Accueil > Des mots importants > Pourquoi > « Hier ist kein Warum » (Ici il n’y pas de pourquoi)

« Hier ist kein Warum » (Ici il n’y pas de pourquoi)

Lettre à Najat Vallaud-Belkacem

par Noëlle Cazenave-Liberman
17 novembre 2020

Un article remarquable, paru dans La Vie le 30 octobre 2020, revient sur la teneur sidérante des échanges qui ont eu lieu, à l’initiative de la Fédération des centres sociaux, entre les lycéennes et lycéens et la secrétaire d’État chargée de la Jeunesse et de l’Engagement. Sic. Mais de quel « engagement » ? Celui qui fait avancer tête baissée, à l’aveugle, et foncer dans le tas sans jamais se poser la question du pourquoi et du comment dudit engagement ? Si l’idée nous vient, à entendre les diatribes répétées de la représentante politique qualifiant le lycée d’ « espace sacré », de « sanctuaire » ou de « lieu vibrant hors du temps et de l’espace », de suggérer de remplacer l’intitulé « et de l’Engagement » par cet autre « et de la Foi », on s’abstiendra de cette injustice, tant il existe de croyantes et de croyants qui, à l’opposé de nos clercs « néo-laïcistes », ne cessent d’interroger, de questionner, y compris leur foi et leur rapport à celle-ci. Cet événement dont il existe des extraits accablants nous rappelle les propos tenus en 2015 par la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche : Najate Vallaud-Belkacem avait énoncé, au sujet des « questionnements » des élèves, qu’ils étaient tout simplement « insupportables ». Nous republions un article de Noëlle Cazenave-Liberman consacré à cet épisode de 2015, afin de revenir aux sources de ce tournant dogmatique, autoritaire et théocratique de la République française. Un tournant de plus en plus gravement, pathétiquement et brutalement anti-jeunes – car il faut prendre la mesure du fossé d’incompréhension, de mépris, et même de haine que creusent actuellement des dirigeants incapables d’affronter la contradiction, l’objection argumentée, ou le refus d’obtempérer quand une ministre a pour seule réponse une injonction à chanter en choeur La Marseillaise... Des dirigeants qui, face à la vanité de leurs effets d’autorité, en viennent à la menace, diligentent une inspection contre les centres sociaux, coupables de n’avoir pas su museler comme il faut son bétail, et font savoir publiquement que « le sujet de la ministre c’est de savoir comment les débats ont été encadrés pendant quatre jours pour que des jeunes se sentent assez à l’aise pour dire que les lois de la République sont islamophobes devant une ministre ». Parce qu’un pays dont la secrétaire d’État à la jeunesse s’inquiète lorsque ladite jeunesse est « à l’aise » pour s’exprimer, cela quand par ailleurs la liberté d’expression est célébrée partout comme une invention française, une spécialité française, un trésor national, est un pays mal parti, il nous a paru utile de sonner l’alarme, et de republier ce texte salutaire.

« Je crois qu’il est fondamental que ces génocides ne soient pas occultés pour montrer jusqu’où peut amener la haine, les discriminations… alors ça commence très doucement en général, par de simples discriminations pour des postes, des fonctions, la carte d’identité des choses comme ça, et puis de montées en montées on convainc la population qu’il faut s’en débarrasser : s’en débarrasser c’est d’abord dans des camps simplement, et puis ensuite c’est de tuer. » Simone Veil [1]

« Attendez un peu et l’impensable devient inéluctable, l’impossible devient ordinaire. » Edward Bond [2].

