Dans ce contexte sombre du début du XXIe siècle, une cause semble avoir progressé : celle des gays et des lesbiennes. L’ouverture du mariage aux couples de même sexe n’est-elle pas d’ailleurs une des rares promesses de campagne tenue par François Hollande, le président socialiste élu en 2012 ? Bien avant la France et le vote de la loi Taubira en 2013, de nombreux autres pays dans le monde avaient acté la reconnaissance de l’homosexualité que marque l’accès au mariage.
L’état des lieux n’est pourtant pas aisé à établir. Car à côté de ces progrès dans la conquête de droits, la répression n’a pas cessé. Elle s’abat même de plus en plus ouvertement dans des pays où l’homosexualité, parfois passible de peine de mort, est lourdement pénalisée [1]. Un Occident plus progressiste contre des régions du monde « en retard » ? Cette vision est répandue, qui oppose grossièrement les zones du progressisme sexuel et celles de l’obscurantisme, notamment religieux.
En réalité, l’homophobie n’a pas disparu « chez nous », en témoigne la vigueur du mouvement « Manif pour tous », né en 2012 en opposition à la loi Taubira [2]. Pour tenter de mieux évaluer les progrès de l’acceptation et ses limites, des enquêtes sur l’homophobie, ses ressorts et les lieux où elle sévit sont plus que jamais nécessaires. Ce n’est pourtant pas la voie que j’ai suivie puisque ce livre est consacré à des espaces dont les habitants cultivent la tolérance.
Dans certains quartiers comme ceux où j’ai mené mon enquête, à Paris et à New York, la haine des gays et des lesbiennes semble être une attitude proscrite, relevant d’une histoire ancienne. De nombreux hétérosexuels et hétérosexuelles habitent le Marais, « quartier gai » de Paris, et Park Slope à Brooklyn, connu pour les lesbiennes qui y vivent depuis plusieurs décennies maintenant [3]. La présence de gays et de lesbiennes parmi leurs amis, collègues et voisins s’est banalisée, et le soutien au mariage des couples de même sexe est souvent évident, voire enthousiaste.
Bref : ces hétéros sont gayfriendly, vocable formé à partir des mots anglais gay, homosexuel, et friend, ami.
En utilisant ce mot, il ne s’agit pas seulement de se réapproprier celui qui est employé, aux États-Unis et de plus en plus en France, par les personnes concernées, mais aussi de prendre pour objet une attitude particulière, positive, et plus encore faite de « sympathie ». Pourquoi lui consacrer un livre plutôt que tout simplement prendre acte des progrès accomplis ? Parce que la gayfriendliness, le fait d’être gayfriendly, ne marque pas une étape aisément repérable dans la progression supposée inéluctable des droits et de l’égalité. Elle désigne une manière d’envisager l’homosexualité qui nous en dit autant sur la place des gays et des lesbiennes dans la société d’aujourd’hui que sur le groupe qui s’en fait le défenseur : des hétérosexuels richement dotés en capital culturel et économique, habitant des quartiers aujourd’hui gentrifiés où s’est regroupée, à partir des années 1980, une importante population gaie.
Ces propriétés sociales déterminent la manière dont ils regardent les gays et les lesbiennes, sélectionnent ceux et celles qu’ils veulent fréquenter, et comment ils interagissent avec eux. Elles expliquent aussi que leurs vues se sont imposées dans l’espace public, au détriment des formes d’acceptation qui existent chez d’autres groupes sociaux et qui restent largement invisibles.
Pour résumer, j’ai estimé que la gayfriendliness méritait une étude en soi, tant elle prend des formes ambivalentes et plurielles, construites à partir de prises de position plus ou moins positives vis-à-vis de l’homosexualité et d’une proximité variable avec des gays et des lesbiennes [4].
Ce livre n’est pas une charge contre des hétéros « hypocrites », chez qui il s’agirait de débusquer une homophobie cachée. Il examine une norme sociale construite par et pour des dominants qui a, néanmoins, profondément redéfini la place des gays et des lesbiennes dans la société. Elle a fait reculer l’homophobie en en faisant un stigmate ; mais, reposant sur certains présupposés et certaines exigences, elle n’y a pas mis fin.