À l’occasion de la journée du 8 mars, et de la sortie de deux films sur la sociologue et militante féministe Christine Delphy [1], trois projections-débats doivent avoir lieu à la mairie du vingtième arrondissement de Paris. Ou plutôt devaient avoir lieu – car l’une d’entre elles devra être reprogrammée ailleurs, suite au blacklistage par la Maire, Frédérique Calandra, d’une des invitées : la journaliste Rokhaya Diallo. Pourquoi une telle censure dans une mairie qui a, pendant plusieurs semaines, orné sa façade d’une longue banderole en faveur de la liberté d’expression ? C’est ce que nous allons voir.
Alors que les logos « Je suis Charlie » sont apposés jusque sur le site de la mairie, « l’esprit du 11 janvier » ne semble déjà plus souffler dans l’arrondissement parisien. Finie la « mobilisation citoyenne » pour défendre le droit de tous et toutes à s’exprimer… Dans le Vingtième, la liberté d’expression s’arrête en réalité là où commence la volonté de la Maire d’imposer ses idées en censurant celles qui ne lui plaisent pas. Car pour justifier le veto, ce sont bien les positions politiques de Rokhaya qui sont évoquées, et plus encore le fait qu’elle les exprime publiquement.
Lèse-Charlie
Parmi les motivations transmises par la mairie, il y a d’abord une tribune critique sur Charlie Hebdo co-signée par Rokhaya Diallo avec 19 autres journalistes, chercheurs, avocat-e-s, militant-e-s, en 2011. On croyait que depuis Voltaire, Zola et beaucoup d’autres, la tribune publique était, tout autant que les caricatures, un des symboles de la liberté d’expression. On croyait que c’était une des principales armes des intellectuels engagés et des combattants de la liberté. Rien de tout cela dans le vingtième arrondissement : Rokhaya Diallo n’a manifestement pas le droit de s’indigner de l’instrumentalisation politique de l’incendie de Charlie Hebdo, et du silence médiatique sur un autre incendie, meurtrier, contre des Roms.
Lèse-Caroline
La seconde raison du véto municipal, plus ridicule encore, est la participation de Rokhaya à la création d’une association, Les Indivisibles, et d’une cérémonie satirique, Les « Yabon Awards », qui a commis l’irréparable en 2012 : décerner une banane à « Sœur Caroline » Fourest pour « saluer » certains de ses propos islamophobes. On croyait révolus le délit de blasphème, le sacrilège ou le crime de lèse-majesté : tel n’est pas le cas, manifestement, lorsqu’est en cause Sœur Caroline.
Voile
Troisième grief : Rokhaya ose penser – et dire ! – que les lois anti-voile de 2004 et 2011 sont… islamophobes ! Des lois répressives qui ciblent les musulmanes seraient donc des lois antimusulmanes ? Quelle idée saugrenue ! À quand donc l’interdiction de parole, au sein du vingtième arrondissement de Paris, pour tou-te-s les militant-e-s, chercheurs et chercheuses, hommes et femmes politiques, qui dénoncent depuis 2003 la stigmatisation dont sont victimes les musulmans et les musulmanes, notamment par le biais de campagnes « anti-voile » ?
Citons, par exemple, pour ne parler que d’universitaires un peu connus, quelques une-s des premiers signataires d’une pétition s’opposant à la loin antifoulard de 2004, et à sa logique stigmatisante et discriminatoire : Gilbert Achcar, Pierre Aubenque, Etienne Balibar, Philippe Bataille, Christian Baudelot, Stéphane Beaud, Daniel Borrillo, Saïd Bouamama, Jocelyne Cesari, Monique Chemillier-Gendreau, Didier Fassin, Eric Fassin, Françoise Gaspard, Nacira Guénif-Souilamas, Olivier Lecour-Grandmaison, Catherine Lévy, Danièle Lochak, Gérard Mauger, Laurent Mucchielli, Jean-Luc Nancy, Gérard Noiriel, Beatriz Preciado, Maurice Rajsfus, Jacques Rancière, Florence Rochefort, Sylvie Tissot, sans oublier... Christine Delphy elle même, par ailleurs auteure de nombreux articles qualifiant la loi antifoulard de loi islamophobe, mais aussi signataire de la tribune de 2011 sur l’incendie de Charlie Hebdo et d’une pétition de 2012 Intitulée « Yabon Awards : Nous votons Fourest ! » !
Et pourquoi pas, enfin, interdire de territoire la ministre de la Justice elle-même, Christiane Taubira, puisqu’elle aussi avait refusé, en 2004, de voter cette loi antifoulard qu’elle jugeait stigmatisante ?
