Elle n’a jamais fait son âge. Elle ne faisait pas d’âge du tout, comme si elle avait toujours été là. Du coup, on lui donnait dix ou vingt ans de moins, parfois trente. On ne se rendait pas compte. Elle avait des yeux noirs et un regard doux, une démarche enfantine, des manières de gitane et un sourire de grande sagesse. Et puis une poésie naturelle, qui était un mélange de gravité et d’espièglerie, un à-propos philosophique déstabilisant d’impertinence, ou plutôt de pertinence, qui n’appartenait qu’à elle, et qui donnait à son caractère cette extraordinaire constance. Même énervée, elle riait. Même contente, elle nuançait. Elle avait la légèreté amusée de ceux qui en ont trop vu, trop entendu, trop vécu. Et elle était capable d’émerveillement à la moindre fleur, au moindre rayon de soleil, au plus petit moineau. Un après-midi avec Hermine Karagheuz n’était pas seulement une dérive, c’était une aventure.
Elle me fascinait avant que je la rencontre. J’ai découvert Hermine Karagheuz quand j’avais vingt ans, dans les films de Jacques Rivette que je revoyais, et revois toujours, en boucle. Dans Out 1, elle joue Marie, une comédienne qui répète Les sept contre Thèbes d’Eschyle. Vers le commencement du film, elle transmet un message mystérieux à Colin, pour l’informer de l’existence de la société secrète des Treize, comme dans Balzac. On la perd vers la fin, elle disparaît toute la dernière heure. Et puis soudain, c’est elle et personne d’autre qui surgit sur le tout dernier plan. Un plan énigmatique où elle regarde vers l’avenir, devant la statue d’Athéna, Porte Dorée. Dans Duelle, elle joue Lucie, une jeune femme légèrement en retrait de Viva et Leni, les filles du soleil et de la lune, qui vampirisent les humains dans leur combat pour la domination du monde. Mais c’est elle qui déjoue leur conspiration et permet le retour du jour et de la nuit. Sur le dernier plan, Hermine Karagheuz empêche la fin du monde. Dans Merry-go-round, elle est le double de Léo, l’héroïne principale de cette étrange narration. On la voit errer comme une étrangère dans un monde étrange. Elle poursuit un homme à travers les bois, court dans des dunes de sable, combat des serpents. C’est très chamanique. Et c’est encore un plan sur elle, assise sur une dune et souriant mystérieusement, qui conclut le film. Enfin, dans Secret Défense, elle entre au débotté dans l’hôpital où on soigne Paul, le frère de Sylvie. Elle engueule affectueusement ces grands enfants qui vont provoquer un drame, un remake de L’Orestie d’Eschyle. On est surpris à chacune de ses apparitions. Et, dès qu’elle sort du cadre, elle nous manque.
Pendant longtemps, je n’ai rien su d’autre d’elle. Internet était encore embryonnaire dans les années 1990 et je n’ai pas de culture théâtrale. Elle était si mystérieuse, si magnétique. Elle semblait littéralement surgir de nulle part, comme une fée, comme un être surnaturel. Alors j’ai écrit sur elle un passage ésotérique dans mon livre sur Nerval, L’homme électrique, publié en 2008 où je la décris apparaissant dans les films de Rivette « comme l’étoile dans le creuset » et « tout se met à tourbillonner autour d’elle ». Je ne savais pas que je la rencontrerais, mais, avant d’en avoir une dans ma vie, elle avait déjà une place très particulière dans mon cœur. Aujourd’hui, je peux dire : Hermine a toujours été là. Il n’y a pas d’avant, pas d’après. Ceux que nous rencontrons et que nous aimons sont toujours déjà là et seront toujours là. Hermine est éternelle.
C’est par Bagheera Poulin qu’elle est apparue dans ma petite vie, en 2011. Après une conversation en terrasse de café avec Bagheera où je lui parlais de mon admiration pour les actrices des films de Rivette : Juliet Berto, Bulle Ogier, Hermine Karagheuz… Soudain, elle m’arrête : « Mais Hermine je la connais ! Je la connais très bien, tu sais. Si tu veux, je te la présente. » Et puis c’est un dîner chez Bagheera quelques jours plus tard, et nous parlons de poésie. Et Hermine raconte son interprétation d’Artaud à Vienne en 2002. Et son zona qui lui apparaît pendant la lecture : le zona d’Artaud ! Bagheera habite Nation, Hermine habite Ledru-Rollin, j’habite Saint-Paul. Je raccompagne Hermine à pieds chez elle et soudain, naturellement, comme si on reprenait une conversation de la veille, on parle de tout ce qui nous passe par la tête : les Freaks, les Gitans, les chats, Nerval, Rilke, l’Arménie… C’est le début d’une amitié.
