Partie précédente : « Un jeu que personne n’a jamais joué »
« Une force inférieure peut entraîner la désagrégation de forces supérieures, leur scission, l’explosion de l’énergie qu’elles avaient accumulée »
(Gilles Deleuze) [1]
Il ne s’agit en aucun cas, pour Nietzsche, de dire qu’il faut prendre le parti de l’oppresseur contre l’opprimé, du mari violent contre la femme violentée, du harceleur contre le ou la harcelé-e, de la foule lyncheuse contre l’individu lynché ou du blanc raciste contre le non-blanc racisé. Nietzsche est très clair sur ce point : la mesure des forces doit se faire « en dehors de l’ordre social existant ». Il s’agit de dire au contraire qu’en l’espèce, celui qui violente, harcèle ou lynche, celui qui domine, écrase et triomphe, est au fond toujours un faible, et que celui qui est écrasé est un fort – même si sa force ne suffit pas à triompher de la paradoxale capacité de domination du faible.
Ce paradoxe appelle quelques explications, mais d’emblée, le film de Rossen le rend presque évident – par les images qu’il montre, mais aussi de manière verbalisée, formalisée, et même conceptualisée, par le biais du personnage de Sarah, que le film nous présente – nous y reviendrons [2] – comme un véritable philosophe-voyant. C’est bien Eddie Felson qui est fort (Sarah le lui dit lors du pique-nique en l’entendant parler de son amour pour le beau jeu : « You’re not a loser, you’re a winner »), et Bert Gordon qui est faible (« pervers, sournois, infirme » répète Sarah à son propos). Et c’est pourtant le faible, l’infirme, l’infâme Bert Gordon qui gagne tout (l’argent, le pouvoir, les belles voitures et même le corps de Sarah), et c’est inversement le grand Eddie Felson qu’on voit perdre plus souvent que gagner (la première partie-fleuve contre Minnesota Fats, ses doigts cassés dans une bagarre, et finalement les deux objets de son amour : Sarah, suicidée, et le billard, auquel il renonce à la fin du film).
Tout le film repose sur ce type de renversements, qui tendent à suggérer que les mots fort et faible, sain et malade, gagnant et perdant, n’ont pas un seul sens mais deux – qu’il y a en vérité deux plans, deux ordres de grandeur bien distincts, et que ceux qui sont forts sur un plan ne le sont pas sur l’autre :
– le riche et puissant Bert Gordon, à qui personne ne résiste (ni Minnesota Fats, ni Fast Eddie, ni même Sarah qui s’offrira à lui, comme en sacrifice), est en fait un « infirme » (dixit Sarah) et un « loser » (dixit Eddie, lorsqu’à la fin du film, il a enfin compris), il est même « mort à l’intérieur », « dead inside » (toujours selon Eddie) ;
– le « loser » Eddie, que nous voyons pendant les trois quarts du film perdre, s’effondrer, se faire casser les doigts, se faire humilier et démolir, est en fait un « winner » (dixit Sarah) ;
– Sarah elle-même est à la fois une infirme (au sens littéral puisque, atteinte par la polio, elle boite, mais aussi socialement : pauvre, marginalisée, alcoolique, traumatisée par l’abandon de son père), une femme cassée et poussée au suicide, et une femme puissante, dotée d’un pouvoir presque surhumain : celui de voir, comprendre et dire, tout au long du film, ce qui est et que personne ne sait voir, ne sait comprendre ou ne sait dire.
Le règne des faibles
Nietzsche est lui-même tout aussi clair. Comme le résume Deleuze :
« On ne peut pas juger de la force ou de la faiblesse en prenant pour critère l’issue de la lutte ou le succès, car encore une fois, c’est un fait que les faibles triomphent. » [3]
D’où l’emploi particulier des mots vil, ignoble et esclave chez Nietzsche :
« Ces mots désignent l’état des forces réactives qui se mettent en haut, qui attirent la force active dans un piège, remplaçant les maîtres par des esclaves qui ne cessent pas d’être esclaves. » [4].
