Après l’ahurissant appel au meurtre lancé sur Twitter par le très distingué président de l’association des Amis du Palais de Tokyo, Bernard Chenebault, c’est un pas de plus qui est franchi vers le passage à l’acte, avec un très macabre montage symbolique au coeur de Rome : un mannequin à l’effigie de la militante pendu sous un pont. L’occasion de revenir sur une panique morale aussi instructive qu’abjecte.
« Haro sur Greta Thunberg, la démoniaque vestale hitléro-maoïste ». Ce titre peut paraître caricatural, mais il n’est qu’un collage, réalisé par Samuel Gontier sur son excellent blog « Ma vie au poste », de quelques-uns des propos le plus récurrents qui ont été tenus, pour de vrai, sur la militante écologiste dans les principaux talk-shows télévisés – à commencer bien entendu par celui du désormais incontournable Pascal Prout.
Car s’il s’est trouvé quelques avocat.e.s pour défendre sa cause et sa personne, l’activiste a inspiré surtout, dans l’univers select de l’éditocratie autorisée, une foule de procureurs déchaînés : « irrationnelle » (sic), « illettrée » (re-sic), « louche » (re-sic, comme toute la suite), « ridicule », « sadique », « fanatisée », « totalitaire », elle s’est vue accuser d’à peu près tous les maux, dans des débats aux intitulés quelque peu orientés :
« Greta Thunberg en fait-elle trop ? »
« Cause noble, discours navrants ? »
Et quelques autres du même genre, que nous évoquerons plus tard [1].
« Elle commence à nous énerver, celle-là » s’est esclaffé Olivier Galzi sur LCI, et à plusieurs reprises, sur sa chaine CNews, Pascal Prout a confessé lui aussi se sentir « très mal à l’aise » – rejoint d’ailleurs (dans ledit « malaise ») par deux autres éditocrates : Benjamin Morel et le très actif et très islamophobe Christophe Barbier.
Et comme on les comprend ! Une jeunesse qui sort de son statut d’objet parlé pour devenir sujet parlant, comme c’est « malaisant » ! [2] Surtout quand ladite jeunesse est de sexe féminin ! Surtout quand c’est pour critiquer, dénoncer, accuser. Surtout quand la critique s’énonce en termes crus, explicites, sans détours ni précautions, sans euphémismes, sans s’excuser ni demander la permission, sans emprunter aucune des voies bien balisées de la féminité acceptable et audible : sourires, séduction, politesse, diplomatie, bref : la carte de la « bonne meuf », celle de la petite fille modèle ou celle de la Madone douce et maternelle. Surtout quand, en plus, elle déroge aux canons de la « normalité » neurologique ! Surtout enfin quand ce que critique ladite jeune femme neuro-atypique est un ordre économique, politique, social et symbolique auquel collaborent servilement, et de longue date, tous ces éditocrates très adultes, très mâles, très « normaux » et très friqués – et très blancs, évidemment.
Plusieurs psychologues ont analysé, en des termes parfois très pertinents, la panique morale qui s’est emparée de cette petite caste, plus habituée à donner des leçons qu’à en recevoir, a fortiori, répétons-le, de la part de personnes moins âgées, moins anonymes, moins masculines, moins « normales », moins riches et moins célèbres. Mais quelques considérations supplémentaires s’imposent, d’ordre sociologique et politique. Tout d’abord sur l’opportunité de cette cabale : à l’heure où les gouvernements sont mis sur la sellette, le Greta-bashing médiatique s’avère singulièrement bienvenu pour les pouvoirs en place. Singulièrement compatible avec les éléments de langage macroniens, par exemple. Ceux, entre autres, qu’a relayés Brune Poirson, secrétaire d’Etat à la transition énergétique (« On ne peut pas mobiliser avec du désespoir, presque de la haine »), ceux du ministre de l’Éducation Jean-Michel Blanquer (« J’en ai assez des discours d’angoisse », « Il faut dépasser le stade du cri »), et ceux bien sûr du président en personne, stigmatisant au micro d’Europe 1 les « positions très radicales » de Greta Thunberg, qui (la vilaine) « antagonise nos sociétés » – des propos tenus, rappelons-le tout de même, quelques jours après avoir initié une immonde campagne sur « l’immigration », les « abus », les « fraudes » et l’« insécurité culturelle », dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle antagonise la France « de souche » contre ladite immigration.
Quelques remarques s’imposent également sur les multiples comparaisons, invraisemblables mais répétées à l’infini, que cette campagne « anti-Greta » a vu proliférer, entre d’une part l’actuelle mobilisation de la jeunesse contre une dictature, celle du profit, et d’autre part (c’est authentique, ils ont osé) l’embrigadement de la petite enfance par des dictatures, et pas n’importe lesquelles : les pires. Car c’est à la jeunesse endoctrinée, fanatisée et enrégimentée qu’a été comparée – et même plus que cela : assimilée – la jeunesse révoltée de 2019. À la jeunesse formatée par les régimes staliniens (sic), maoïstes (re-sic), castristes (re-sic, comme tout ce qui suit), aux Kadhafistes, aux Khmers rouges, sans oublier évidemment les jeunesses hitlériennes [3].
