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Hommes, femmes et enfants qui ne voulaient que vivre

Réflexions anti-héroïques à partir d’un grand petit livre de Pinar Selek

par Pierre Tevanian
17 janvier 2023

La décision de la Cour suprême de Turquie, désormais officielle, vient d’être notifiée à l’intéressée : prison à vie pour Pinar Selek, écrivaine, sociologue, féministe, militante, au péril de sa vie, pour les droits des Kurdes, des Arméniens, et de toutes les minorités. Comme l’a rappelé Pascal Maillard, Pinar Selek prenait l’été dernier la défense de huit intellectuel.les condamné.es par le pouvoir turc. Aujourd’hui réfugiée en France, Pinar écrivait alors ceci : : « La spécificité du régime répressif turc découle de la définition constitutionnelle de la citoyenneté républicaine : le monisme y prévaut dans tous les domaines. Quiconque s’écarte des normes établies par le pouvoir politique est immédiatement perçu comme dangereux, destructeur, voire ennemi. » Elle poursuivait ainsi : « Et c’est précisément la résistance à ce monisme qui depuis longtemps fertilise les alliances entre les différents mouvements féministe, LGBT, antimilitariste, écologiste, libertaire, de gauche, kurde, arménien ». C’est précisément à la cause arménienne et, plus précisément, au chemin que Pinar Selek a parcouru pour véritablement la comprendre, à l’encontre du déni profond qui persiste au sein de la gauche turque, qu’est consacré un magnifique livre intitulé Parce qu’ils sont arméniens, auquel nous avions consacré un texte à s sortie. Nous le republions aujourd’hui, précédé du communiqué que vient de publier Pinar Selek, en soutien à la militante persécutée – et à tou·te·s ses semblables, « fourmis zinzines », en Turquie et en diaspora.

"Les murmures des rebuts de l’épée prennent enfin voix et se transforment en cris." Rakel Dink

Passé trop inaperçu, au début de l’année du centenaire d’un génocide toujours pas reconnu  [1], le livre de Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, est un livre important, d’une grandeur d’âme et de coeur inversement proportionnelle à son petit format (moins de cent pages), et d’une profondeur proportionnelle à sa simplicité : ici ni jargon ésotérique, ni pose héroïque, ni pétitions de principes tonitruantes, c’est d’un simple récit qu’il s’agit. Le récit à la première personne d’une femme turque qui depuis l’enfance a croisé quelques-uns de ses fantomatiques concitoyens arméniens, survivants et héritiers du crime de 1915, ceux que la langue populaire a appelé pendant des décennies "les rebuts de l’épée", et qui a su à leur contact voir, entendre, apprendre, comprendre, et finalement se départir non seulement des attitudes de haine et de peur, encore dominantes dans la majorité morale, mais aussi de cette sympathie condescendante prévalant dans son milieu d’origine : celui de la gauche radicale.

Ce qui est admirable dans ce livre, c’est d’abord cela : la modestie et la probité, assez rare parmi les intellectuels et les militants, consistant à ne pas exposer simplement le résultat impeccable de ses expériences, de ses recherches ou de ses spéculations, mais à raconter plutôt un cheminement, avec tout ce qu’il comprend d’errances et d’erreurs. Pinar Selek ne se pose pas en militante de choc omnisciente : elle raconte comment, petit à petit, elle est sortie du déni, du mépris, de la condescendance – comment elle est devenue un peu plus consciente. Si en effet on veut résumer le livre en peu de mots, on peut dire qu’il raconte l’histoire d’une jeune fille turque ordinaire née à Istanbul en 1971, tout à la fois rebelle et bien rangée : socialisée dans une famille d’opposants d’extrême gauche durement réprimés, et pour certains emprisonnés, mais qui reconnaît avoir bénéficié malgré tout, tant dans son rapport à l’État que dans son rapport à l’autre en général, et dans son rapport à elle même, de ce qu’elle nomme "la cuirasse d’une identité dominante". Entendez par là, évidemment, qu’elle est une Turque "normale", une Turque à qui alors on enseigne, chaque lundi matin et chaque vendredi soir, le temps d’un hymne que reprennent en choeur tous les écoliers :

"Bienheureux celui qui peut se dire turc" [2].