Une amitié de dix ans qui ne cessa de se nourrir de tout ce que je découvrais à travers elle : elle avait été la compagne de Roger Blin, une première chose que j’ignorais, et elle avait même écrit un livre sur lui. Elle avait aussi été la compagne de Jean Babilée. Elle avait très bien connu Terzieff, Cuny, Beckett. Elle avait joué dans la troupe de Chéreau et photographié Carmelo Bene. Elle avait fait beaucoup de spectacles expérimentaux, des performances musicales avec Ghedalia Tazartès. Elle avait publié des textes dans L’Autre journal de Michel Butel, un journal que j’achetais dans mon adolescence. Elle avait quasiment commencé au théâtre dans la pièce de Wolinski et Confortès, Je ne veux pas mourir idiot en 1969 (c’était sa deuxième pièce), avec les chansons d’Évariste, qu’elle allait chercher tous les jours avant de monter sur scène parce que, plongé dans ses calculs, il perdait la notion du temps. Un dessin de Wolinski la célèbre où elle dit : « Je suis Hermine ». Peu de temps après, elle jouait dans Alice dans les jardins du Luxembourg de Romain Weingarten, avec Michel Bouquet dans le rôle de Humpty Dumpty. Et plusieurs années plus tard, Delfeil de Ton et moi découvrirons avec enthousiasme, dans une exposition de Cabu à la Comédie Française, un dessin la représentant dans la pièce de Weingarten pour la féliciter : « C’est une future grande comédienne, allez la voir aux Mathurins. » Vite, une photo pour Hermine, envoyée en SMS. Notre amitié était pleine de hasards, pleine de souvenirs et de retrouvailles.
Une amitié qui a commencé très vite mais qui a pris sa véritable tournure quand j’ai eu ma « résidence » au Monte-en-l’air en 2013 : Satan Trismégiste. Merci le Monte-en-l’air ! Je voulais inviter à parler ou à « performer » des personnes dont j’étais fou. La première séance, ouverture oblige, je faisais une conférence, avec Olivier Mellano à la guitare. La troisième, ce serait une rencontre avec Delfeil, dont les éditions Wombat rééditaient alors Mon cul sur la commode. Mais la deuxième soirée, c’était une lecture de René Daumal par Hermine. La « pataphysique des fantômes », « A la néante », « Les dernières paroles du poète », « La Guerre Sainte ». Un choc. Je savais qu’elle aimait Daumal, qu’elle voulait le lire en public, mais je n’avais pas idée de ce que sa voix pouvait faire de la parole du poète. Hermine était capable de la faire « prendre », de la faire résonner un peu comme une voix de chanteuse arabe, dans les ivresses des grandes profondeurs. Hermine allait chercher la parole des poètes dans le gouffre de leurs plus profondes angoisses et réussissait à dégeler toute forme d’insensibilité humaine. On en sortait, je peux le dire, brûlé par le feu du poème. On eut l’occasion plus tard de faire des rencontres croisées : moi je faisais des conférences, et elle, elle lisait. Mais peut-on appeler cela lire ? Elle expectorait. Elle démembrait. Elle détachait. Elle poussait et tirait et la parole s’envolait. C’était Le Grand Jeu à Toulouse et à Reims. C’était Nerval à Paris et à Bourges.
Enfin, encore à Bourges, ce fut ce moment magique avec Eyvind Kang et Jessika Kenney, venus des États-Unis pour un concert au Nadir, salle au nom rivettien, en 2014. Ils avaient fait cette composition à partir du poème d’Artaud, Faites le Mal. Ils rencontrèrent Hermine, se baladèrent avec elle dans les rues de Bourges. Puis ils lui demandèrent de monter sur scène, sur un bourdon enivrant dont ils ont seuls le secret, pour lire Artaud. Il fallait voir Hermine, impériale, en ouverture de ce concert qui était beaucoup plus qu’un simple concert. Il fallait la voir et ça tombe bien, on peut la voir. On peut encore la voir, puisque ce moment magique a été filmé par Thomas Bertay et Antoine Moquet. Vous pouvez même le trouver sur Internet.