Oussama
Comble du grotesque, enfin : Rokhaya serait l’alliée objective d’Oussama Ben Laden ! Remercions ici la vigilance des édiles municipaux du vingtième arrondissement, sans qui, sans doute, le « venin salafiste » aurait continué à s’introduire jusque sur les ondes des radios. Car c’est bien là – en octobre 2010 sur AgoraVox TV– que Rokhaya aurait fait ce surprenant aveu. Lequel ? Jugez vous même, c’est accablant ! Ainsi parlait Rokhaya :
« Ce que je dis c’est que ce que dit Ben Laden n’est pas faux et qu’on lui donne des arguments pour nous menacer : c’est-à-dire que ce que vous dites, c’est que maintenant que Ben Laden nous a menacé en nous demandant de retirer les troupes, il n’est plus question de le faire, et je trouve que c’est absolument anormal de raisonner comme ça. On aurait dû les retirer. On aurait dû les retirer de puis bien longtemps, et le fait que Ben Laden se prononce ou pas dessus ne doit avoir absolument aucune incidence sur notre position ».
En d’autre termes : il est absurde de maintenir nos troupes en Afghanistan au seul motif que Ben Laden aurait demandé de les retirer. N’est-ce pas là une opinion inacceptable ?
Plus sérieusement, si on lit bien les propos de Rokhaya Diallo, c’est précisément son point de vue à elle qui s’affranchit de toute influence de Ben Laden, et ce sont au contraire ses adversaires va-t-’en-guerre qui apparaissent clairement comme les pantins et les alliés objectifs du leader d’Al Qaïda.
En réalité, ce qui se passe est plus grave qu’une censure d’idées. On sous-entend, on discrédite, on disqualifie, tout cela au moyen d’accusions vagues et de rumeurs fantaisistes, dignes des plus belles chasses aux sorcières. Rokhaya Diallo aurait d’ailleurs, a-t-il été dit pour finir, des « affinités » avec… Tariq Ramadan !
Tariq
Si, si ! Cela aussi a été invoqué ! Et avouons-le : si tel n’avait pas été le cas, cela aurait manqué.
« Des affinités », donc ? Rokhaya aurait-elle lu Ramadan, l’aurait-elle seulement entendu ? Lui aurait-elle parlé ? Soyons fous : l’aurait-elle rencontré ? Aurait-elle même été jusqu’à déjeuner avec lui ? Peut-être s’est-elle simplement indignée de la diabolisation dont il est victime ? Nous n’en saurons rien, et c’est à vrai dire sans importance, car il n’est même pas utile de préciser quoi que ce soit. Comme les militants progressistes de la période maccarthyste, accusés d’avoir lu des textes « communistes », d’avoir peut-être rencontré des « communistes », voici désignés les nouveaux ennemis de l’intérieur.
Précisons tout de même que, quelle que soit la nature des dites « affinités », il est en soi problématique de les rendre infamantes au point d’exclure une journaliste du débat démocratique. Car enfin, quoi qu’on puisse penser de ses analyses et ses positionnements, Tariq Ramadan n’est, objectivement, ni Le Pen ni Faurisson, ni Soral ni Zemmour – et il en est même très loin. Ses positions politiques le situent sur le plan socio-économique quelque part entre le Front de gauche et Europe Ecologie, et sur la politique internationale quelque part entre Europe Ecologie et le NPA. Sans doute ses options sont-elles nettement plus conservatrices sur certaines questions, notamment le mariage pour tous et plus largement l’égalité de traitement entre homos et hétéros – mais sans la radicalité, l’acharnement et la polarisation haineuse qui s’est récemment déchaînée à ce sujet dans de larges secteurs de l’UMP… Disons que Tariq Ramadan se situe, sur ces questions, quelque part entre le MODEM et l’UMP, tendance Juppé plutôt que Sarkozy ou Mariton, tandis qu’il évolue par ailleurs entre Europe Ecologie et le NPA : qui d’autre, dans ces espaces politiques, a jamais été déclaré infréquentable par Frédérique Calandra et ses amis socialistes ?
Tariq Ramadan, par ailleurs, est musulman, et les remarques qui précèdent rendent la question difficilement évitable : cette référence musulmane ne serait-elle pas le problème ? Et lorsqu’ainsi cette simple islamité devient en soi le problème, n’est-ce pas précisément le commencement de ce qu’on nomme islamophobie ?
Quoiqu’il en soit, il n’y a donc qu’un seul point sur lequel « l’affinité » avec Tariq Ramadan pourrait être problématique, aux yeux de la femme de gauche que prétend être Frédérique Calandra, à savoir « la question homo », mais il se trouve que sur cette question il est de notoriété publique que Rokhaya Diallo n’a précisément pas d’affinité avec lui, quand bien même elle pourrait en avoir sur nombre d’autres sujets… Bref, tout cela est fort confus, et la seule chose qui en ressort, c’est qu’en fait Mme Calandra n’a besoin d’aucun fait précis, ni pour déclarer Ramadan infréquentable, ni pour documenter la coupable « affinité » de la journaliste avec ledit infréquentable.
