1. L’Empire n’a jamais pris fin. Cette phrase est apparue pour la première fois dans un rêve de l’écrivain de science-fiction Philip K. Dick : The Empire never ended. Dans l’édition française de L’Exégèse, écrite à partir de 1974, on trouve cette brève notation, sans précision de date :
« Rêve : un grand magasin vendant de vieux magazines de SF rares ; je cherche une série (de romans) intitulée L’Empire n’a jamais pris fin. De toutes les histoires, c’est la plus importante. »
Dans Siva, un roman à forte inspiration autobiographique écrit en 1978, il en dira un peu plus, à travers le récit de son personnage principal :
« L’Empire n’a jamais pris fin. Il avait eu la révélation de cette phrase pendant un rêve grandiose. Un rêve où il se retrouvait gamin à chercher des vieux numéros de revues de S.F. chez les bouquinistes, et plus particulièrement de vieux Astounding. Pendant le rêve, il feuilletait des exemplaires amochés, pile après pile, à la recherche de la série – hors de prix – intitulée L’Empire n’a jamais pris fin. S’il mettait la main dessus et s’il pouvait la lire, il saurait tout. Voilà ce qui était en jeu dans son rêve. »
L’histoire commence quatre ans plus tôt, le 19 février 1974, à Fullerton, en Californie. Âgé de 45 ans, Philip K. Dick, qui a déjà écrit la plus grande partie de son œuvre, vient de se faire arracher une dent de sagesse. Le penthotal ayant cessé de faire effet, il rappelle le dentiste qui lui prescrit un antalgique buccal qu’il se fait livrer par la pharmacie la plus proche. La personne qui apporte le médicament est une jeune fille aux cheveux noirs qui porte un collier en or représentant un poisson. « Qu’est-ce que c’est ? » lui demande Dick. « Un symbole qu’utilisaient les premiers chrétiens » répond la jeune fille.
« À ce moment, quand j’ai fixé ce poisson scintillant et entendu ses mots, racontera Dick, j’ai soudainement expérimenté ce que j’ai plus tard appris s’appelait une anamnèse – un mot grec signifiant, littéralement, perte de l’amnésie. Je me suis souvenu de qui j’étais et où j’étais. À cet instant, en un clignement de cils, tout m’est revenu. La fille était une chrétienne secrète comme je l’étais. Nous devions communiquer par l’intermédiaire de signes cryptés. »
Pendant plusieurs mois, Philip K. Dick va subir une expérience de conscience modifiée. Une immersion dans un état de connaissance où il devient l’hôte d’une « voix ». Celle d’un être qu’il appelle successivement Ubik, Logos, Zebra, Valis ou Thomas. Thomas est un disciple de Jésus persécuté de l’an 70. Et celui-ci lui apprend que ce qui s’est déroulé pendant dix-neuf siècles, de l’an 70 à 1974, est de l’ordre de l’hallucination collective. En réalité, l’Empire n’a jamais pris fin. La voix cessa d’émettre après la démission de Richard Nixon, un événement que Philip K. Dick attendait et espérait. Mais il mettra le reste de sa vie à analyser et à interpréter ce qu’il avait vécu.
