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Hamida Ben Sadia

Hommage à une militante

par Pierre Tevanian, Sylvie Tissot
30 octobre 2017

Huit ans après, son énergie, sa clairvoyance, sa droiture nous manquent plus que jamais. En souvenir et en hommage à une soeur de lutte, nous republions ces lignes qui furent écrites le jour de sa disparition.

Lorsqu’elle prenait la parole, lors des nombreux meetings et manifestations qui ont rythmé sa vie politique, que ce soit, dernièrement, contre la loi anti-voile, contre le Traité européen, contre la répression des émeutiers de 2005 ou pour les sans-papiers, Hamida Ben Sadia en appelait souvent au « peuple de France, épris de justice et de liberté ». Nous étions nombreu-se-s autour d’elle à n’avoir pas ce vocabulaire et à être plutôt de celles et ceux qu’il fait ricaner, tant ces mots ont servi à justifier le pire : orgueil national, morgue franco-française, mépris du reste du monde, mythification d’une république bourgeoise, patriarcale et coloniale, et pourtant pas un-e de nous ne ricanait quand Hamida les prononçait. Les plus fatigué-e-s souriaient mais personne ne se formalisait, car tout le monde savait qu’il s’agissait chez elle de tout autre chose.

Un reste de légitimisme bien compréhensible ? Une stratégie rhétorique ? Le tribut à payer, de la part d’une femme française d’origine algérienne, pour s’autoriser une parole publique libre et à rebours de l’idéologie dominante ? Peut-être – car c’est en tout cas d’une parole libre qu’il s’agissait, à rebours de l’ordre assimilationniste, une parole juste et sans concession, une exigence radicale et opiniâtre d’égalité, une solidarité ostensible et décomplexée avec tous les parias de la république : sans-papiers, émeutiers, musulmanes voilées – mais là n’était pas l’essentiel.

Il y avait autre chose, dans cette invocation d’un peuple « épris de justice et de liberté », qui forçait le respect. Ce que nous y entendions, et qui étouffait aussitôt toute velléité sarcastique – et Dieu sait pourtant que les raisons sociales et politiques étaient nombreuses d’être sarcastique face à ces mots – c’était une sorte de ruse de la raison linguistique, symétrique d’une autre qui fait que nous ne nous formalisons plus d’être taxés de communautaristes ou de victimaires par les élites politiques et journalistiques : de même que nous avons compris que c’est d’elles-même que parlent en réalité ces élites, nous avons vite compris que l’appel d’Hamida au peuple de France ne disait au fond rien d’autre que sa propre exigence, viscérale, de justice et de liberté.

Ce qui précédait et suivait ces références au peuple de France, dans la parole d’Hamida, dissipait toute ambiguïté. Non, il ne s’agissait pas de flatter l’orgueil national, de narcissiser un État et une société qui se la racontent beaucoup en termes de droits humains et d’universalisme, et encore moins de faire allégeance au « pays des Lumières ». Ce n’était pas un peuple substantiel, existant, qui était invoqué, mais un peuple politique, virtuel, ce peuple qui, selon le mot profond de Paul Klee souvent cité par Gilles Deleuze, est toujours un peuple qui manque. À l’exact opposé des rénégats, bouffons et autres « indigènes de service » passés du col Mao au Rotary Club ou des cités de transit aux cabinets ministériels, Hamida était passée de SOS Racisme et du Parti Socialiste, auxquels elle avait commencé par accorder sa confiance, aux Alternatives citoyennes, aux Collectifs antilibéraux, à Une École Pour Tou-te-s et aux Féministes pour l’Égalité. À l’exact opposé des Fadela Amara, Gaston Kelman et autres Malek Boutih qui se répandent sur leur « amour de la France » et ne parlent du racisme que pour dire que « les Français ne le sont pas », Hamida ne parlait du peuple de France que pour l’appeler, l’interpeller. L’énonciation réfutait l’énoncé : ce peuple épris de justice et de liberté, elle demandait à le voir.

Aujourd’hui, alors que nous apprenons la disparition d’Hamida, ce peuple, plus que jamais, manque. Comme nous manque déjà le visage, la présence et la parole forte d’Hamida. Il nous reste son livre, Itinéraire d’une femme française, dans lequel elle raconte notamment son expérience du mariage forcé et de la violence conjugale mais aussi du racisme républicain, et dans lequel elle affirme, avec la force qui l’a toujours animée, son refus de voir l’une instrumentalisée au profit de l’autre. Il nous reste quelques traces vidéo (une présentation de son livre, une prestation télévisée sur les émeutes de 2005) et d’innombrables souvenirs d’une militante valeureuse, éprise – et là, il faut l’entendre au plus strict premier degré, sans même sourire – de justice et de liberté. Merci pour tout Hamida.

P.-S.

Ci-après : la recension d’ Itinéraire d’une femme française par Olivier Doubre, parue dans Politis.

Hamida Ben Sadia, une femme libre

C’est un récit souvent bouleversant, empreint de détermination mais aussi de fragilité. Si l’itinéraire d’Hamida Ben Sadia ressemble à celui de bien des femmes musulmanes qui ont lutté puis raconté leur combat pour leur liberté face à un mari, une famille et les sociétés des pays arabes, où elles sont considérées comme des mineures aux yeux de la loi, cette « femme française » tient d’emblée à différencier ce livre autobiographique de certains de ces récits, qui véhiculent trop souvent clichés et caricatures des traditions musulmanes.

L’auteure rappelle en introduction le « malaise » qu’elle éprouve devant le succès de best-sellers instrumentalisant – parfois inconsciemment – les destins tragiques de leurs auteures « pour mieux promouvoir des visions injustes, méprisantes et parfois racistes du monde ». Et, tout en se sachant « mal placée pour dénier à ces femmes le droit de raconter les frustrations, les humiliations, les violences qu’elles ont subies (…), moi qui ai vécu un destin comparable », Hamida Ben Sadia s’interroge dès le début de l’ouvrage : « Jusqu’où peut-on parler de la réalité de femmes de tradition musulmane sans ouvrir un boulevard aux propagandistes de la haine ? Comment concilier antiracisme et féminisme ? »

Le ton est donc donné dans l’avant-propos de cet ouvrage sensible, tout en finesse, qui se veut le récit d’une vie et « non pas un livre de revendications », de la part de cette militante des droits des femmes des deux côtés de la Méditerranée, membre du comité central de la Ligue des droits de l’homme. Comme le précise le sous-titre, son existence est marquée par les étapes que constituent les allers-retours entre l’Algérie et la France, de Clamart à Bab El-Oued puis à Épinay-sur-Seine. Née en banlieue parisienne dans une famille kabyle pauvre non pratiquante, Hamida (comme ses parents) subit à partir de l’adolescence la pression culturelle de la famille restée au pays, avec in fine un mariage forcé et le « retour » dans un pays qu’elle connaît à peine.

Elle s’oppose bientôt avec force aux traditions et, malgré le code de la famille ou « code de la honte » promulgué en Algérie en 1984, réussit à imposer le divorce à son mari. Un divorce qu’elle paye cependant au prix fort puisque, pour pouvoir rentrer en France, elle doit laisser là-bas ses deux fils, qu’elle mettra ensuite plus de douze ans à faire revenir auprès d’elle. Sur plus de deux cents pages, Hamida Ben Sadia livre ainsi un témoignage fort, loin des idées reçues sur les femmes originaires du Maghreb. Celui d’une femme bien décidée à sauvegarder sa liberté.