce point de vue dresser sans peine une analogie entre la Bibliothèque Nubar des années 1920-1930 et le Centre de documentation juive contemporaine (CDJC, fondé dans la clandestinité à Grenoble en 1943), pour lequel la collecte documentaire répond, au moins jusqu’aux années 1960, à la fois à une exigence historico-mémorielle et à une perspective judiciaire.

L’action des commissions historiques juives dans les différents pays d’Europe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale n’est pas fondamentalement différente, en nature, des entreprises de documentation des pogroms antisémites en Europe orientale dans la première moitié du vingtième siècle. Surtout, ces collectes de témoignages dans le contexte juif sont comparables à celles qui ont lieu dès la fin de la Première Guerre mondiale dans le contexte arménien, notamment par le biais d’appels dans la presse, avec l’impératif de « prouver le martyre arménien », ou de « documenter le martyrologe arménien », mais aussi à l’initiative de commissions, de groupes de recherches et de personnalités comme Aram Andonian. Là aussi, ces collectes revêtent une dimension transnationale, impliquant des circulations de méthodologies et de savoirs allant de Constantinople à Tiflis, Erevan, Alep, Paris, Le Caire, Boston ou ailleurs. Il est ainsi heuristique de les considérer dans une histoire croisée des pratiques juives et arméniennes.

Ces cas d’étude modifient le regard que nous portons ordinairement sur des sociétés, juives ou arméniennes, marquées par la persécution. Ils rappellent la nécessité de ne pas minimiser la propension des acteurs sociaux à agir sur les conditions de leur propre existence. Alors que l’histoire des mobilisations juives après la Shoah relativise la pertinence des catégories de victime et de survivant, la vie culturelle des communautés de rescapés est un des éléments qui montrent qu’elles ne sont pas passives. De manière analogue, l’histoire de la Bibliothèque Nubar rappelle que la vie collective des communautés diasporiques arméniennes issues du génocide ne se résume pas aux difficultés de l’immigration, à la dépendance vis-à-vis de l’aide aux réfugiés et aux orphelins, à la torpeur du désastre politique et humain. La vie sociale, politique, culturelle et intellectuelle des Arméniens de la diaspora dans l’entre-deux-guerres traduit des capacités de sursaut, de réflexions et d’engagements en faveur d’un regain national, malgré la situation de dispersion et l’absence d’un État, ou même d’un territoire défini. Constat qui nous renvoie au système de valeurs que traduit la patrimonialisation d’une bibliothèque arménienne en exil et de ses collections.

Dernière partie

P.-S.

Ce texte est extrait du livre de Boris Adjemian, La bibliothèque et le survivant. Un intellectuel arménien au siècle des génocides, qui vient de paraître. Nous le reproduisons avec l’amicale autorisation de l’auteur et des Éditions Anamosa.