Il le fera le long de près de huit mille pages, écrites presque toutes les nuits jusqu’à sa mort le 2 mars 1982. Ces milliers de pages représentent un corpus qu’il nommera lui-même L’Exégèse. Nous aurons attendu très longtemps avant de pouvoir découvrir L’Exégèse, et nous n’en avons encore qu’une édition partielle : un choix d’extraits réalisés par Pamela Jackson et Jonathan Lethem, qui en ont proposé une première restitution en 2011 et Hélène Collon une traduction en français entre 2015 et 2016. Dans L’Exégèse, Dick a régulièrement l’occasion d’expliciter ce qu’il entend par L’Empire ou par Rome :
« Rome est un paradigme. On m’a emmené au sommet de la montagne, en quelque sorte (…) pour me montrer quelque chose. « Tu vois ? m’a dit l’Esprit. Que vois-tu tout autour de toi ? Ce que tu vois, c’est Rome (…) On peut dire qu’il y a deux Rome. Il y a – ou il y a eu – la Rome phénoménale empreinte dans le temps linéaire et désormais disparue, comme tout ce qui y est empreint. Mais « Rome » en tant qu’archétype platonicien existe toujours, en dehors du (de notre) temps ; et c’est cette Rome-là que j’ai vue. Elle gît au-dessous et le sous-tend ; elle est le centre, le pépin dans le fruit, ce que notre monde est réellement une fois ôtées l’une après l’autre toutes les strates d’illusion trompeuse. Seuls les autours extérieurs (les noms), ont été modifiés. »
Qu’est-ce qui s’oppose à Rome ou à L’Empire ? Tout d’abord, c’est la parole et l’activité libératrices d’un homme ou d’un dieu, apparu au Ier siècle de notre ère, appelé Jésus. Mais l’Église, qui s’est donnée pour continuatrice de son message, a en réalité continué le travail de Rome :
« L’Empire se perpétue. Il n’a jamais pris fin. Le christianisme orthodoxe est une des formes que prend l’Empire. »
Un autre rêve que fait Philip K. Dick à cette époque va encore un peu plus loin :
« Rêve : toutes les églises sont sous la coupe du satanisme et tiennent leur pouvoir de Satan lui-même. Le second avènement est arrivé : en dehors des églises ; la véritable église se forme en dehors de l’église (…) Les églises se trompent de Dieu ; c’est Satan qu’elles vénèrent. Ceux qui vénéraient le vrai Dieu ont été chassés de l’église. Ce n’est pas seulement que l’église de l’ordre établi ne possède pas la vraie gnose ; non – elle vénère Satan et tient son pouvoir – un pouvoir considérable – directement de lui. »
Philip K. Dick voit dans les États-Unis d’Amérique et la Russie soviétique deux continuations contemporaines de l’Empire. Il l’explique dans Radio Libre Albemuth, une première version de Siva, écrite en 1976, abandonnée, et publiée après sa mort en 1984 :
« Les U.S.A. et l’U.R.S.S., réalisé-je, étaient les deux sections de l’Empire. Au fond, il s’agissait d’une unique entité, avec un unique système de valeurs. Rome s’étendait partout à travers les âges. Rome écrasait le monde de sa masse, cuirassée comme elle l’était, énorme avec ses noirs murs de métal, ses geôles et ses rues, ses chaînes et ses anneaux de fer, ses guerriers casqués. »
Ce ne sont pas les seuls. Tous les peuples que Rome a colonisés ont également, chacun à leur manière, « continué » Rome : sinon dans les faits, au moins en esprit. En particulier la Gaule, ce morceau de planète que nous nous sommes habitués à appeler la France.
Et c’est ce morceau de planète qui va nous intéresser ici.
