Partie précédente : « I love action, and you’ve got talent »
« Dire mauvais rend mauvais »
(Friedrich Nietzsche)
La question en effet qui est la plus surdéterminée par des puissances performatives est sans doute celle de la capacité et de l’incapacité, la question en somme de la confiance en soi :
– se dire, s’entendre dire, se répéter, au point d’y croire, que l’on est « capable » de réaliser quelque chose, n’est assurément pas une condition suffisante pour réellement la réaliser et donc manifester une capacité réelle, mais cela y contribue grandement – c’est ce que les Américains appellent l’empowerment ;
– si cet empowerment n’est pas suffisant, il est en tout cas nécessaire, car s’il ne suffit pas de se croire capable pour être effectivement capable, il suffit en revanche de se croire incapable pour ne rien tenter et de ce fait se rendre effectivement incapable.
Quel rapport avec L’Arnaqueur ? Tout simplement le fait que tout ou presque, du triomphe de Bert Gordon aux effondrements d’Eddie Felson, sans oublier la liquidation de Sarah, repose sur ce jeu de performatifs et d’empowerment – ou plutôt de disempowerment.
Le premier effondrement d’Eddie, par exemple, commence par une légère fissure, que Bert Gordon provoque, à un moment où celui-ci exulte et où rien ne semble pouvoir atteindre sa confiance (« Je suis le meilleur ! »), par une insidieuse petite flèche, ces trois fameux petits mots adressés à Minnesota Fats, et marmonnés juste assez fort pour qu’Eddie les entende :
« Continue, c’est un loser » .
Premier bluff
Le regard et le sourire de Paul Newman, à ce moment-là, sont grandioses. Ils concentrent en eux tous les flux, toutes les énergies contradictoires qui traversent alors Fast Eddie : un sentiment de toute-puissance, une profonde incrédulité, une parfaite incompréhension – et donc déjà, malgré tout, une certaine inquiétude : le virus du doute qui a pénétré en lui. En un mot, Eddie Felson reste interdit.
Le coup de génie, si génie il y a, consiste justement à faire entrer l’inquiétude et l’incapacité par l’incrédulité et l’incompréhension : à un moment où Fast Eddie se sent tout puissant, le seul angle d’attaque pour démolir sa confiance est justement de s’adosser à cette toute-puissance, en activant la paradoxale impuissance qu’elle recèle : l’impuissance à douter de soi. C’est justement parce qu’Eddie est en train de tout gagner, de « tout péter », c’est justement parce qu’il « a la confiance », une confiance absolue, qu’il lui est proprement inconcevable d’entendre un être doué de raison le qualifier sérieusement, tranquillement, froidement, de loser.
C’est cette simple expérience de l’inconcevable, de l’incompréhensible, qui le renvoie pour la première fois à des limites que plusieurs heures de coups victorieux avaient anéanties. Pour la première fois depuis plusieurs heures, Eddie n’arrive pas. Il n’arrive pas à comprendre comment cet homme, qui n’a l’air d’être ni un fou, ni un ivrogne, ni un provocateur ou un excité cherchant la castagne, cet homme que tout désigne au contraire comme raisonnable – son calme, sa froideur, son statut de coach tout simplement – peut à ce point défier le bon sens et mettre le monde sens dessus-dessous.
Et puisqu’Eddie, pour la première fois, n’arrive pas, la magie est rompue. La confiance n’est plus absolue, le doute s’immisce, il ne restera plus qu’à jouer sur le temps qui passe, la fatigue, l’endurance, pour que la brèche s’élargisse et qu’Eddie s’effondre.
On se souvient alors de la première apparition de Bert Gordon : il était en train de jouer au poker – et l’on apprendra plus tard, lors de la discussion avec Eddie, qu’il est joueur professionnel et qu’à ce jeu il gagne des fortunes. Peut-on être plus clair ? Le poker n’est-il pas, de tous les jeux, celui où – à l’état pur, et ouvertement, plus encore que dans le jeu de billard ou dans le jeu social – le bluff est reconnu comme faisant partie du jeu ? N’est-il pas, même, un jeu qui repose essentiellement, fondamentalement, sur l’art du bluff ?