Et c’est bien ce qui arrive dans le film de Rossen. C’est Bert Gordon, l’incapable, l’infirme, le malade, qui, sans cesser d’être un malade, un infirme et un incapable, prend la place d’Eddie Felson, celle qui devrait lui revenir, la place du « winner » : car c’est le jeu d’Eddie et lui seul qui produit la richesse dont Gordon s’accapare les trois quarts – et ici le scénario est aussi une métaphore du capitalisme tel que l’analyse Marx, Gordon étant le capitaliste et Eddie le prolétaire [5].
La seule et unique puissance de Bert Gordon, à la mesure de sa foncière carence sur le plan artistique (il n’a aucun don, ni en matière de billard ni en quelque autre matière) et sur le plan affectif (sur lequel il est absolument infirme : il ne sait absolument pas aimer [6]), est l’ascendant qu’il sait prendre sur celui qui est vraiment puissant, celui qui, dans son domaine d’élection (le billard pour Fast Eddie), joue « comme un Dieu ». C’est ce que lui-même résume bien, à sa manière néo-libérale, lorsqu’il explique à Fast Eddie sa volonté de le coacher :
« Pourquoi ? Parce que j’aime l’action... Et puis tu as du talent ! »
(« I love action... And you’ve got talent ! »)
Le mot action est bien entendu à comprendre ici en son sens le plus vulgaire, celui de l’homme d’action pragmatique, de l’entrepreneur qui tient compte de l’ordre établi et s’y adapte – bref : de celui précisément qui a surdéveloppé ses forces réactives et non ses forces actives ! Les forces actives, celles qui le sont vraiment, au sens fort, celles en somme qui sont créatrices, Bert Gordon sait très bien qu’elles ne le traversent pas – et c’est pourquoi il les dévalue, sous le nom de talent [7].
Addition, soustraction, division
En quoi, précisément, consiste cette puissance de Bert Gordon ? Comment le faible l’emporte-t-il sur le fort ? Il existe une première explication, quantitative, que Nietzsche n’a pas inventée mais qu’il lui arrive de reprendre et à laquelle en restent les nietzschéens de droite : les faibles sont plus nombreux, donc l’addition de leurs forces produit au final une somme supérieure à celle du fort [8].
Mais, nous l’avons vu, la perspective nouvelle ouverte par Nietzsche consiste à donner de la force une définition plus qualitative que quantitative : les forts sont, dans sa terminologie, non pas ceux qui possèdent une quantité supérieure de puissance, mais plutôt ceux qui ont une certaine qualité de force, un pouvoir bien particulier – celui de se laisser porter par la part active, affirmative et créatrice de leur puissance, au détriment de leurs forces réactives et régulatrices. Or, dès qu’on se place sur le terrain des rapports sociaux, c’est-à-dire des rapports de force et de domination entre humains, cette force se retourne immanquablement en faiblesse : les forts, en investissant toute leur puissance dans la production d’une œuvre (un tableau, une musique, une écriture, une partie de billard – ou l’invention de nouvelles possibilités de vie solitaire, amicale, amoureuse, conjugale, parentale, communautaire, militante), le payent par une plus grande vulnérabilité. Cela pour deux raisons :
– la force active et créatrice, en tant qu’elle produit de la singularité, entraîne potentiellement l’isolement, la fragilité, la précarité, le risque de l’incompréhension, et apparaît ainsi dans l’ordre social comme une forme de faiblesse ;
– mais surtout, les forces actives et créatrices étant cultivées au détriment des forces réactives et régulatrices, « les forts » sont au sens littéral « sans défenses », leur « prodigue vertu » est une capacité de donner et une capacité de faire confiance, dont le revers est une profonde incapacité à s’économiser, se préserver et se méfier, une imprudence voire une crédulité qui fait d’eux les proies les plus faciles pour tous les manipulateurs et toutes les manipulatrices.
