Nommer et définir les agents
Cette approche des noms des associations doit être liée à un autre ensemble de processus de catégorisations, celles désignant non plus les actions mais les agents qui les portent. Comme cela a déjà été évoqué plus haut, la société et les institutions françaises éprouvent clairement des difficultés à trouver des « noms » pour désigner cette partie de la population qui n’est pas blanche. Quant aux jeunes d’origine africaine, ils sont confrontés à des difficultés du même ordre pour trouver les termes qui captureraient la diversité, les contraintes et les paradoxes de leur expérience. Nombre d’entretiens en témoignent :
« Aujourd’hui, on a beau chercher à nous présenter comme “fils d’immigrés”, comme des “Français d’origine…”, dans la présentation des choses, je me considère plus comme un afro-européen, toujours dans cette logique d’évolution, on a une histoire, une identité à défendre. Quand j’entends des politiques qui prétendent que « pourquoi vous rejetez le côté français », on le rejette pas, vous nous rejetez, ce n’est pas la même chose ! (avoir la double nationalité, c’est pas être double jeu, c’est être dans l’acte)/…/ c’est pas que je rejette l’étiquette fils d’immigrés, oui, mes parents sont immigrés ; mais moi ? voilà, on le sait très bien, ça se voit, donc c’est pas la peine de préciser. Mais en tant que français, c’est un peu ce que j’ai dit lors des élections « ah, je suis français ? eh bien, on va le vérifier » (A.K. nov. 2008) ;
« C’est pas anodin que tout ce que je fais est un lien aussi avec ma culture, avec la culture de mes parents. Et je trouvais que… dans ma construction identitaire, c’était quelque chose qui au début, n’était pas facile à porter, il faut le dire. D’avoir cette connaissance, on va dire, avec la culture de mes parents d’origine, et d’être née ici en France, d’être citoyenne française… on va dire à part entière, mais en même temps avoir cette identité plurielle qu’on dit, identité multiple, d’être noire avec… donc c’était assez complexe quand je suis arrivée vers l’adolescence, où je me suis retrouvée face, on va dire, à un problème identitaire » (S.N., sept. 2008) ;
« Je pense qu’on est Français et Sénégalais. Voilà. Donc on est nés en France, on a des origines sénégalaises, et on se place là. » (Membre de l’association Nouvel Espoir de Thialy).
Comme on peut le voir dans ces citations, ces « jeunes » peuvent, pour se désigner, invoquer la nationalité, la citoyenneté ou le processus migratoire ; mais les difficultés qu’ils rencontrent pour se « nommer » découlent également de leur expérience sociale au quotidien, dans laquelle ils sont encore et malgré tout perçus comme « ineffablement » étrangers :
« Tout commence à l’école, quand on te demande d’où tu viens. Tu (prenant l’enquêtrice blanche pour exemple) vas dire « Je viens de la cité X », mais quand la même question m’est posée, et que je réponds « Je viens de la cité Y », on me demandera « Mais d’où viennent tes parents ? » Depuis l’école primaire, j’ai réalisé qu’on nous pose les mêmes questions, mais ce n’est pas la même réponse que l’on attend. » (A.K., nov. 2008).
Ces agents tentent donc à la fois de classer et d’exprimer les dimensions complexes et diverses de leurs expériences, de leurs choix et de leurs positions, ce qui comprend des dimensions personnelles et genrées, des identifications attribuées, des liens revendiqués avec leurs lieux de naissance et de vie autant qu’avec celui de leurs parents (ce dernier étant parfois choisi, parfois imposé ou fortement suggéré par des adultes). Lorsqu’ils hésitent ou proposent une variété de termes [1], ils essaient de traduire simultanément une volonté et un droit à être « différent », et un état de fait et un droit à être « égaux ». Dans une recherche antérieure à Roubaix avec des jeunes principalement d’origine algérienne, C. Neveu avait mis en lumière des procès équivalents. Ces jeunes, d’une part, revendiquaient que leur présence dans la société française soit totalement admise et reconnue (ils refusaient de devenir « invisibles » dans les représentations photographiques de la population de la ville, par exemple), y compris via une « banalisation » de leurs origines ; d’autre part, ils voulaient aussi que leurs « spécificités » soient reconnues. Ils voulaient être à la fois reconnus et ignorés, vus et non remarqués (Neveu, 1999).
L’émergence récente de dénominations « à tirets » (hyphenated) peut être analysée comme une des nombreuses tentatives pour restituer ces expériences singulières et collectives. Ainsi de la banalisation de termes tels que « franco-africain », « euro-africain » ou encore « franco-malien » ou « franco-sénégalais » pour désigner les jeunes d’ascendance immigrée (et par lesquels eux aussi peuvent s’auto désigner, voir citation plus haut). De fait, le terme de « franco-africains », s’il est utilisé par les jeunes eux-mêmes, relève aussi d’une construction sociale par des acteurs institutionnels, associatifs et ONG.