Et l’un des coups de bluff les plus canoniques ne consiste-t-il pas, justement, à jouer, comme le fait Bert Gordon avec son « C’est un loser », sur l’outrance, le « pas possible », le « trop gros » ?
Second bluff
Un second bluff performatif vient s’enchaîner à et capitaliser sur le premier, lors de la discussion « d’après-match » où Bert Gordon prétend rationaliser, c’est-à-dire rendre raison de l’effondrement inexplicable d’Eddie face à Minnesota Fats. Suivant une stratégie de dissimulation, d’effacement de l’origine et d’effacement de soi typique des manipulateurs et manipulatrices, Bert Gordon fait d’un effondrement qu’il a activement contribué à produire un simple fait objectif, un simple enchaînement de causes et d’effets indépendants de sa volonté et de ses agissements, dont il se serait contenté de repérer les premiers indices puis d’observer passivement le déploiement autonome :
« Je sais anticiper ce que vont faire les gens comme toi et Fats. C’est pour ça que je change de bagnole tous les ans. ».
Le stratagème est à nouveau retors et paradoxal : après avoir joué l’énormité du propos (« C’est un loser ») pour se rendre audible, donc crédible, aux yeux de Fast Eddie, il joue désormais l’effacement, le déni de sa propre puissance d’agir, pour affirmer du même coup une puissance supérieure : un pouvoir de voyance qu’en vérité il ne possède pas – et que, nous y reviendrons, seule Sarah possède réellement. Un pouvoir consistant à :
– percevoir des signes avant-coureurs imperceptibles au commun des mortels ;
– les rapporter analogiquement à des événements passés (« Je suis passé par là moi aussi », prend-il soin de confier à Eddie – et c’est là aussi, sans doute, un gigantesque bluff) ;
– déduire de ces perceptions et de ces analogies un enchaînement de conséquences inévitables, et pourtant imprévisibles par le commun des mortels.
La dissimulation de sa puissance réelle et de son déploiement dans des actes (l’intimidation, le « cassage ») ne permet pas seulement de s’attribuer faussement une autre puissance (le pouvoir de voyance) : elle permet aussi de poursuivre l’œuvre de division et de démantèlement de l’individu Eddie, en lui faisant porter l’entière responsabilité de son échec (en l’attribuant, plus précisément, à un « manque de caractère », à une méprisable complaisance dans la défaite et « l’auto-apitoiement ») – là encore comme le font tous les discours de domination, que ce soit à l’encontre des pauvres, des racisé-e-s, des femmes, des trans ou des « minorités sexuelles », ou comme cela se fait au sein d’un couple, lorsqu’un-e conjoint-e reproche à l’autre une faiblesse, une dépression, un épuisement ou un effondrement qu’il ou elle a produit activement.
Dans toute la suite du film, une fois qu’Eddie s’est soumis à ses conditions, Bert Gordon ne cessera de réactiver son emprise par de multiples vannes ou allusions jouant comme des piqûres de rappel : « Tu es encore un loser », « Tu es moitié loser, moitié winner »... – et la réaction énervée d’Eddie à chaque fois montre qu’il fait mouche : l’opération de division est réussie.
Troisième bluff
Un troisième bluff consiste pour Bert Gordon à annoncer un cassage de doigts qu’il sait être en train de préparer, soit directement (dans l’hypothèse, plus qu’ouverte par le film, qu’il l’a commandité) soit de manière plus insidieuse et plus strictement performative (en « hypnotisant » Eddie et en lui inspirant des comportements qui provoquent ledit cassage de doigts) – soit les deux [1].