2. La France « fille aînée de l’Église » est logiquement la fille aînée de l’Empire. La façon dont celle-ci a été contaminée par les modalités propres au patriotisme romain était déjà un sujet de méditation privilégié de la philosophe Simone Weil. On retrouve ses analyses visionnaires dans des écrits qui, comme L’Exégèse, de Dick, ont été publiés à titre posthume. En particulier L’Enracinement, un long texte rédigé à Londres entre janvier et avril 1943, et laissé inachevé, alors que Simone Weil a rejoint la France libre. Alors, ce qu’elle tente d’élaborer, c’est un « patriotisme subordonné à la justice », c’est-à-dire concevoir « la réalité correspondant au nom de France de telle manière que, telle qu’elle est, dans sa vérité, elle puisse être aimée avec toute l’âme. » Et cela suppose de passer au crible tout ce qui, dans son Histoire, répond au modèle impérial, en quoi cette France continue Rome et son culte de la grandeur et s’oppose avec de bien mauvaises armes au nazisme qu’elle combat. Mais déjà le texte « Quelques réflexions sur les origines de l’hitlérisme », publié en janvier 1940, et qui part de l’idée que « seul depuis deux mille ans Hitler a su copier correctement les Romains » explore différentes perpétuations françaises de l’Empire. Si l’identification française à la mentalité romaine sera particulièrement tapageuse dans les exemples de Richelieu, Louis XIV ou Napoléon, on la retrouve en tous lieux et en tout temps, de façon plus ou moins nocive :
« La France a eu beaucoup d’esprits de premier ordre qui n’ont été ni les serviteurs ni les adorateurs de la force, y écrit Simone Weil (qui cite notamment François Villon, François Rabelais ou Jean-Jacques Rousseau). Mais ceux qui furent l’un et l’autre contribuent à former chaque génération successive. La seule chanson de geste connue dans les lycées célèbre Charlemagne, c’est-à-dire une entreprise de domination universelle. Le culte de la grandeur conçue selon le modèle romain nous a été transmis par une chaine presque ininterrompue d’écrivains célèbres. »
Et cela n’est pas surprenant, tant Rome a infusé la conscience humaine dans l’écriture de son Histoire. Rome a inventé la propagande comme accompagnement nécessaire de la force. Et nous voyons encore le monde par le prisme déformant de celle-ci :
« Nous ne connaissons l’histoire romaine que par les Romains eux-mêmes et par leurs sujets grecs, contraints, les malheureux, à flatter leurs maîtres : il faut ainsi un effort de critique continuel pour apprécier équitablement la politique de Rome. Nous sommes habitués à nous mettre à la place des Romains, même quand c’est la Gaule dont ils s’emparent (…) La propagande et la force se soutenaient mutuellement ; la force rendait la propagande à peu près irrésistible en empêchant dans une large mesure qu’on osât y résister ; la propagande faisait pénétrer partout la réputation de la force. »
Essayer de raconter notre histoire sans tomber dans l’illusion romaine, tenter de penser notre passé sans épouser un point de vue de propagandiste, est très difficile. Et essayer de le faire en passant par l’exégèse de l’Histoire elle-même est une tâche spécialement périlleuse. Comme le dit encore Simone Weil :
« Par la nature des choses, les documents émanent des puissants, des vainqueurs. Ainsi l’histoire n’est pas autre chose qu’une compilation des dépositions faites par les assassins relativement à leurs victimes et à eux-mêmes. »
Pour cela, on peut passer par plein de chemins possibles. C’est ce que je ferai dans L’Empire n’a jamais pris fin même si, dans ces chemins, j’essaierai d’être le plus rigoureux possible. Rigoureux sur les faits. Libre sur l’interprétation.
3. Je ne suis pas historien. Je suis exégète. Je ne fais donc pas de l’Histoire au sens scientifique. Ce que je propose dans L’Empire n’a jamais pris fin, c’est une exégèse de celle-ci, c’est-à-dire une interprétation de son texte. C’est une interprétation « subjective » et elle passe notamment par les chroniques, les récits, les allusions littéraires ou les constructions mythiques. Ce qui m’intéresse, ce sont les miettes de cet étrange biscuit qu’on appelle le « roman national » et qui continue de peser de tout son poids sur notre présent.
Que ce soit Clovis, Dagobert, Charlemagne, la croisade contre les Albigeois, la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons ou Jeanne d’Arc, le texte de l’Histoire sera donc, dans le livre que vous tenez entre les mains, très librement interprété.