Entendez par là, donc, que tout simplement, elle n’est pas kurde. Ni arménienne. Qu’elle n’est pas corps d’exception

Pinar Selek est connue pour ses travaux sociologiques et ses engagements politiques, consacrés notamment aux enfants des rues, aux femmes et à la communauté kurde, mais c’est à la question dite arménienne qu’est consacré ce grand petit livre. Sa grandeur, disais-je, consiste à ne pas oublier, dans un pays pourtant si oublieux, disons aussi oublieux que la France, les erreurs, les errances et le lent cheminement qui l’a amenée, petit à petit, à se défaire de la haine anti-arménienne, alimentée toujours par une intense propagande étatique, mais aussi de la condescendante sympathie, plus subtilement méprisante, vers laquelle la portait sa propre famille politique. L’un des chapitres édifiants du livre raconte notamment une grande conférence à Antakya rassemblant divers partis, syndicats et associations, au cours de laquelle l’auteure assiste consternée, voire honteuse, aux arrogantes leçons de ses "camarades" à l’encontre du "nationalisme" – forcément réactionnaire et "anti-scientifique" – des Arméniens d’un village voisin... [3]

Pinar Selek rend hommage aux militants de gauche arméniens qui, sans cesse accusés par la propagande étatique d’être la main invisible tirant les ficelles de la "sédition communiste"  [4], ont fait "le constat de l’impossibilité de faire de la politique sous son propre nom", se sont trouvés contraints à évacuer toute revendication spécifique, et ont même dû turquifier leurs patronymes :

"Armenak est devenu Orhan, Et Istepan Murat"…  [5].

Elle rappelle, amère, qu’"aucune des organisations auxquels ils avaient peur de nuire ne réclamait justice pour les Arméniens". La rhétorique d’évitement de cette gauche radicale est d’ailleurs d’une tragique et comique banalité : c’est la même qui sert ou a servi, dans d’autres contextes, pour d’autres gauches universalistes, radicales et révolutionnaires, à l’égard des Juifs (Sartre par exemple l’évoque dans ses Réflexions sur la question juive), à l’égard des Afro-américains (Ralph Ellison l’évoque dans son grand roman Invisible man) ou contre les Noirs et les Arabes en France (Bouzid l’évoque avec éloquence dans La marche). Plutôt que se lancer à son tour dans une longue analyse critique, Pinar Selek se contente de citer, rappeler, répertorier les principales figures de cette rhétorique, sans autre commentaire qu’un ironique et cinglant "Bravo !" :

"Après la révolution on verra si…"

"À l’époque la vraie contradiction était ailleurs."

"Ce sont les impérialistes qui attisent la question arménienne. Il faut faire gaffe. C’est une question délicate."

"Nous ne voulons pas laisser les prolétaires se diviser entre Arméniens, Kurdes et Turcs." [6]

Suivent alors ces quelques lignes qui, parmi quelques autres, ouvrent un champ immense de questionnements et de remises en question sur les figures et les idéaux héroïques, sur la fétichisation de "la lutte", et plus largement sur ce qu’on peut nommer – j’y reviendrai – l’éthique et l’esthétique de la révolte :

"Ceux qui parlaient ainsi étaient les héros de mes années de lycée, ceux que je mourrais d’envie de voir lors de mes visites à la prison... Heureusement, je venais de rencontrer à l’université le féminisme, qui déconstruisait ce mythe. À travers ce prisme, je voyais bien que s’insurger contre l’injustice et s’opposer au pouvoir ne fait pas de vous de facto un défenseur des libertés. Cela ouvre une porte, mais franchir cette porte, observer, écouter, apprendre à témoigner est un très long voyage vers la liberté... qui ne peut s’accomplir par le seul fait de s’opposer." [7]

Observer, écouter, apprendre : c’est ce "très long voyage" que raconte le très court livre de Pinar Selek. Un voyage initiatique, mine de rien, loin des sentiers battus de la propagande nationaliste, loin aussi de ceux rebattus de la gauche internationaliste. Un voyage sur des sentiers de traverse, ouverts par le féminisme, tracés par des rencontres – avec ceux justement qu’en Turquie tout, les mythes nationaux comme les mythologies révolutionnaires, pousse à ne pas rencontrer : les Arméniens.