Madame la ministre de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche,

Vous avez déclaré :

« L’école est en première ligne aussi pour répondre à une autre question car même là où il n’y a pas eu d’incidents il y a eu de trop nombreux questionnements de la part des élèves, et nous avons tous entendu les “oui je soutiens Charlie, mais…”, Les deux poids deux mesures. Pourquoi défendre la liberté d’expression ici et pas là ? Ces questions nous sont insupportables, surtout lorsqu’on les entend à l’école qui est chargée de transmettre des valeurs. »  [3]

Depuis que j’ai eu connaissance de cette déclaration, je n’arrive plus à respirer correctement, je n’arrive pas à dormir, je suis comme alourdie par une envie de vomir qui ne se déclarerait pas. Et comme je n’ai pas tout de suite trouvé ce qui me malmenait autant, aussi violement l’esprit et les tripes, vos mots n’ont cessé de tourner en boucle, de taper dans mes tempes. Je n’arrêtais pas de me les répéter pour tenter de les exorciser. Et puis, hier soir, j’ai retrouvé.

Je ne vous ferai pas l’affront de vous indiquer d’où vient la citation, mais pour les lectrices et lecteurs j’ajouterai cependant en note la source de ces lignes :

« Et justement, poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur l’appui extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient à moi et me l’arrache brutalement. “Warum ?” dis-je dans mon allemand hésitant. “Hier ist kein warum” (ici il n’y pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement à l’intérieur. »  [4]

Ces mots, qui fondent – avec les témoignages sur Hiroshima – un des basculements majeurs du XXe siècle, suffisent à me rendre à ma lucidité et à ma liberté, les offrir en réponse me libère du poids atroce qui n’avait plus quitté mon crâne et mon estomac depuis que je vous avais lue. Je pourrais m’arrêter à ces mots, et vous dire seulement que de tout ce qui nous a été donné d’entendre depuis le 7 janvier, de tout le fatras infécond que les médias et la classe politique déversent sur notre dignité en un torrent d’immondices satisfait de lui-même, votre déclaration gouvernementale est la chose la plus grave, la plus dangereuse, la plus dégénérée, la pire des choses que j’ai eu à avaler. Et que si je ne la digère pas, au sens propre du terme, c’est que votre déclaration, vos mots, viennent de nous faire entrer dans le totalitarisme.

Mais pour qu’il soit clair que je ne verse pas ici dans une fascination abstraite et maniérée pour le « point Godwin », et pour que vous sachiez de quel ordre est la responsabilité que vous venez de prendre en direction de l’institution « éducation nationale », du corps enseignant français, et des enfants de France (je dis enfants pour mineurs, est-il besoin de le préciser ?), je vais dire quelle construction au contraire bien rationnelle m’a fait entendre Auschwitz dans vos propos. Et m’appuyer pour ce faire sur le travail d’un auteur dont l’éducation nationale a proposé l’étude, trois années durant, dans le cadre de l’enseignement de spécialité théâtre du bac littéraire.

Edward Bond est dramaturge et théoricien du théâtre. Il est né à Londres en 1934. Dans un poème autobiographique, il écrit :

« Comme tous ceux qui vivaient au mitan de ce siècle ou qui sont nés plus tard / Je suis un citoyen d’Auschwitz et un citoyen d’Hiroshima / De ce lieu où les méchants ont fait le mal et de ce lieu où les bons ont fait le mal ».

Ainsi Auschwitz et Hiroshima interrogent-ils à égale part la « barbarie » de l’idéologie du nazisme et de celle de nos démocraties, et placent l’humanité devant la question, inexorable, que porte toute l’œuvre de l’écrivain : comment devenir humain ?

Edward Bond est l’auteur de Sauvés (qui fit tomber la censure royale en Angleterre en 1966), des Pièces de guerre, de Café (des soldats se font du café pendant le travail d’extermination par balles devant la fosse de Babi Yar), du Crime du XXIe siècle… parmi plusieurs dizaines de pièces. La raison pour laquelle l’éducation nationale avait inscrit les Pièces de guerre au programme du « bac théâtre » réside sans aucun doute dans ce que l’écrivain dit lui-même du singulier rapport qui s’établit entre des élèves – des mineurs donc – et son écriture :