Ainsi, des « Rencontres de la jeunesse franco-africaine » ont eu lieu en 2005 à Marly-le-Roi et Bamako, impliquant de nombreuses associations, avec l’appui de l’INJEP, (Institut National de la Jeunesse et de l’Education Populaire) et du GERFAC (Groupement d’échanges, de recherche, de formation et d’action pour le co-développement) et la participation du Haut Conseil des Maliens de France. Le dispositif du « Peuplier à palabres » (qui permet d’organiser des rencontres débats), mis en place à la suite de ces rencontres, banalise depuis l’usage du terme « jeunesse franco-africaine » que ce soit à travers les différents supports de communication de l’organisme ou parce que les jeunes eux-mêmes sont amenés à l’utiliser s’ils veulent profiter du dispositif.
De telles catégorisations peuvent, au même titre que celles concernant les actions des associations, conduire nombre de ces « jeunes » à se penser dans une opposition binaire entre « ici » et « là bas » ; elles peuvent également conduire à « culturaliser », « ethniciser » ou « internationaliser » des préoccupations qui sont peut-être avant tout « franco-françaises », a fortiori quand elles portent sur la question raciale en France. En ce sens, l’usage de ces termes pourrait également être compris comme une forme d’évitement de la question raciale en parlant de jeunes « franco-africains » plutôt que de jeunes « français noirs ».
Mais elles peuvent aussi être lues comme une aspiration à ce que la diversité et la complexité tant des expériences que des positions particulières de cette fraction de la population soient prises en compte ; ce serait alors la compatibilité même de ces différentes dimensions d’identifications et d’expérience qui pourrait ainsi être affirmée [2].
Il est extrêmement révélateur qu’un terme ne soit que rarement employé explicitement dans les entretiens déjà menés, celui de « noir » [3]. Alors qu’il a été utilisé dans le contexte français des années 80 pour louer la victoire de l’équipe nationale française de football, décrite par l’expression « black, blanc, beur » (en tant que preuve certifiée de la réussite du « modèle français d’intégration »…), et qu’il est évident qu’il entre en jeu dans de nombreux discours, représentations et pratiques, la société française (et la communauté scientifique) développe une très forte réticence à l’usage d’un terme aussi « racial ».
Il faut ici remarquer que les termes « black » et « noir » n’ont pas forcément la même « résonance » ; de manière paradoxale, alors qu’à l’origine « black » en anglais fut une « couleur politique », celle de la lutte contre les inégalités et le racisme, son usage en français semble permettre de « neutraliser » cette dimension proprement politique tout en euphémisant les dimensions raciales.
A titre d’exemple, les échanges enregistrés lors d’une rencontre-débat associative à Paris soulignent les tactiques d’évitement et les revendications entourant ce terme : évoquant l’importance de l’engagement associatif des jeunes « blacks », une responsable associative blanche s’est fait interpeller et reprendre par une jeune noire, qui l’encourageait à utiliser plutôt le terme « noir » en lui demandant quel effet cela lui ferait si on l’appelait « la white » (réunion sur la mise en place d’un réseau inter-associatif de veille et de lutte contre les violences policières, Cinéma Images d’Ailleurs, Paris, 2007).
Néanmoins, la société française commence à y être confrontée, particulièrement depuis les émeutes de novembre 2005 dans les banlieues françaises, par lesquelles se serait ouverte « une nouvelle ère, d’évidence raciale presque aveuglante » (Fassin et Fassin, 2006 :7).
Les révoltes ou la « crise des banlieues » ont eu comme conséquences paradoxales un double mouvement, alliant une plus grande reconnaissance de la question des discriminations, notamment celles vécues par les jeunes d’ascendance immigrée [4], et une racialisation des débats émanant d’une diversité d’acteurs sociaux et politiques (voir Fassin et Fassin, 2006). On a ainsi pu voir émerger, parallèlement aux prises de position décrivant les « jeunes » des quartiers populaires en termes racialisés, un autre processus, au terme duquel : « aujourd’hui, les victimes parlent et disent leur expérience d’out-group racialisé /…/ un fait de conscience collective s’est fait jour, qui traverse la hiérarchie des classes sociales et s’impose publiquement » (Lorcerie, 2007 : 329). La création du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires de France) en avril 2006 peut être lue comme constitutive de ce mouvement d’affirmation publique [5].
Nombre des questions évoquées ici doivent encore être approfondies ; dans l’imbrication complexe entre mise en œuvre de politiques publiques, catégorisations proposées, appropriées, rejetées, dans les tensions et paradoxes liant expériences des jeunes et des parents, relations entre « ici » et « là-bas », ou encore dans les articulations entre « question raciale » et question sociale, résident une matière riche pour l’analyse des transformations contemporaines des identifications, des représentations et des pratiques citoyennes. A la suite du travail pionnier de R. Williams sur les « mots-clés », on peut alors considérer avec D. Fassin que « /…/ l’embarras pour désigner les réalités de la question raciale, embarras de nature à la fois éthique et pratique, n’est pas un obstacle à la connaissance de ces réalités, il en est la condition » (Fassin, 2006 : 25).
Références bibliographiques
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