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Eugénisme progressiste

A propos de récentes (et moins récentes) déclarations sur les jeunes et les vieux

par Sylvie Tissot
4 février 2021

Il y aurait des « vies qui en valent plus que d’autres », a affirmé François de Closets récemment, les autres désignant les plus de 80 ans, vivant une sorte de « bonus » facultatif, surtout en temps de pandémie. Ces propos atroces en rappellent d’autres, tenus il y a 10 ans dans la France de Sarkozy, et ils participent du même eugénisme que nous dénoncions alors quand Alain Minc avait lancé une très abjecte proposition sur les « très vieux ». La tonalité « progressiste » que ce dernier tentait de mettre en avant (la solidarité) subsiste aujourd’hui à travers la défense (qui sonne tellement faux) de la jeunesse privée de liberté et d’études, victime de la politique sanitaire. Au nom des « jeunes » donc, de la « génération sacrifiée », on met en concurrence des générations, et toutes les autres responsabilités disparaissent magiquement du décor. Comme si c’était dans ces termes, « jeunes » contre « vieux », que les choix se posaient, et pas dans d’autres, bien différents, engageant de tout autres visions politiques : des financements publics pour le secteur médical et le monde de l’éducation plutôt que les profits des grandes entreprises, une politique de prévention plutôt que de répression, etc.

« Progressiste », tel est l’adjectif qui a été utilisé par le conseiller de Nicolas Sarkozy, Alain Minc, pour qualifier la proposition faite vendredi 7 mai 2010, et que Martin Hirsch, ancien Haut Commissaire aux solidarités, a trouvée « intéressante » : soustraire les « très vieux » au système général de la Sécurité sociale pour imputer leurs dépenses de santé à leur patrimoine ou à celui de leurs ayants-droits.

On ne compte plus les déclarations faites au nom des principes les plus généreux, des valeurs les plus édifiantes. République, droits de l’homme, universalisme, lutte contre le sexisme, générosité et humanité : tout est bon à prendre pour expulser les sans-papiers, exclure des collégiennes et des lycéennes et interdire l’espace public à des femmes, réprimer dans les banlieues... Mais personne n’avait encore osé, au nom du « progressisme », défendre une idée qui constitue une dérive idéologique de plus dans la France de Sarkozy : une mesure d’inspiration tout simplement eugéniste.

Comment, en effet, qualifier autrement la proposition d’Alain Minc ? Car derrière l’argument économique et très vaguement social (faire payer à ceux qui peuvent payer), il y a tout simplement la constitution d’une catégorie à part : des personnes « très vieilles », ou plutôt, faudrait-il dire, « trop vieilles », pour être considérées, à égalité de toute autre, comme partie prenante de la solidarité nationale.

C’est « un luxe », dit Alain Minc, qu’un homme de 102 ans bénéficie de 15 jours d’hospitalisation en service de pointe. C’est un « cadeau », dit-il, qui lui a été fait à lui – l’homme dont il parle étant son propre père. Il faut pourtant expliquer à cet illustre économiste une chose très simple. Bénéficier de la Sécurité sociale, ce n’est pas recevoir un « cadeau », c’est tout simplement un . Un dû qui s’inscrit dans un système, lui véritablement progressiste, organisant collectivement des transferts financiers des personnes qui, à un moment donné, sont en bonne santé vers celles qui sont malades, des personnes travaillant vers les chômeurs et les retraités etc.

Si Alain Minc se sent personnellement coupable de bénéficier d’un tel « cadeau », lui qui doit en effet bénéficier d’une situation financière tout à fait confortable, qu’il milite donc pour la suppression de ces « cadeaux » faramineux faits aux plus riches, le bouclier fiscal, ou encore pour l’augmentation des droits de succession et l’alourdissement de l’impôt sur la fortune !

Ni « cadeau », ni « luxe ». Le luxe, c’est le superflu, c’est ce dont on peut se passer. L’accès aux soins, c’est un droit inaliénable, universel, quel que soit son sexe, son statut socio-économique, son origine et… son âge. Et quel que soit le coût des soins. En priver certains parce qu’ils sont « très vieux » (d’ailleurs, à partir de quand passe-t-on de « vieux » à « très vieux » ?), c’est estimer qu’ils ne sont plus assez en vie, plus assez utiles, plus assez vigoureux pour le mériter. C’est subordonner la considération accordée à la vie humaine à sa « vitalité ».

Patrick Buisson, un autre conseiller de Nicolas Sarkozy, voit dans la vigueur sexuelle des hommes un indice de santé sociale. Dans un livre récent, il vibre à l’évocation des « flux séminaux » qui animent la nation française, déplorant les moments de son histoire où celle-ci est devenue « femelle ». Même sous un vernis « progressiste », les idées vichystes s’affichent aujourd’hui, autour de l’Elysée, de plus en plus ouvertement.

P.-S.

Les propos d’Alain Minc : « Il y a un problème dont on ne parle jamais (...) c’est l’effet du vieillissement sur la hausse des dépenses d’assurance maladie et la manière dont on va le financer. (...) Moi j’ai un père qui a 102 ans, il a été hospitalisé 15 jours en service de pointe. Il en est sorti. « La collectivité française a dépensé 100.000 euros pour soigner un homme de 102 ans. C’est un luxe immense, extraordinaire pour lui donner quelques mois ou, j’espère, quelques années de vie. (...) Je trouve aberrant que quand le bénéficiaire a un patrimoine ou quand ses ayants droits ont des moyens que l’état m’ait fait ce cadeau à l’oeil. Et donc je pense qu’il va bien falloir s’interroger sur le fait de savoir comment on récupère les dépenses médicales sur les très vieux en ne mettant à contribution ou leur patrimoine quand ils en ont un ou le compte patrimoine de leurs ayants droits ».