Il y a d’abord "Madame Nayat", cliente de la pharmacie de sa mère, qu’on appelle "Madame" en français, au lieu de "Hanim" en turc. "Pourquoi ?", demande la petite fille curieuse. "Parce qu’elle est arménienne", lui répond sa mère [8]. Première rencontre, énigmatique, avec le grand autre.

Puis, au lycée, il y a ces trois camarades au regard toujours triste, dont l’auteure, qui est alors "la rebelle de la classe", veut devenir l’amie, l’alliée, la complice :

"Je me disais que je devais me rapprocher de ceux et celles que les fantoches insultaient, qui poussaient le dictateur à sortir de ses gonds. Que je devais prendre leurs mains et les poser sur mon coeur, glisser dans ces mains tous les poèmes en bouquet. Les Arméniennes n’étaient-elles pas les seules avec qui je pouvais partager le tourment qui me rongeait ? Il fallait que nous devenions amies. Ensemble, nous devions arracher le képi du dictateur et le jeter à terre ! Mais enfin, pourquoi ne répondaient-elles pas aux insultes ? Rien de rien… Ces filles ne bougeaient pas davantage qu’une feuille effleurée par le vent. On aurait dit qu’elles n’avaient pas le même âge que nous, qu’elles étaient des soeurs aînées plus mûres. Des tantes soucieuses, éteintes, silencieuses. Nos camarades muettes. Des filles studieuses et sages qui mangeaient ensemble des sandwiches apportés de chez elles. Et le pire était que nous nous habituions à cette image de ’l’Arménien froussard’." [9]

Puis il y a "Madame Talin", la voisine qui lui confie son passé et celui de sa famille, lui raconte les politiques de rappel  [10] que furent notamment "l’impôt sur le patrimoine" de 1942, loi d’exception ciblant les familles arméniennes, et les pogroms d’Istanbul de 1955, et lui apprend l’existence de cet abject sobriquet destiné aux Arméniens – en se l’appropriant, paradoxalement, en le revendiquant presque : 

"Je suis un rebut de l’épée, moi".  [11]

Puis vient Nisan Amça, "Oncle Nisan", qui écrit d’abord de magnifiques lettres anonymes – signées "Un bien vieil ami" – à Pinar Selek alors qu’elle est emprisonnée pour ses "sympathies kurdes" [12], qui devient ensuite son compagnon de promenades au coeur d’Istanbul, et qui lui dit un jour :

"Nous commettons peut-être une erreur. Ce n’est pas bien pour toi qu’on nous voie ensemble. Cela pourrait te nuire.

- Cela pourrait me nuire ? Comment aurais-tu pu me nuire, toi, seul au monde, pauvre, âgé, malade ?

- Je suis arménien, alors..."  [13]

Au fil de toutes ces rencontres, donc, un même leitmotiv accompagne et provoque la prise de conscience. Une même petite phrase simple, que finissent toujours par prononcer ses interlocuteurs pour lui expliquer l’inexplicable peur dans laquelle ils vivent, cette peur sourde, omniprésente, intégrée comme un habitus – cette peur "irrationnelle" du point de vue de la rationalité "bienheureuse" de ceux qui "peuvent se dire turcs".

Une même petite phrase, donc, qui revient plusieurs fois dans le livre, comme un couperet :"parce que je suis arménien-ne". La jeune Pinar Selek s’étonne par exemple du refus poli que lui renvoie sa condisciple triste et silencieuse, à qui elle a proposé de rentrer de l’école en auto-stop, sans attendre le prochain bus :

"Quoi ? Nous aussi on fait ça en cachette de nos familles !

- Ce n’est pas à cause de ma famille…

- C’est parce que t’es boursière ? Personne n’est allé au conseil de discipline pour ça, t’en fais pas.

