
Le premier réflexe, face à une question comme « Faut-il avoir honte d’être français ? », est le refus. Le refus d’une fausse question. Car une question à laquelle une seule réponse s’impose comme évidente n’est pas une question.
Or, il n’y a qu’une seule réponse possible à la question de L’Express : Non, il ne faut pas avoir honte. Il n’y a aucune raison d’avoir honte d’être français, comme il n’y a aucune raison d’en être fier. La honte est le sentiment d’indignité que provoque la mémoire d’une faute ou d’un crime dont on se considère responsable, or on voit mal en quoi une simple nationalité (la française comme n’importe quelle autre) pourrait être en elle même fautive ou criminelle. Et quand bien même elle le serait, on voit mal qui pourrait en concevoir de la honte, puisque, sauf exceptions [1], nul n’est responsable de la nationalité dont il hérite.
Le fond de l’affaire, c’est évidemment que cette question qui n’en est pas une est en réalité une réponse. C’est une réponse à une interpellation, à une question initiale posée à la classe dirigeante française par un nombre croissant de descendants d’esclaves et de colonisés. Cette question initiale peut se formuler en ces termes :
Quand les autorités politiques et plus largement les élites de ce pays cesseront-elles de nier ou de minimiser les crimes esclavagistes et coloniaux ?
Quand reconnaîtront-elles pleinement le caractère intrinsèquement criminel du projet colonial aussi bien que de l’esclavage ?
Quiconque écoute sans mauvaise foi les revendications qui s’expriment sur le passé colonial comprend que ce n’est pas la population française dans sa globalité qui est visée mais l’État et les institutions, et que ce n’est pas un sentiment de honte qui est recherché mais une reconnaissance, s’enracinant dans un regard lucide sur le passé et s’incarnant dans des actes - et notamment une autre politique éducative, permettant de mener à l’école un travail plus exhaustif, moins superficiel et moins complaisant sur l’esclavage et le système colonial. La réponse de L’Express [2] consiste à reformuler la question initiale afin de la rendre inaudible, absurde ou ridicule.
Cette réponse en forme de fausse question permet aussi de disqualifier toute revendication concernant le passé esclavagiste et colonial, en la faisant passer pour une volonté délibérée de culpabiliser « les Français ». Bref : une fois de plus, il s’agit de faire passer les victimes (du racisme passé et présent) pour des coupables (coupables de harceler, de culpabiliser, de « tyranniser » [3] toute la population française). Il s’agit par là même d’enrôler l’ensemble des « Français » dans le camp du « Non ! » - un Non à la honte, vite retraduit en Non à tout retour critique sur le passé colonial et esclavagiste.
Nous pourrions en rester là, en réaffirmant notre refus d’un débat posé en termes de honte. Mais la mâle assurance de L’Express, et de tous ceux qui comme ce magazine refusent virilement de pleurnicher et de « se repentir » [4], a fini par semer le doute.
Reconsidérant alors la question, et bien loin de ce « courage », nous avons plutôt choisi d’assumer purement et simplement ce sentiment, la « honte » – mais une honte bien précise. Une honte dont les « adversaires de la repentance » ne soupçonnent même pas l’existence : celle dont a parlé Primo Lévi, et dont Gilles Deleuze, dans un entretien avec Claire Parnet, a souligné la profondeur :
« Un des motifs de l’art et de la pensée, c’est une certaine honte d’être un homme. L’écrivain qui l’a dit, redit, le plus profondément, c’est Primo Levi. Il a su parler de cette honte d’être un homme, dans un livre extrêmement profond puisque c’est à son retour des camps d’extermination. Il dit : quand j’ai été libéré, ce qui dominait, c’était la honte d’être un homme. C’est une phrase à la fois très splendide, très belle, et puis ce n’est pas de l’abstrait. C’est très concret, la honte d’être un homme. Mais ça ne veut pas dire nous sommes tous des assassins. Ça ne veut pas dire nous sommes tous coupables. Il dit : ça ne veut pas dire que les bourreaux et les victimes sont les mêmes. On ne nous fera pas croire ça. La honte d’être un homme, ça ne veut pas dire : on est tous pareils, on est tous compromis, etc. Mais ça veut dire plusieurs choses. [...]
Cela veut dire à la fois : comment est-ce que des hommes ont pu faire ça ? DES hommes, c’est-à-dire d’autres que moi. Et deuxièmement, comment, moi, est-ce que j’ai quand même pactisé ? Je ne suis pas devenu un bourreau, mais j’ai quand même pactisé assez pour survivre. Et puis une certaine honte, précisément, d’avoir survécu à la place de certains amis qui n’ont pas survécu. Moi je crois qu’à la base de l’art, il y a cette idée, ce sentiment très vif, une certaine honte d’être un homme qui fait que l’art, ça consiste à libérer la vie que l’homme a emprisonnée. [...]
Mais quand je parle de la honte d’être un homme, ce n’est pas seulement au sens grandiose de Primo Lévi. Chacun de nous, dans notre vie quotidienne, il y a des événements minuscules qui nous inspirent la honte d’être un homme. On assiste à une scène où quelqu’un est un peu trop vulgaire, on ne va pas faire une scène, on est gêné, on est gêné pour lui, on est gêné pour soi puisqu’on a l’air de le supporter. Et là aussi, on passe une espèce de compromis. Et si on protestait en disant « mais c’est ignoble ce que tu dis ! » ? On aurait l’air de faire un drame... On est piégé, on éprouve alors, ça ne se compare pas avec Auschwitz, mais même là, à ce niveau minuscule, il y a une petite honte d’être un homme. » [5]
Pourquoi citer si longuement ces paroles de Gilles Deleuze ? Pourquoi finir sur ces « scènes où quelqu’un est un peu trop vulgaire » et sur la « petite honte d’être un homme » qu’elles provoquent ? Tout simplement parce que cette petite honte d’être un homme est très exactement le sentiment que nous éprouvons, ces jours-ci, quand nous passons devant un kiosque où s’étalent, en grosses lettres et sur fond de buste de Marianne, ces six mots :
« Faut-il avoir honte d’être français ? ».