Vertigineusement bêtes et méchants, ces amalgames le sont à plusieurs égards. En eux-même d’abord, mais aussi quand on les rapporte à leurs locuteurs et leurs contextes d’énonciation. Il est instructif en effet de se demander qui sont les forts en gueule – et surtout en surface médiatique – qui ont énoncé ces énormités sur des plateaux de télévision, en toute tranquillité, en toute impunité, sous les applaudissements parfois de leurs hôtes. Le rapprochement entre le mouvement social de Greta Thunberg et les « totalitarismes » en général, ou le nazisme en particulier, est sorti par exemple, dans « L’heure des prouts » sur CNews, de la grosse bouche d’un fin connaisseur : le bloc-noteur d’extrême-droite Ivan Rioufol (dont la production fut fort bien documentée et démontée par Sébastien Fontenelle dans l’indispensable Les éditocrates). Un amalgame que le responsable de l’émission, l’irresponsable Pascal Prout, s’est contenté de qualifier de… « courageux » [4].
Cet amalgame entre une révolte écologiste et un ordre « totalitaire » a été opéré aussi par une autre experte en matière de fascisme (et de rond de serviette chez Pascal Prout) : Charlotte d’Ornellas, journaliste-militante pour Radio Courtoisie, Présent, Valeurs actuelles, L’incorrect, Boulevard Voltaire – peut-on imaginer un pédigrée plus marqué ?
Quant à Alexis Brézet, venu au journalisme dans un giron guère plus gauchiste (celui d’Alouette FM, la chaîne privée de Philippe de Villiers), et invité lui aussi à participer au Télé-Crachat de CNews, il s’est contenté de qualifier l’activiste de « vestale fiévreuse » – ouvrant ainsi sur un second champ lexical très en vogue pour disqualifier un adversaire : celui du fanatisme religieux et de l’obscurantisme. Et c’est ainsi que des Benjamin Morel, Raphael Liogier, Gérard Leclerc ont surenchéri – sur CNews toujours – dans l’appel à la « raison », à « l’argumentation rationnelle », à la science et au progrès technique, renvoyant implicitement ou explicitement la jeune activiste du côté d’une « sorte d’irrationalité » (Morel) et des « affrontements superstitieux, religieux » (Liogier), voire – pourquoi s’en priver ? – de l’autodafé, de l’Inquisition, de la dictature théocratique :
« On retrouve la Florence de Savonarole, on l’envoie pour dire : vous avez péché, vous êtes le mal, nous sommes les enfants, nous sommes la pureté. C’est ça qui fondamentalement est malaisant. » (Benjamin Morel, toujours).
L’appel au rationalisme contre « la tyrannie de l’émotion » s’est trouvé relayé aussi, sur BFM, par un certain Éric Brunet, lui aussi orienté (très) à droite, lui aussi passé par Valeurs Actuelles :
« Il faut raisonner sur le plan rationnel, scientifiquement, il faut pas se laisser emporter dans des discours passionnels où on se roule par terre ! ».
On notera tout de même que cette touchante, saisissante, attendrissante réactivation de l’esprit des Lumières et du combat contre l’obscurantisme advient au beau milieu d’une discussion intitulée :
« Greta Thunberg : ange ou démon ? »
Sur LCI enfin, il s’est trouvé un François Lenglet pour déplorer « la prévalence de l’émotion », et préconiser du coup « des solutions techniques qu’une jeune fille de 16 ans ne peut pas avoir », CQFD. Cette disqualification par l’âge, une idée originale, sera reprise à son compte, faut-il s’en étonner, par le plus médiatique des philosophes réactionnaires, qui est aussi le plus réactionnaire des philosophes médiatiques, l’inimitable Finkielkraut :
« Je trouve lamentable que des adultes s’inclinent aujourd’hui devant une enfant. Je crois que l’écologie mérite mieux, et il est clair qu’une enfant de seize ans, quel que soit le symptôme dont elle souffre, est évidemment malléable et influençable. Nous avons mieux à faire pour sauver ce qui peut l’être de la beauté du monde que de nous mettre au garde-à-vous devant Greta Thunberg et les abstraites sommations de la parole puérile. »
Hélas pour lui, il se trouvera des esprits assez aiguisés et doués de mémoire pour se souvenir que le même Finkielkraut avait fait valoir, quelques années plus tôt, une tout autre conception de l’enfance, de l’adolescence, de la puérilité et de la maturité, lorsqu’il s’agissait de défendre le cinéaste Roman Polanski, poursuivi pour le viol d’une fille de treize ans :
« Polanski n’est pas pédophile. Sa victime, la plaignante, qui a retiré sa plainte, qui n’a jamais voulu de procès public, qui a obtenu réparation, n’était pas une fillette, une petite fille, une enfant, au moment des faits. ».