Comme a été filmée également la dernière apparition d’Hermine en public, au Centre Pompidou, pour une soirée Mauvais Genres présentée par François Angelier en 2018. C’était ma première soirée en public depuis la mort de mon père. Je n’en menais pas large. Elle a lu « La vérité sur Sartre », à toute vitesse, comme des slogans : « Sartre est pourri. Sartre est vendu. Sartre est pédé. Sartre n’est même pas pro-chinois. Sartre n’est pas marié. Sartre n’a pas de voiture. Sartre n’écoute pas RTL. Sartre n’a pas pris de vacances l’année dernière. Sartre fait le trottoir à la Madeleine. Sartre s’habille chez Fauchon. Sartre ne porte pas de cravate. Sartre écrit mal. Sartre a mérité le prix nobel. » Etc. Un texte hilarant de Delfeil publié dans Hara-Kiri Hebdo. Elle l’a lu à côté de son auteur. Et à côté de moi, qui, malgré mon deuil, était soudain joyeux, comme à chaque fois que j’étais avec elle. Merci Hermine. Merci d’avoir été, à chaque fois, une bouée contre la tristesse qui menaçait de me noyer. Merci pour avoir toujours eu les mots, le sourire. Et cette grave légèreté qui fait passer les malheurs de la vie. Tu as été… Il n’y a pas de qualificatif. Tu as été, c’est tout. Tu es. Maintenant, pour toujours, tu es.
Pendant une décennie, j’ai vu Hermine presque toutes les semaines. On habitait si près. Elle avait une disponibilité si naturelle, si spontanée. Si je tardais à la contacter, et si c’était déjà la fin de la semaine, elle m’appelait et on se retrouvait dans l’heure. C’était si simple. C’était toujours incroyablement simple. Je traversais la rue Saint-Antoine, passais la Bastille et montais jusqu’au café qui faisait l’angle de sa rue et où était diffusé en boucle The Kid de Chaplin. Chaplin qu’on appelait toujours « notre gitan ». On commençait à bavarder, et on continuait dans un restaurant du quartier. Un italien, un couscous, ou même un resto bo-bo qui venait d’ouvrir et qui fermerait dans les trois mois et où je pouvais trouver un vague truc végé. Puis elle m’accompagnait jusqu’à l’arrêt du 76 pour que je rentre en bus jusque chez moi. Et puis parfois c’était une séance DVD chez moi. Je nous faisais à dîner et on enchaînait avec un film qu’elle avait oublié. Un Rivette souvent. Ou un film où apparaissait un ami à elle qu’elle avait envie de revoir. Et puis je la ramenais à l’arrêt du 76. On commentait les immeubles, on riait en imaginant la vie chez les gens. Tous nos petits rituels.
Elle avait oublié plein de choses, et tout revenait par énormes morceaux, quand ça voulait, quand ça « prenait ». Des pans entiers de vie. Généralement c’était assez tard dans la nuit. Alors elle me parlait de Blin. De « Roger » qui, avant de mourir, lui avait dit : « Je te laisse, je n’ai pas encore fini ma période égyptienne. » Elle me parlait d’Alain Cuny qu’elle avait emmené à Villejuif, avec les Beckett, pour voir le corps de Blin après son décès. Alain Cuny et Roger Blin qui ne se ressemblaient pas mais que les gens confondaient sans cesse, et dès l’entrée de Cuny dans l’hôpital, ce patient qui s’est jeté sur lui : « Eh ben, Roger, tu m’as fait peur, on m’a dit que t’étais mort ! » Blin qui était toujours doux et Cuny toujours dur, mais qui se respectaient infiniment et qui n’ont jamais joué ensemble. Beckett et Blin qui pouvaient passer des heures ensemble sans dire un mot, très contents de leur silence. Beckett qui avait fait construire un mur si haut devant son jardin qu’il ne pouvait pas voir le paysage (mais il n’avait pas envie de voir les gens passer, surtout). Beckett qui pouvait partir, toujours sans un mot, quand quelque chose ne lui convenait pas ou simplement quand il avait quelque chose d’autre à faire.
Tout revenait par vagues, par flux de conscience. C’était des souvenirs de Neptune, l’homme des bois, son premier amoureux qui vivait dans une mansarde dans la forêt de Compiègne. C’était des images de Jean Babilée, le danseur extraordinaire qui n’aimait pas marcher : « Marcher lui était odieux. » C’était les répétitions de La Tour de la défense de Copi qu’elle avait suivies de près, parce qu’elle ne quittait pas Bernadette Laffont à cette époque. Et c’était Pierre Clémenti qui était entré dans son rôle « d’un coup », sans chercher : « La grâce ! » C’était Juliet Berto qui s’était plaint auprès d’elle que, Rivette mis à part, aucun des cinéastes avec qui elle avait tourné n’était allé voir les films qu’elle avait réalisés. Et puis tous les souvenirs de son enfance à Issy-les-Moulineaux dans la communauté arménienne. Son père qui ne vivait pas avec eux mais qui marchait de l’autre côté de la rue, sans un mot, le matin, quand elle allait à l’école. Et qu’elle a revu deux ou trois fois dans sa vie d’adulte, dans des circonstances presque irréelles, aux frontières de ce monde et de l’autre.