- C’est parce que je suis arménienne.

Personne ne comprit. Mais comme par magie, ces mots nous firent taire. Elle avait des yeux noisette. Un regard embué qui me fixa avant de se perdre au sol." [14]

Il y a aussi la rencontre du collectif féministe arménien Hay Gin, le récit de la Caravane des femmes à travers toute la Turquie en 2003, et cette missive alors recueillie, parmi des milliers d’autres :

"Sur les routes que vous avez traversées, nous existions autrefois."  [15]

Il y a enfin l’exil vers la France, mais avant cela la rencontre et l’amitié avec Hrant Dink [16], journaliste et activiste fondateur de la revue bilingue arméno-turque Agos, qui adresse à l’État et à la société civile cette question fatidique, qui n’en finit pas, aujourd’hui encore, de produire des effets :

"Où sont les Arméniens ?" 

Pinar Selek raconte leurs combats communs, leurs discussions, les piques aussi qu’ils aiment s’envoyer l’un-e à l’autre, et au coeur desquelles se retrouve toujours, en filigrane, la même question implicite : "insolente petite Turque" versus "froussard d’Arménien". Puis vient l’atroce nouvelle de l’assassinat de Hrant Dink le 19 janvier 2007, la terreur que provoque chez les Arméniens ce nouveau rappel  [17], mais aussi l’immense manifestation qui s’ensuit, au cours de laquelle des milliers de Turcs se solidarisent autour d’un mot d’ordre inédit, porteur d’espérances :

"Nous sommes tous Hrant. Nous sommes tous arméniens".

C’est donc au fil de ces rencontres que Pinar Selek commence à ressentir, confusément d’abord, quelque chose que l’impitoyable monde militant, là-bas comme ici, méconnaît avec une grande brutalité, mais qu’elle finira par comprendre et qui est évoqué de manière à la fois simple et forte tout au long de son livre : la production de l’être timide par une intimidation, la production de l’être apeuré par une terreur infligée, la production de l’être mutique par une censure et une absence d’écoute, la production de l’être soumis par une violence, un massacre, un héritage traumatique [18] – et, symétriquement, le paradoxal et problématique (et trop inquestionné) enracinement de l’éthique et de l’esthétique de la révolte dans cette fameuse "cuirasse d’assurance" que confère une "identité dominante" :

"J’avais commencé à comprendre qu’être arménien en Turquie revenait à être réduit au silence, à devenir invisible pour être toléré, alors même que cette tolérance n’était pas garantie (…) Etre arménien en Turquie, c’était déambuler sans révolte sur des avenues baptisées des noms des gouvernants responsables du génocide. C’était prononcer le nom de l’assassin de son grand-père ou de sa grand-mère en s’échangeant une adresse. C’était hésiter à parler à haute voix dans les rues. Faire la sourde oreille aux insultes. Se dissimuler pour exister." [19]

"Je m’habituais à ce que les Arméniennes ne fissent pas de bêtises. Ma mère avait raison : ce qui était écrit dans les manuels était mensonger. Oui, c’étaient absolument des mensonges. Les Arméniens ne pouvaient pas être des ennemis de l’intérieur, encore moins des hors-la-loi. Les Arméniens ne faisaient pas de bêtises. Ils étaient dociles. J’en étais témoin. Témoin ? Moi, je n’étais pas comme elles. Je collais des affiches, j’allais à la prison voir mon père chaque semaine, je contestais les professeurs, je portais les sanctions du conseil de discipline sur le revers de ma veste comme des médailles, je faisais entrer des livres interdits dans l’école, je lisais des poèmes, je faisais du stop, je fumais, je… Heureuse celle qui se dit…" [20]