Vous avez bien lu : on n’est qu’« une enfant » dans le premier cas, à seize ans, on est alors trop jeune pour se mêler de la chose publique et pour interpeller la classe dirigeante, mais on n’est « pas une enfant » dans le second cas, à treize ans, lorsqu’il s’agit de se faire droguer par un cocktail de champagne et de méthaqualone puis de se faire sodomiser sans consentement par un célèbre cinéaste.
Restons dans la philosophie. Continuons de prendre de la hauteur. Élevons nous au concept. Souvenons nous d’abord de la très philosophale diatribe parue le 23 juillet dernier sur le blog personnel d’un certain Michel Onfray. Notre hédoniste acariâtre déversait son venin agiste sur les « billevesées gretasques » (néologisme amusant, ou supposé tel), sur le « troupeau de moutons » qui y adhère, mais aussi (tiens donc) sur le visage de la militante, coupable de ne pas sourire au gentil monsieur :
« Un visage de cyborg qui ignore l’émotion – ni sourire ni rire, ni étonnement ni stupéfaction, ni peine ni joie. Elle fait songer à ces poupées en silicone qui annoncent la fin de l’humain et l’avènement du posthumain. ».
Le vieux dégueulasse s’en prenait même, en des termes plus qu’explicites, au corps de la jeune femme, et à son sexe :
« Elle a le visage, l’âge, le sexe et le corps d’un cyborg du troisième millénaire : son enveloppe est neutre. »
« Quelle âme habite ce corps sans chair ? ».
Nous avions publié à cette occasion une cinglante analyse d’Alice Afanasenko, enseignante et chercheuse autiste, qui démontait comme il faut cet infect mélange de bile anti-jeunes et de libido masculiniste trop longtemps macérée. Penchons-nous donc plutôt, pour conclure, sur la prose du principal challenger multimédias de Michel Onfray : le philosophe de cour, le bellâtre enfiellé, l’atrabilaire amoureux de l’ordre établi, le libéral Diallophobe qui aurait tant aimé être une femme noire mais qui ne se refuse pas une petite causerie à la Convention de l’ultra-droite néofasciste – bref : celui dont le prénom s’écrit en quatre consonnes et trois voyelles, Raphaël !
Voici donc ce que ledit Raphaël se permet, entre autres vilénies, sur son compte Twitter le 24 septembre 2019. C’est toujours, bien évidemment, Greta Thunberg qui est visée :
La tentation existe, face à tant d’indignité, de répondre à la hauteur de l’offense, par un expéditif « c’est toi la tête creuse ». Mais Enthoven n’est, justement, pas une tête creuse. Sa tête est pleine, trop pleine. Elle est saturée, elle déborde – et c’est là sans doute que réside le problème. Car si cette tête pleine de merde savait ce que c’est que la pensée, elle lâcherait la grappe à Greta Thunberg. Si elle savait vraiment ce que c’est que la pensée, la culture, le savoir, et leur mode de production, elle saurait la vertu inestimable, et même la nécessité impérieuse, vitale, d’un peu de creux, un peu de vide, dans l’amas de pseudos-savoirs et d’idées reçues que nous infusent les cuistres de son espèce.
Elle saurait, cette tête trop pleine, qu’il faut faire le vide pour que soit possible du mouvement, de la respiration, de la vie, de l’élaboration, de la mise en relation entre les idées, les savoirs, les intuitions, les questionnements – bref : pour qu’advienne de la pensée.
De la pensée comme en produit la tête creuse de Greta, et comme n’en produira jamais le crâne boursouflé de Raphaël, empli jusqu’à rabord d’érudition moisie.
Et puisque ledit Raphaël renvoie la jeune activiste à ses études, nous le renvoyons aux siennes. De philosophie parait-il. Nous le renvoyons au « Je ne sais rien » de Socrate, au « doute hyperbolique » de Descartes, au « Que sais-je ? » de Montaigne, à Blaise Pascal et Pierre Bourdieu et leurs moqueries à l’encontre des « demi-savants ». Et enfin – ce sera le mot de la fin – à cette belle réflexion du jeune Nietzsche, dans Schopenhauer éducateur, sur le « vide » et le « plein » :
« Tes vrais éducateurs, tes vrais formateurs, te révèlent ce qui est la véritable essence, le véritable noyau de ton être, quelque chose qui ne peut s’obtenir ni par éducation ni par discipline, quelque chose qui est, en tous les cas, d’un accès difficile, dissimulé et paralysé. Tes éducateurs ne sauraient être autre chose pour toi que tes libérateurs. C’est le secret de toute culture : elle ne procure pas de membres artificiels, un nez en cire ou des yeux à lunettes ; par ces adjonctions on n’obtient qu’une caricature de l’éducation. La culture est une délivrance ; elle arrache l’ivraie, déblaye les décombres, éloigne le ver qui blesse le tendre germe de la plante ; elle projette des rayons de lumière et de chaleur ; elle est pareille à la chute bienfaisante d’une pluie nocturne ».