Que l’on soit militant.e de la cause écologiste, climatosceptique ou encore indifférent.e à tout cela, en vacances, au travail, sous la canicule ou non (mais il est difficile de lui échapper cette année), nul n’ignore plus aujourd’hui ni le nom ni le visage de Greta Thunberg. À elle aussi, il est difficile d’échapper tant le battage médiatique autour de sa personne est intense.
Greta ne dit rien que de connu, pourtant Greta dérange. Les réactions qu’elle suscite sont même de plus en plus violentes : son discours à l’Assemblée, mardi 23 juillet, a encore été l’occasion de déchaînements virulents.
Le summum de la haine misogyne et handiphobe a été atteint mardi 23 juillet par Michel Onfray, auto-proclamé philosophe, à qui revient donc la palme du sordide tant sa plume trempe dans la boue de ses fantasmes libidinaux, poursuit le vieux sillon de la haine des femmes et témoigne du mépris des personnes autistes en général – avec, en prime, une touche de dédain généralisé pour la jeunesse (à lire ici mais on peut aussi fortement s’abstenir).
Selon le vieux philosophe qui, visiblement, ne supporte pas de recevoir de leçons d’un plus petit que lui, Greta, jeune fille autiste Asperger militante écolo, serait donc rien moins qu’un “cyborg” (je passe les allusions à son corps de poupée et les implicites sexuels qui s’y trouvent logés). Et finalement, son visage “qui ignore l’émotion – ni sourire ni rire, ni stupéfaction, ni peine ni joie”, à “l’enveloppe” “neutre”, sur “un corps sans chair”, ne fait rien moins qu’annoncer “l’avènement du posthumain”, “ce vers quoi l’Homme va”.
Monsieur Onfray, vous qui voulez laisser l’autisme de Greta “de côté”, sachez quand même que, loin de représenter le posthumain, son visage, comme le mien et comme celui de la plupart des autistes, ne fait que traduire la difficulté que nous avons d’exprimer physiquement nos émotions – ce qui ne veut pas dire que nous n’en avons pas, loin de là. Si les autistes représentaient le futur de l’humanité, comme vous le dites, permettez-moi de vous dire que vous, vous en seriez plutôt le passé, obscurantiste et borné.
Non, nous, autistes, ne sommes pas posthumains. Nous sommes, malheureusement pour nous, bien dans le présent, dans un présent difficile et auquel nous nous accrochons malgré nos spécificités sensorielles et neurologiques qui ne nous rendent pas la tâche facile. Malgré la stigmatisation dont nous sommes victimes. Malgré les préjugés qui pleuvent dès que nous tentons de nous exprimer. Et ce n’est pas parce que nous ne manifestons pas comme vous nos émotions, ce n’est pas parce que nous avons une rationalité et une affectivité différentes de la vôtre que nous ne sommes pas aptes à penser et à peser dans les débats contemporains. Oui, Greta est intelligente et, du haut de ses 16 ans, elle peut au moins vous enseigner l’humilité.
Monsieur Onfray, on peut apprendre de tout et de quiconque, même des enfants. Encore faut-il savoir interroger. Mais au lieu de chercher, il est parfois plus facile de cracher. Au lieu de tenter de comprendre, il est peut-être plus vendeur de crucifier. Hélas, loin de nous le temps des intellectuels français que le monde nous enviait et celui de la french theory qui rayonnait jusqu’en Amérique (et qui s’y lisait d’ailleurs davantage que chez nous – France, éternel pays des vieux conservateurs !)…
J’ai lu ailleurs que l’autisme de Greta la rendrait vulnérable à la manipulation ou encore qu’elle souffrirait de “troubles obsessionnels”. On va même jusqu’à critiquer l’éducation de ses parents (interview du docteur Laurent Alexandre pour Le Point, publié le 23 juillet 2019). C’est, encore une fois, méconnaître totalement ce qu’est l’autisme en général. Pourtant ces réflexions viennent, là, non d’un philosophe mais d’un médecin. Si Greta avait grandi en France, elle aurait été enfermée en hôpital psychiatrique et mise sous neuroleptiques dès ses premiers jours de grève et cela, non pas parce que l’autisme est une forme de psychose, mais parce que nous avons 50 ans de retard sur le reste du monde dans la prise en charge de ces troubles de la communication et des interactions sociales. Il faut encore le répéter, chaque jour, des dizaines de fois : l’autisme n’est pas une maladie, ce n’est pas non plus une déficience mentale (bien que parfois cela puisse être associé, comme cela peut être associé à un très haut potentiel intellectuel ou à une intelligence normale), ce n’est pas le futur de l’humanité non plus. C’est un trouble du neuro-développement qui entraîne des particularités perceptives, sensorielles, comportementales et de communication. Mais nous sommes humains et nous avons droit à la parole. Encore faut-il qu’on nous la donne. Greta a eu cette chance-là. Et son intérêt spécifique (et non le “trouble obsessionnel”) pour l’écologie n’invalide en rien la pertinence de ses propos, au contraire.
Mais la petite Greta Thunberg n’a pas seulement le tort d’être autiste, elle est en plus femme et adolescente – autant dire tout le contraire de ce qui fait notre paysage politico-intellectuello-médiatique actuel. Et cela est insupportable pour la plupart des hommes. Qu’elle ait tort ou raison, peu importe au fond. Là n’est pas, là n’est plus, il me semble, aujourd’hui la question. Car ce que le phénomène Greta révèle au fond, c’est l’éternel phallocentrisme de la pensée française que déploraient déjà les féministes des années 1970 (et Derrida avec elles), c’est la phallocratie de nos institutions politiques (allez voir les commentaires des députés qui ont boycotté son discours), une République des héritiers toujours vivace, héritiers qui refusent d’écouter toute pensée de la différence et qui affichent sans complexe leur mépris des plus faibles. Cynisme suprême, le CETA fut voté le jour même où Greta défendait l’écologie à l’Assemblée.