« Je constate, par exemple, que souvent beaucoup de jeunes gens réagissent mieux à mes pièces que le reste du public. C’est parce qu’ils sont dans une situation où ils comprennent mieux que les adultes ce dont je parle. Nous ne sommes pas nés pour faire du profit mais pour créer la justice. Les jeunes gens sont encore proches de leur gravité existentielle et ils en ont certainement besoin si leur vie future ne veut pas être plongée dans le chaos. Ils savent encore que tout ne peut pas s’acheter et se vendre. C’est une chance d’écouter les jeunes, de les voir faire, de découvrir comment ils sont en train de créer leur propre monde. Ils ont une grande proximité avec les questions les plus importantes. Et on a tendance à l’oublier. Le problème de leurs parents reste de payer les factures, les traites. Eux se demandent ce que sera leur vie, comment ils vont construire leur vie… Quand ces questions sont oubliées, les choses se meurent. Les jeunes vous rappellent toujours à la question de la valeur des choses. Et ils le font de manière très créative. À cette étape de la vie, on est en mesure de créer. C’est très important d’entrer en contact avec cette capacité de conscience que les jeunes possèdent, car si elle n’est ni reconnue ni encouragée, elle tourne à la destruction. Il n’y a pas d’alternative. »  [5]

Bond écrit pour la jeunesse, et c’est un acte pour l’humanité à venir. Or, le théâtre qu’il écrit à l’attention des jeunes sert à demander « pourquoi ». Parce qu’en demandant « pourquoi », les enfants construisent, pour leur psyché propre, une carte du monde et que dans ce monde, le monde, ils y recherchent la justice :

« Pourquoi est une question que seuls les êtres ayant une conscience de soi peuvent poser. Un lion qui attend la proie escomptée a conscience de sa faim quand la proie ne se présente pas à temps. Mais le lion ne saurait demander pourquoi elle ne se présente pas. Il préférera attendre ou rejoindre un autre point d’eau. Une renarde peut contraindre ses petits à ne pas chahuter quand il est temps d’aller chasser. Mais elle n’aura pas à se demander pourquoi les petits chahutent pour répondre ensuite : c’est parce qu’ils sont vilains. Le sens moral ne voit le jour que lorsque vous êtes en mesure de demander pourquoi. »

« Notre “site” est l’univers, et c’est pourquoi nous demandons pourquoi. Les réponses que nous apportons à ces questions décident de notre degré d’humanité ou d’inhumanité. »

« L’enfant doit pouvoir penser qu’il a le droit d’être chez lui dans le monde. Autrement dit, qu’il a le droit de vivre. S’il en est incapable il tombe forcément dans un fonctionnement autiste. Son esprit ne peut plus fonctionner, son pourquoi est pris au piège et il perd alors son moi. S’il ne peut pas demander pourquoi, il n’a pas d’autres questions à poser, et il n’y a plus de réponses – le moi et le monde n’ont plus de sens. Autrement dit, ils n’ont pas de valeur. Les valeurs ne viennent au monde que lorsqu’on peut demander pourquoi. »  [6]

Madame la ministre garante des valeurs de la République, la République est inégalitaire. En plus d’être économiquement inégalitaire, elle est ethniquement inégalitaire. Et c’est à une partie de la jeunesse, socialement marquée, ethniquement marquée, que vous venez d’interdire de demander pourquoi.

Si un 27 janvier, les soviétiques ouvraient les portes d’Auschwitz, ce n’est pourtant pas cette date qui pourra nous aider à comprendre « comment devenir humain ». La seule date qui pourrait nous servir, c’est celle qui a vu ouvrir la porte à l’existence d’Auschwitz : c’est le jour où il a été possible d’imaginer un lieu qui abolirait les « pourquoi ». Et nous y sommes.

Notes

[2En commentaire du Crime du XXIe siècle (« La raison d’être du théâtre » in La Trame Cachée, L’Arche Editeur, 2003).

[4Primo Levi, Si c’est un homme (1947), Paris, Julliard, 1987.

[6Extraits de « Notes éparses sur la justice » in La Trame cachée.