"Dans ma famille, l’allégeance à la gauche interdisait la moindre allusion aux appartenances ethniques. Le refus de la stigmatisation raciale et l’internationalisme peuvent rendre insensible à la hiérarchisation ethnique dans le pays où l’on vit. On ne parlait jamais des contrées d’où nos grands parents étaient venus, ni des mélanges opérés. Être stambouliote, c’était de toute façon porter en soi un peu de Balkans, un peu de Caucase et un peu d’Anatolie. Aussi, en tant que famille stambouliote de gauche, nous avions adopté l’identité turque dominante. Et si à travers les mille variantes des slogans, on te rappelle chaque jour que tu es le maître des lieux, une cuirasse d’assurance enveloppe ton âme. L’armure du maître de maison. Je ne peux mentir, j’ai porté cette armure." [21]

Au-delà du cas extrême des Arméniens de Turquie, la leçon vaut dans le monde entier pour la diaspora, elle vaut aussi sans doute pour les autres diasporas, pour les autres groupes génocidés, esclavagisés, écrasés et massacrés au nom d’un jugement absolutiste qui les a déclarés méprisables, indignes, nuisibles, sans valeur autre qu’absolument négative. Elle vaut aussi pour toute la communauté des citoyens, et particulièrement pour celles et ceux qui, sous le nom de monde militant, prétendent inventer et promouvoir un autre monde possible. Elle nous met en garde de manière salutaire contre le mépris (pour l’autre) et la honte (pour soi) du statut de victime, qui nous poussent à nous étourdir dans des mythologies et des idéaux héroïques. Elle nous met en garde contre ces stratégies de reconstruction et de reconquête de dignité tellement coûteuses au final qui règnent dans les familles, dans les communautés, et bien sûr aussi dans lesdits mondes militants – et enfin dans l’individu même. Car ces reconstructions sont fondées sur des sublimations mensongères, sur des réécritures mythifiées de la catastrophe en tragédie, de la victime en héros ou martyr, sur une mythologie des ancêtres tous morts les armes à la main – que par exemple propose, entre mille autres productions, la fin d’une poignante mais problématique chanson de Charles Aznavour dont j’aimerais reparler plus longuement.

Cet empowerment "héroïque", avec ce qu’il implique si souvent d’aristocratisme, de virilisme et de validisme ("même pas mal", "même pas peur", "on est pas fatigués !"), d’interdit de la plainte ("on est pas des victimes", "on n’est pas là pour se lamenter", "on n’est pas le bureau des pleurs"), de polarisation exclusive sur une réhabilitation (certes nécessaire) de la colère (et de son corollaire le combat), mais aux dépens de la peur, reléguée toujours en figure repoussoir, honteuse, méprisable, infrapolitique, tout cela construit un idéal du nous tyrannique, écrasant, qui génère de lourdes et héréditaires culpabilités – parce qu’en réalité, tout en jouant ce jeu et tout en se prenant au jeu, chacun sait au fond de lui-même qu’il n’est pas à la hauteur de cet idéal tout bonnement intenable. Délirant même, comme est absolument délirante, quand on l’écoute bien, cette fin de chanson d’Aznavour :

"Moi je suis de ce peuple qui dort sans sépulture, qui a choisi de mourir sans abdiquer sa foi, qui n’a jamais baissé la tête sous l’injure, qui survit malgré tout et qui ne se plaint pas."

Le prix exorbitant de ces reconstructions est ni plus ni moins, au final, qu’une forme de reconduction inconsciente, par les victimes elles-mêmes et leurs enfants, du jugement absolutiste accablant qui fut celui des bourreaux, génocideurs, esclavagistes, colonisateurs : "nous qui ne nous battons pas assez, avons le sort que nous méritons", "nous et nos ancêtres sommes des êtres déficients, illégitimes, coupables, méprisés parce que méprisables, suppliciés parce que suppliciables, génocidés parce que génocidables, colonisés parce que colonisables" (ou, dans une version qui se veut matérialiste mais n’est pas moins odieuse, car elle ne génère pas moins de jugement, de culpabilité et de mépris de soi ou des "siens" : "ce système qui nous méprise et nous maltraite, en nous maltraitant, nous a avilis").