Mais celui-ci l’est toujours, même et surtout quand on ne s’en rend pas compte, et l’accumulation de diplômes, la pétition de principe ou la prétention scientifique n’y changent pas grand-chose. « Lis le Coran comme s’il n’avait été écrit que pour ton propre cas » disait Shihab ad-Din Yahya Sohrawardi, le grand mystique persan du XIIe siècle. On pourrait ajouter : Nul ne lit jamais le Coran que pour son propre cas. Et nul n’aborde l’Histoire autrement. Admettre le faire de façon « subjective » est, de mon point de vue, moins une question de méthode que d’honnêteté. Ainsi parlait Jules Michelet :
« Augustin Thierry avait appelé l’histoire narration ; Guizot, analyse ; je l’appelle résurrection. »
Il est aujourd’hui de bon ton de se moquer de Michelet. Trop approximatif, trop lyrique, souvent dépassé. C’est oublier à quel point, même et surtout quand nous n’y pensons pas, nous avons été marqués en profondeur par la vision subjective qu’il a donné de notre passé. Jules Michelet a « inventé » notre Histoire. Et son invention est devenue, dans une certaine mesure, notre réalité. Toute discutable soit-elle aux yeux des historiens modernes, son Histoire de France est devenue quelque chose comme notre Bible, notre Coran, notre Bhagavad-Gita. Se contenter d’en critiquer les inexactitudes ou se moquer de ses effets de style, c’est surtout s’aveugler sur la folle beauté de sa démarche, comparable à la traversée par un homme d’un labyrinthe immense et aux indénombrables ramifications. C’est cette traversée du labyrinthe de l’Histoire qui a fait passer son entreprise individuelle en une aventure universelle, et un voyage dans le passé en une écriture du futur. « Le Livre est vivant, disait le grand islamologue Henry Corbin, parce qu’il ne cesse de « se passer » dans les âmes » À l’instar de la Bible, du Coran ou de la Bhagavad-Gita, le livre de l’Histoire de France n’est pas « passé ». Il est toujours en cours. Dans sa dimension symbolique, l’Histoire est toujours en train d’advenir dans les âmes, et c’est la raison pour laquelle elle implique une exégèse. Chaque fois nouvelle, chaque fois singulière. Comme pour tout texte sacré, chaque regard posé sur l’Histoire est susceptible de révéler un autre de ses visages. Et celle-ci a autant de visages que de personnes qui se mettent à la lire comme si elle n’avait été écrite que « pour leur propre cas ».
« Le passé dicte le futur » dit Dale Cooper à la fin de la troisième saison de Twin Peaks, alors qu’il s’apprête à retourner dans le passé pour en déplacer les coordonnées et mieux mordre dans le présent. Plus que jamais, la façon dont nous interpréterons notre passé, avec les yeux de notre présent, quitte à le mettre sens dessus dessous, sera cruciale dans la manière que nous aurons d’écrire notre avenir.
4. Je ne suis pas historien. Je suis exégète. Je le suis aussi dans le sens où je « crois » à L’Exégèse, de Philip K. Dick. Je prends au sérieux ce qu’il a traversé, écrit, vécu – comme je prends au sérieux les intuitions et les visions des poètes ou des écrivains (Villon, Rabelais, Rousseau, Blake, Nerval, Tolstoï, Rimbaud, Jarry, Artaud), qui vont nous accompagner le long de ce voyage – dans la continuité des Sans Roi.
Les Sans Roi : ces disciples de Jésus, appelés par les chrétiens « gnostiques » ou « manichéens », qui n’ont pas participé à cette perpétuation de Rome qu’a été l’Église et ont été persécutés par elle une fois le christianisme devenu religion officielle de l’Empire.
Des disciples de Jésus qui, à commencer par Simon le Magicien, ont voulu suivre sa parole sans reconstruire ce que Jésus avait préalablement rendu obsolète : un culte organisé, autoritaire et hiérarchique, avec des interdits et des obligations. Des disciples de Jésus qui se sont battus contre un pouvoir mais n’ont pas cherché à le remplacer. Des disciples de Jésus qui, dans le cas des Bons Hommes, appelés par l’Église « cathares », ont même été exterminés par elle.
Les formes que prirent leurs systèmes métaphysiques furent toutes assez différentes, mais ce qui les réunit, c’est la distinction de deux dieux. Tout d’abord un faux Dieu, fou, méchant, aveugle, idiot, qui se croit le grand chef des hommes : le Démiurge. Et que les hommes adorent comme une sorte de super-César.
