Sans être des forcenés de l’enquête, nous sommes de nature curieuse. Il nous est donc venu à l’esprit de nous pencher sur une proposition de loi particulièrement choquante déposée le 5 mars 2003 à l’Assemblée nationale, et « visant à la reconnaissance de l’œuvre positive de l’ensemble de nos concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française ». Nous avons parcouru, d’un œil curieux, la liste des quelques dizaines de députés UMP ayant signé cette proposition de loi.
Il nous est également venu à l’esprit de consulter la composition de la « commission de réflexion sur le port de signes religieux à l’école ».
Pour être honnête, il ne s’agissait pas de pure curiosité : nous avions une petite idée derrière la tête. Car un spectre hante le débat actuel sur le foulard à l’école : le spectre du passé colonial. Quelques exemples :
– dans l’appel que nous avons signés contre l’exclusion des élèves portant le foulard, cette exclusion est présentée comme « une mesure brutale et discriminatoire, venant redoubler toutes les injustices que subissent déjà, dans leurs quartiers, les jeunes des milieux populaires, en particulier ceux qui sont issus de l’immigration post-coloniale » ;
– cette formule a choqué madame Elisabeth Roudinesco, qui a rétorqué, dans une tribune favorable à l’exclusion (Libération, 27 mai 2003), que la France d’aujourd’hui n’est pas en situation de guerre coloniale ;
– d’autres partisans de l’exclusion (MM. Kintzler, Taguieff, Teper et Tribalat) s’en prennent, dans leur appel à l’exclusion (Libération, mai 2003), à la « culpabilité post-coloniale des beaux quartiers », responsable selon eux du « laxisme » de la gauche « bien-pensante » face aux élèves voilées ;
– analyse reprise au mot près par Anne Viguerie et Anne Zelensky dans leur appel « Laïcardes puisque féministes » (Le Monde, juin 2003), qui demande, froidement, l’interdiction du port du foulard à l’école mais aussi dans les lieux pulbics, les lieux de travail et, à terme, dans la rue ! MM. Viguerie et Zelensky dénoncent elles aussi les effets pervers de la « culpabilité post-coloniale » ;
– enfin, dans la revue Prochoix (juin 2003), Caroline Fourest et Fiammetta Venner reprochent également à ceux qui refusent l’exclusion de faire preuve d’une complaisance coupable à l’égard de l’intégrisme musulman, sous prétexte que beaucoup d’entre eux font partie des dominés ; elles ne reprennent pas la formule « culpabilité post-coloniale », mais l’analyse est sensiblement la même et, par un amusant hasard (à moins qu’il s’agisse d’un retour du refoulé ?), elles présentent la présence de foulards à l’école comme le résultat d’une tentative de « colonisation » de la part des réseaux intégristes.
Bref : en laissant notre regard aller et venir de la proposition de loi relative à « l’œuvre positive » de la France en Algérie à la commission de réflexion sur le port d’insignes religieux à l’école, nous avions une petite idée derrière la tête. Quelque chose comme une intuition...
Eh bien, l’intuition s’est vue confirmée ! Parmi la vingtaine de parlementaires UMP prenant part à la Commission de réflexion sur les signes religieux à l’école, huit sont également signataires de la proposition de loi visant la reconnaissance de « l’œuvre positive de l’ensemble des Français en Algérie » : Martine Aurillac, Jacques Dommergue, Claude Goasguen, Jean-Yves Hugon, Mansour Kamardine, Lionel Luca, Hervé Mariton, Eric Raoult, Michèle Tabarot.
Étonnant, non ?
Non, pas vraiment. Ce n’est pas un hasard : la stigmatisation et les attitudes phobiques ou haineuses à l’encontre des jeunes filles qui portent le foulard ne tombent pas du ciel, elles sont au contraire, dans une large mesure, le produit d’une tradition islamophobe française, qui trouve ses racines dans la propagande coloniale et dans le droit d’exception qui s’est construit dans les colonies, à partir du Sénatus-Consulte du 14 juillet 1865. Ce texte de loi divisait en effet la nation en deux entités : les citoyens à part entière d’un côté, et de l’autre les « indigènes », décrétés inaptes au plein exercice de la citoyenneté, au motif qu’ils sont soumis au droit musulman, lui même considéré comme étant fondamentalement et irrémédiablement contraire à « la morale ».
Cet épisode est bel et bien, si l’on en juge à la fureur que déclanchent les élèves qui portent un foulard, un passé qui refuse de passer.