En refusant ces logiques de salissure, en invalidant radicalement tout mépris de la victime, en nous invitant à reconsidérer la peur, Pinar Selek nous rappelle cette vérité simple mais fondamentale, dont l’oubli massif ne finit pas de détruire des subjectivités : pour être estimables, respectables, vénérables, ces hommes, femmes et enfants massacrés, leurs frères et soeurs survivants, et leur descendance, n’ont en réalité aucun gage particulier à produire, aucun commencement d’exploit à accomplir. Être "hommes, femmes et enfants, qui ne veulent que vivre" suffit. L’impuissance, la peur, la tête baissée sous l’injure et les innombrables compromis que tous, même les plus illustres héros et martyrs, doivent nécessairement passer pour simplement survivre, rien de tout cela ne saurait, jamais, faire passer la honte, le déshonneur, la souillure, du côté des victimes. C’est le bourreau qui se déshonore, qui s’avilit, qui se rend indigne, et nul autre. Aucun modèle héroïque, aucun idéal, ne doit juger et condamner la vie, surtout pas celle des survivants, pas davantage celle de leurs héritiers.

Une autre manière de le dire est qu’à la posture de bonne figure et d’hypercorrection intégrationniste bien connue : "je suis parfait, poli, aimable, discret et bien inséré, je ne sombre pas dans la colère et le ressentiment", répond une autre bonne figure elle aussi destructrice que je nomme l’hypercorrection rebelle : "je suis un battant, un combattant sans peur et sans reproche, un rebelle à temps plein, un bon soldat infatigable qui ne baisse jamais la tête, préfère mourir que se rendre, ne se départit jamais de sa sainte colère et ne fait jamais ce plaisir au bourreau de montrer sa souffrance" – ou encore : "je suis un bon survivant du génocide, résilient comme il faut l’être, tout entier tourné vers le futur et la reconstruction d’une famille, d’une lignée, d’une nation"... Inutile de dire que, côté arménien (et y compris chez Aznavour lui même, sous une forme esthétisée, sublimée, tellement passionnante que j’aimerais y revenir), les deux refrains sur-déterminent l’être-au-monde-social : d’un côté Nous Arméniens qui nous sommes intégrés sans faire d’histoires, et de l’autre Nous peuple fier et combattant qui n’a jamais courbé l’échine – l’un et l’autre récits étant tout aussi faux, faut-il le répéter, sans que cela n’enlève aux-dits Arméniens, faut-il aussi le répéter, une once de dignité.

Car la vérité est que le crime de masse commis contre les Arméniens a produit, comme les autres crimes de masse, des générations de survivants et d’héritiers déglingués et souffrants, et que de cette déglingue et cette souffrance nulle honte ne doit être conçue. Car la vérité est que penser, en tous temps et en tous lieux, ou en trop de temps et trop de lieux, à faire bonne figure, fût-ce celle du rebelle, à cacher le dommage subi pour ne-pas-faire-ce-plaisir-au-bourreau, c’est aussi rester sous son emprise, surdéterminé par lui. Le blues est une des formes esthétiques qui a développé magnifiquement cette autre voie trop méprisée par nos mondes politiques : oublier le plaisir que fera – ou pas – au bourreau l’expression de la déglingue causée et de la souffrance ressentie, s’autoriser, pour soi-même, à pleinement la vivre, la dire, la crier, lui donner forme. Le cinéma de Parajanov le fait aussi d’une manière malicieuse et bouleversante. Et c’est aussi ce que, de manière plus ambivalente, sous cette autre carapace qu’est une écriture hyperclassique, sous la raideur aussi des professions de foi stoïciennes [22], sous l’éclat des orchestrations et la magnificence des musiques de Garvarentz, la voix, le chant déchiré d’Aznavour laisse éclater de rage mais aussi de plainte.

C’est aussi ce geste esthétique et éthique merveilleux (et politique aussi sans doute, mais pas au sens qu’on donne généralement à ce mot) qu’ont eu simultanément, en 1971, Marvin Gaye (dans What’s Goin’ On ?) et John Lennon (dans Imagine) : ne plus être ou vouloir être un corps d’exception exceptionnel ou un corps glorieux de guerrier sans peur et sans reproche, une icône de la splendeur noire ou un héros de la classe ouvrière de Liverpool, mais donner une voix à la peine et à la peur [23]. C’est ce qu’a fait, évidemment, Billie Holiday. Ce ne sont que des pistes, il y en a bien d’autres – par exemple ce texte de Cases Rebelles qui critique lui aussi, du point de vue des Noir-e-s, les figures, les idéaux et les mythologies héroïques. À tout cela, comme au livre de Pinar Selek, il faudrait rendre longuement hommage, et de tout cela se laisser pénétrer.