C’est ce Dieu que raillera notamment Rimbaud dans son poème « Le Mal » en 1870 :
« Il est un Dieu, qui rit aux nappes damassées
Des autels, à l’encens, aux grands calices d’or ;
Qui dans le bercement des hosannas s’endort,
Et se réveille, quand des mères, ramassées
Dans l’angoisse, et pleurant sous leur vieux bonnet noir,
Lui donnent un gros sou lié dans leur mouchoir ! »
Il y a ce Dieu. Oui. Mais il y a également la véritable divinité épiphanisée par Jésus. Et celle-ci est impuissante dans notre monde mais elle peut agir dans le cœur de l’homme. Alfred Jarry résumera la distinction métaphysique des Sans Roi dans un article de La Revue blanche de 1899 :
« Le Christ n’est pas venu accomplir l’ancienne loi de Jéhovah le Démiurge, mais l’abolir. Toutes les religions adorent le Démiurge ; la gnostique : Dieu. »
Dans le « Psaume des Naassènes », un poème Sans Roi cité par le pseudo-Hippolyte dans la Réfutation de toutes les hérésies, Jésus est présenté comme un guide qui aide l’âme humaine à sortir de son labyrinthe de malheurs :
« L’âme souffre, jouet et esclave de la mort
Tantôt, investie de la royauté, elle jouit de la lumière
Tantôt, précipitée dans le malheur, elle pleure
Tantôt elle se réjouit et tantôt elle pleure
Tantôt elle pleure et tantôt elle est jugée
Tantôt elle est jugée et tantôt elle meurt
Tantôt, enfin, elle ne trouve plus d’issue,
Âme infortunée, ses courses errantes l’ont amenée dans un labyrinthe de malheurs
Alors Jésus dit : Regarde, ô Père
En butte au malheur, elle erre encore sur la terre loin de Ton souffle
Elle cherche à fuir l’odieux chaos et elle ne sait comment le traverser
C’est pourquoi, Père, envoie-moi
Je descendrai portant les sceaux
Je traverserai la totalité des éons
Je lui révèlerai tous les mystères
Je lui montrerai les formes des dieux
Et je lui transmettrai sous le nom de gnose les secrets de la sainte voie. »
Pendant longtemps, on n’a connu les Sans Roi qu’à travers les réfutations produites par les hérésiologues. À partir de 1945, par la découverte d’une jarre contenant une cinquantaine de leurs écrits au milieu du désert de Nag Hammadi, on a pu les lire par eux-mêmes. Dans ces textes, Jésus les appelle les Sans Roi, parce que leur relation à la divinité n’est pas celle de vassaux à un être qui les domine. Dans le Discours du Sauveur, par exemple, Jésus dit :
« Je ne suis pas venu en seigneur mais en soutien. Je suis votre frère en secret. »
L’égalité est au cœur de la pensée des Sans Roi : l’égalité entre tous les hommes, l’égalité homme-femme et l’égalité avec les animaux. D’où leur végétarisme. Si une hiérarchie peut parfois émerger, elle n’est pas intrinsèque, mais conditionnée par la place des individus dans la société : ceux qui sont plus petits sont d’autant plus proches de la vérité qu’ils sont plus faibles en autorité. Dans L’Évangile de Thomas, Jésus dit :
« Celui qui a la puissance, puisse-t-il renoncer ! »
Au sujet des Bons Hommes exterminés entre le XIIIe et le XIVe par l’Église de Rome alliée au Royaume de France, Simone Weil écrira :
« Seuls ils ont vraiment échappé à la grossièreté d’esprit, à la bassesse du cœur que la domination romaine a répandu sur de vastes territoires et qui constituent aujourd’hui encore l’atmosphère de l’Europe. »
Quant à la notion d’un lien spirituel entre les « gnostiques » et les « poètes voyants », elle a été énoncée une première fois par André Breton, dans un texte de 1949, Flagrant Délit, alors qu’il apprend la découverte des manuscrits dans le désert de Nag Hammadi :
« On vient de découvrir dans une jarre, à cinquante kilomètres au nord de Louxor, un lot de manuscrits sur papyrus datant du troisième siècle après J.C. et rédigés en langue copte. Il s’agit d’une douzaine de gros volumes dont la reliure de cuir est encore intacte. Ils comportent plusieurs dizaines de traités religieux et de livres sacrés, utilisés pour le culte de la secte religieuse gnostique.