Ultime bluff
L’ultime bluff performatif, le plus lourd de conséquences, est celui qui se déploie lors de la joute verbale avec Sarah à Louisville, lorsque cette dernière fait comprendre à Bert Gordon qu’elle voit clair dans son jeu. Celui-ci passe alors de manière terrifiante d’un ton doucereux et enjôleur à une attitude glaçante, quelque chose comme l’idée pure du coup de pression, avec ces mots fatals :
« Tu es en bout de course. Vis et laisse vivre... Tant que tu peux encore ! »
(« Live and let live ! While you can ! »)
Là encore, Bert Gordon pourra prétendre qu’il n’a fait que percevoir une faille de Sarah, une fatigue existentielle dans laquelle il n’est pour rien, et anticipé un suicide inéluctable (« C’est ce genre de fille, elle aurait fini par le faire, maintenant ou dans six mois, à Louisville ou dans une autre ville »), là où il a en réalité appuyé sur la faille et précipité un suicide qui n’était alors chez Sarah qu’une potentialité parmi d’autres, une pulsion de mort encore aux prises avec des pulsions de vie (Sarah faisait ses valises – et s’apprêtait donc seulement à partir – lorsque Bert Gordon est allé lui tenir ce qui furent, au sens littéral, des propos assassins). En lui faisant croire qu’Eddie lui-même souhaite son départ, Bert Gordon fait comprendre à Sarah toute la portée monstrueuse de son « Live and let live ! ». Il lui signifie que pour parvenir à ses fins, plus précisément pour que la puissance d’Eddie n’échappe pas à sa main-mise, il est prêt à utiliser, contre elle et contre Eddie, absolument tous les moyens. Sarah comprend alors qu’elle n’a, face à la machinerie monstrueuse mise en branle par Bert Gordon, qu’un choix entre trois mises à mort :
– soit elle résiste, et alors elle meurt liquidée par Bert Gordon, en laissant Eddie seul et désarmé, sous la coupe d’un monstre qui le tuera à petit feu ;
– soit elle rend les armes, et alors Eddie meurt toujours à petit feu, enfermé dans un « contrat de dépravation » auquel elle consent elle-même et qui la tuera, elle aussi, à petit feu (nous reviendrons, car il le faut, sur ce « contrat de dépravation » [2]) ;
– soit enfin, et c’est ce qu’elle fera finalement, à défaut d’avoir le choix de vivre, elle « choisit sa mort », elle se réapproprie la seule chose dont elle n’a pas été dépossédée, elle l’organise, elle la met en scène de manière à en maîtriser les effets, déjouer (en la dévoilant) la machinerie de Bert Gordon et ainsi sauver au moins Eddie (là encore on y reviendra [3]).
La misère affective de Bert Gordon, sa totale incapacité à éprouver la compassion et à envisager l’hypothèse d’un sacrifice pour autrui, ne lui permet pas d’imaginer un seul instant cette dernière option, mais c’est par contre en toute conscience qu’il impose les deux premières. Nous sommes donc bien dans le bluff : un discours mensonger qui fait passer des menaces (disparais, ou je te tuerai) pour un simple constat (il est écrit que tu vas bientôt mourir).
Comme toujours dans une parole performative, et comme l’a souligné Pierre Bourdieu [4], ce ne sont pas seulement les mots eux-mêmes qui portent la puissance, mais aussi leur dehors : le lieu et le contexte d’énonciation, la voix, les intonations, la contenance et les postures du corps, toute cette dramaturgie du pouvoir, cet art de la terreur et de l’intimidation que Bert Gordon maîtrise à la perfection (saluons, ici, le génie de l’acteur George C. Scott) [5], et enfin l’identité du locuteur et le rapport de pouvoir préexistant qu’il entretient avec le récepteur – en l’occurrence :
– un statut de « maître du jeu » qui contrôle toute l’économie du billard ;
– un immoralisme sans limites dont Sarah a d’emblée pris la terrifiante mesure.