P.-S.

Parce qu’ils sont arméniens, de Pinar Selek, est paru aux Éditions Liana Lévi en février 2015.

Ce texte est repris dans le nouveau livre de Pierre Tevanian, Politiques de la mémoire.

Notes

[1Le Parlement français n’a reconnu le génocide qu’en 2001 (et sans en mentionner les responsables), ce qui signifie que dans la massive diaspora française, ma génération, les précédentes et la suivante ont grandi dans l’amnésie, le déni et le silence absolus (il a fallu attendre 1980, les attentats de l’ASALA, et la diffusion d’un premier documentaire télévisé en 1981 pour qu’apparaisse l’ombre d’une visibilité publique). Aujourd’hui encore, un siècle après les faits, les programmes scolaires, les lieux de mémoire officiels, la culture de masse, bref l’ensemble des institutions qui construisent la mémoire collective majoritaire, n’accordent qu’une place dérisoire à l’événement et à ses suites. Aucun nom propre, de victime, de survivant, de lieu de déportation ou d’extermination, n’est entré dans la culture commune que promeut l’État français : il n’y a pas – dans ladite culture commune – d’Auschwitz arménien, ni d’Anne Frank arménienne, ni de Primo Lévi arménien... Par ailleurs, on ne croisait, à la Marche du centenaire comme à toutes les précédentes, chaque 24 avril, j’en suis désolé mais c’est ainsi, quasiment que des gueules d’Arméniens. À l’échelle mondiale enfin, le génocide n’a été reconnu, entre 1965 et aujourd’hui, que par une vingtaine de pays, parmi lesquels ne se trouvent ni le gendarme du Monde (les Etats-Unis) ni l’Etat responsable du génocide et de son effacement (la Turquie).

[2Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 19

[3Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 53

[4"D’après les livres que nous devions apprendre par coeur, ligne après ligne, le diable nommé Arménien était l’ennemi éternel du Turc. Arménien signifiait comploteur, collaborateur, traitre, ennemi de l’intérieur, assassin. C’était eux la force occulte dissimulée derrière les communistes. L’injure ’bâtard d’Arménien’ tenait le haut du pavé parmi le insultes le plus populaires."

[5Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 56

[6Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 57

[7Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 57

[8Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 17

[9Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 24

[10Cf. sur cette notion la thèse de Nazli Temir Beyleryan, La mémoire collective des Arméniens de Turquie, EHESS, 2016

[11Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, pages 27-30

[12Après une enquête d’histoire orale sur la diaspora politique kurde au Kurdistan, en Allemagne et en France, la police turque arrête Pınar Selek le 11 juillet 1998 et lui demande de livrer le nom de ses enquêtés. Suite à son refus, elle est arrêtée et torturée.

[13Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 47

[14Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 25

[15Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 67

[16Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, pages 59-75

[17Cf. Nazli Temir Beyleryan, La mémoire collective des Arméniens de Turquie, Thèse de doctorat, EHESS, 2016

[18Cf. Janine Altounian, La survivance. Traduire le trauma collectif, Paris, Dunod, février 2000. Ce livre explore l’impact de ce trauma dans la diaspora française, dont l’auteure est issue.

[19Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 34

[20Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 25

[21Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, page 36

[22Dans Il faut savoir bien entendu, mais aussi partout ailleurs.

[23Mother, mother, there’s too many of you crying, brother, brother, brother, there’s far too many of you dying... When I look at the world it fills me with sorrow, little children today are really gonna suffer tomorrow... Make me wanna holler the way they do my life... It’s so hard... One thing you can’t hide is when you’re crippled inside... I don’t want to be a soldier mama, I don’t wanna die...