Nous sommes bel et bien dans une vision délirante : celle d’une menace obscure, diffuse, et d’une peur de la contamination. Il suffit d’être « en affinité » avec Tariq Ramadan, fût-ce sur les positionnements les plus classiquement humanistes, démocrates et de gauche, pour devenir suspect (ou plutôt, directement : coupable) – suivant la même logique qui faisait, pour Mc Carthy et ses hommes, qu’une simple fréquentation de meetings antiracistes et anti-ségrégationnistes devenait suspecte et même coupable, puisque lesdits meetings étaient fréquentés aussi par de nombreux communistes…
Il semble en tout cas qu’aujourd’hui, toute personne (ou toute femme ? ou toute femme musulmane ? ou toute femme musulmane et noire ?) ayant un jour dans sa vie critiqué Charlie Hebdo ou Caroline Fourest – ou pire encore : les deux ! – risque de se voir déclarer persona non grata dans le Merveilleux Vingtième de Mme Calandra…
Lèse-DSK ?
À moins peut-être, puisque Mme Calandra place le débat sur le terrain de « l’affinité », que ce qui pose problème soit l’irrévérence de Rokhaya à l’égard d’un certain Dominique Strauss-Kahn, dont notre Maire se déclara très tôt « proche », et dont elle fit même son « maître à penser »… avant de déplorer, après l’affaire du Sofitel, une grande « perte pour la France », en n’ayant manifestement rien de plus à reprocher à son « maître » qu’un léger « problème » : « il est dominé par sa bite »… Des propos qui ne sont que des propos privés, rapportés par son entourage – puisque malheureusement, cette femme publique, qui commença sa carrière publique en se réclamant publiquement de DSK, n’a jamais jugé nécessaire de publiquement qualifier et condamner les pratiques « sexuelles » criminelles de son mentor.
Rokhaya Diallo, il est vrai, s’est publiquement positionnée tout autrement vis-à-vis dudit mentor, en n’évacuant pas, notamment, la question du viol derrière celle du « libertinage » et des problèmes de « bite », et en participant même à un ouvrage collectif regroupant de nombreuses féministes : Un troussage de domestique. Y aurait-il donc, à côté du crime de lèse-Charlie et du crime de lèse-Caro, un crime de lèse-Dominique ?
Nous ne trancherons pas : cette dernière hypothèse n’est… qu’une hypothèse ! Mais une hypothèse d’autant moins absurde que le débat prévu s’intitulait ironiquement « Violences sexistes : pas de ça chez nous ! », et portait précisément la question du sexisme d’en haut, et de son invisibilisation au profit d’une polarisation sur un sexisme populaire, banlieusard, immigré, musulman, bref un sexisme d’en bas. Voici sa présentation :
« Pas en France, pas dans les centres-villes, pas chez les politiques : les violences sexistes, à en croire certains, seraient avant tout le fait des "autres", les pays lointains, les banlieues, les pauvres… Ces discours ont des effets redoutables, dans un pays où la violence contre les femmes est extrêmement répandue et n’épargne aucun milieu. Avec Rokhaya Diallo, journaliste, co-auteure de : Un Troussage de domestique ; Christelle Hamel, chercheure INED, responsable enquête Virage (Enquête nationale sur les violences subies et les rapports de genre) ; Alix Béranger, membre de la Barbe, groupe féministe activiste, et de Genre et Ville. »
Ce qui est certain, quoi qu’il en soit, c’est que d’autres motifs ont bel et bien été invoqués, mêlant le délit d’opinion et l’insinuation délirante, voire la criminalisation… Ce qui est certain, c’est enfin qu’au nom de ces arguments obscurantistes Rokhaya Diallo a bel et bien été black-listée – et tout cela, bien entendu, sur fond de « Vive la liberté d’expression », et autres « Je suis Charlie »… Dans ce territoire d’exception que semble devenir le vingtième arrondissement, Madame le Maire décide donc de qui a droit à la parole publique, et qui n’y a pas droit. Et c’est tout naturellement qu’une femme, une femme noire, se trouve exclue de la journée internationale des droits des femmes.
Ce n’est pas seulement sur notre refus, notre mépris, notre combat contre ces pratiques que nous conclurons, mais aussi sur notre solidarité, évidemment, avec une personnalité publique intègre, courageuse, intéressante, nommée Rokhaya Diallo, qui, de Rioufol en Calandra, semble traverser, en ces temps de xénophobie, d’islamophobie et de négrophobie exacerbées, un chemin semé d’embûches.