Les Gnostiques sont à l’origine de la tradition ésotérique qui passe pour s’être transmise jusqu’à nous. Or, il est remarquable que les poètes dont l’influence se montre aujourd’hui la plus vivace, dont l’action sur la sensibilité moderne se fait le plus sentir (Hugo, Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé, Jarry) ont été plus ou moins marqués par cette tradition. Mieux même, il semble que souvent, sans l’avoir aucunement en vue, alors qu’ils s’abandonnaient en toute solitude à leur voix intérieure, il leur arriva de recouper cette tradition, d’abonder dans son sens par une autre voie. Il y a là un grand mystère sur lequel nous sommes quelques-uns à demeurer penchés. »
À l’instar des écrits de Philip K. Dick et de Simone Weil qui parlent de la perpétuation de l’Empire, j’ai également pris ce passage d’André Breton très au sérieux. Comme j’ai pris au sérieux l’idée, non d’une disparition, suivie éventuellement d’une réapparition, mais d’une permanence de la présence de Sans Roi dans les marges de notre récit, et parfois cachés au cœur même du texte de l’Histoire. Cachés en pleine lumière. Ce serait comme un monde à l’intérieur du monde, une Histoire parallèle à l’Histoire.
Dans ce premier livre, cette histoire passe par Jésus, Marie-Madeleine, les « gnostiques », les « manichéens », les « cathares », les poètes (Charles d’Orléans, François Villon), une poétesse de l’action (Jeanne). Mais elle ne s’arrêtera pas là, et dans son chemin difficile jusqu’à aujourd’hui, elle devrait trouver des épiphanies particulières à la Renaissance, lors de la Réforme, pendant l’âge classique, à la Révolution, et le long des deux derniers siècles, pour enfin frapper violemment à la porte du jour.
C’est cette Histoire de France que j’aimerais raconter ici. Une Histoire de France perçue sous le prisme de l’anarchie spirituelle, de la mystique révolutionnaire ou de la poésie absolue.
Une Histoire de France qui n’a, je crois, pas encore été écrite.
5. Ce qui va suivre est le début d’un voyage. Un voyage, qui se continuera, je l’espère, sur plusieurs années, plusieurs livres, et dont l’objectif est de traverser, d’interroger et de raconter un récit alternatif au roman national, de César à Macron et de l’invasion de la Gaule au Métaverse.
Nous sommes un peuple de « Gaulois réfractaires » a dit le petit président Macron. « Vous êtes des Sans Roi » nous dit Jésus dans les textes retrouvés à Nag Hammadi. À notre tour d’écrire notre Histoire « non-romaine ». Notre « théologie non-seigneuriale » de l’Histoire.
Ce qui suit est l’exégèse de l’Histoire de notre vie sur ce territoire que nous nous sommes habitués à appeler la France. Une histoire de notre lutte, spirituelle comme matérielle, contre toutes les formes de pouvoir politiques et religieux. Une histoire de la reconnaissance au droit de disposer de nous-mêmes et au devoir de ne pas disposer des autres. Une histoire de nos tentatives d’émancipation, de nos combats, de nos échecs et de nos victoires.
Comment nous nous sommes battus,
Comment nous sommes morts,
Comment nous sommes revenus,
Comment nous avons continué à nous battre.
Alors, comme dirait l’autre :
Si vous n’aimez pas mon Histoire de France, écrivez la vôtre [1].