En 2016, notre amie Fabienne Issartel nous a intégrés à son film Chacun cherche son train. Il suffisait de nous fiche quelque part et on commençait à déconner, à parler de tout et de n’importe quoi. Du coup, Fabienne nous ficha dans plusieurs trains, dont le plus ancien train de France. On parlait du temps, de la vitesse et de la lenteur. Dans son documentaire très poétique, Fabienne avait composé des rencontres entre des protagonistes qui étaient souvent ses amis. Un dessinateur discutait avec un géographe ; un musicien avec un jeune cinéaste. Et Hermine et moi on se rencontrait sur plusieurs trains. Comme deux inconnus qui commencent à discuter ensemble sans trop de raison, et ne peuvent plus se quitter, puis n’arrêtent pas de se recroiser ensuite.
Elle avait oublié La mémoire courte d’Eduardo de Gregorio, un film où elle joue la compagne de Rivette. Encore un grand moment, de pouvoir le montrer – et surtout de pouvoir le lui montrer – sur le grand écran de la Cinémathèque française, toujours dans la deuxième moitié des années 2010, avec Véronique Manniez-Rivette avec nous. Et puis cette séance à la Cinémathèque en 2019 où Bertrand Mandico projeta Duelle, et où toute la salle applaudit Hermine après le film. Standing ovation profonde, mythique, interminable. C’était peu de temps avant sa chute, qui précipita ses amnésies, devenant de plus en plus nombreuses, la contraignant à des silences de plus en plus longs. C’était peu de temps avant cette fichue dernière année.
Souvent elle m’appelait Antoine, puis se reprenait. Antoine pour Antoine Mouton, son grand ami écrivain qu’elle avait rencontré à une résidence dans un monastère en 2008. Antoine, elle l’appelait parfois Pacôme, lui. C’était drôle. Je ne le prenais pas mal, et il avait l’air de le prendre bien. Ça nous faisait rire, et ça la faisait rire également. Elle me racontait toutes ses aventures avec Antoine, et je crois qu’elle lui racontait pas mal des nôtres. C’était beau, d’être l’ami d’Hermine. Elle ne perdait pas une miette de nos promenades. Tout devenait matière à exploration, à invention. L’aquarium de la Porte Dorée, la coulée verte, le marché d’Aligre. La place Blanche où elle fit une lecture des Élégies de Duino. Montmartre où Élisa Point nous ouvrit les portes du « petit théâtre du bonheur ». Des réveillons à Barbès chez Thomas Bertay, à Filles du Calvaire chez Aliette et Daniel Guibert. A Ménilmontant chez Pierre Tevanian pour le Noël arménien. Et le Monte-en-l’air d’où on revenait presque systématiquement ensemble par le bus 96 avant que je la dépose à la station du 76 à Saint-Paul. A chaque endroit, elle avait une manière différente de faire flotter la réalité. Je ne peux plus traverser Paris sans avoir des souvenirs d’Hermine un peu partout. Elle a redessiné le paysage.
Parfois Hermine me parlait de ses textes en cours. Mais je devais toujours attendre encore un peu. Elle devait toujours refaire quelque chose avant de me laisser les lire. J’ai attendu si longtemps qu’elle ne m’a finalement rien fait lire du tout. Heureusement, Antoine a tout conservé. Elle a laissé un roman presque achevé, plusieurs pièces de théâtre, des poèmes et un journal intime s’étendant sur plusieurs années dans les années 1980 au moment où elle commence à se passionner pour l’Histoire de l’Arménie et à réfléchir sur le Génocide. Tout ça sera édité un jour. Comme on connaîtra tous ses dessins, toutes ses peintures, ses photographies. Ça viendra plus vite qu’on ne croit. Le temps n’avait pas de prise sur elle. Elle savait qu’elle avait l’éternité de son côté.
« On court pour ne pas mourir » dit Hermine dans le film de Fabienne, Chacun cherche son train. Et je lui réponds : « Oui, mais on mourra quand même : quelle surprise ! » Et Hermine se marre.
Tu as raison, Hermine. Tu as bien raison de te marrer. Tu l’as retrouvée, l’éternité. Pas moi. Pas encore. Pour l’instant, je n’ai que le temps et les souvenirs. Heureusement que tu es souvent dedans, sinon je ne sais pas trop ce que je ferai, maintenant que tu n’es plus là.