Réciproquement, Nietzsche appelle « faible » celui qui n’a pas en lui le courage, la générosité, la puissance d’affirmer, de créer, de dépenser et d’exposer de lui-même quelque chose de singulier : celui par conséquent qui trouvera autour de lui le plus de « semblables » avec qui s’assembler, de manière grégaire (aspect quantitatif). Mais le faible est aussi et surtout celui qui se laisse guider par ses forces réactives (aspect qualitatif) : celui donc qui ne cultivera que le calcul, la ruse, la prudence, l’adaptation au monde tel qu’il est – autant de qualités qui lui permettront d’être le dupeur plutôt que le dupé, le manipulateur plutôt que le manipulé, l’abuseur plutôt que l’abusé, le plieur plutôt que le plié. Autant de qualités qui lui permettront, en définitive, de « l’emporter sur les forts ».
Bref, comme Gilles Deleuze a l’a si bien formulé, « les forces réactives ne deviennent pas plus fortes ou plus actives, elles procèdent plutôt par soustraction ou division » :
« Elles décomposent, elles séparent la force active de ce qu’elle peut ; elles soustraient de la force active une partie ou presque tout de son pouvoir … » [9].
C’est ce que Bert Gordon commence à faire quand, alors qu’Eddie triomphe et pavoise (« Je suis le meilleur ! »), il s’adresse à Minnesota Fats – ou plutôt : il s’adresse à Eddie en faisant mine de parler à Fats – et prononce ses tout premiers mots, les fatidiques :
« Continue, c’est un loser ».
Dis-connecting people
Si les faibles l’emportent, ce n’est donc pas parce qu’ils se connectent entre eux. C’est plutôt grâce à un pouvoir presque opposé : le pouvoir qu’ils ont de déconnecter les individus ou les groupes de tout ce qui fait leur puissance. Tout en simulant le contraire (puisqu’ils prétendent coacher, c’est-à-dire reconnecter leurs « poulains » à leur puissance propre, les aider à l’actualiser et à la maximiser), ils savent intimider, terroriser, inhiber, juger, culpabiliser, élire ou excommunier, intriguer, médire, répandre des rumeurs, semer les zizanies, jouer à dire alternativement aux un-e-s et aux autres ce qu’ils veulent entendre et ce qu’ils ne supportent pas d’entendre. Partout où ils passent trépassent les collectifs et explosent les amitiés, mais s’écroulent aussi les individus. Car ils ne séparent pas seulement les un-e-s des autres : ils parviennent aussi et surtout à séparer chaque individu de sa propre puissance – à lui faire « perdre ses moyens ».
L’une des analyses les plus justes de ce phénomène, et les plus proches du modèle nietzschéen, est celle de Michèle Causse dans son livre Contre le sexage : l’auteure qualifie de diviseuse toute opération ayant pour but ou pour effet d’affaiblir en divisant : non seulement un groupe en le divisant entre individus, mais aussi un individu en le séparant d’avec lui-même – en lui inspirant par exemple la honte de ses désirs, ou le doute sur ses capacités. Ce sont des opérations de ce type qui nous empêchent de nous constituer comme « individus » : elles font de nous des « dividus ». L’individu est en somme le produit de l’union – c’est-à-dire de l’accord avec autrui et avec soi-même – autant que le dividu est le produit de la division [10]. C’est en un sens ce que montre L’Arnaqueur : comment, en trois mots (« C’est un loser ») et trois mouvements (une apparition médusante au milieu d’une partie de billard, un numéro de charme en « refaisant le match », un cassage de doigts plus ou moins téléguidé), un diviseur (Bert Gordon) divise un individu (Eddie Felson) et fait de lui un dividu – puis comment, in extremis, ce dividu renoue avec lui-même et redevient un individu.
Tout le capitalisme fonctionne ainsi : il sépare le prolétariat (qui est, du point de vue axiologique-typologique, la véritable force productive de l’histoire) de sa puissance, précisément en le divisant, en l’atomisant, par le biais notamment du contrat de travail individualisé. Mais à l’échelle micropolitique, qui est davantage celle du film, c’est sans doute la violence conjugale qui nous donne le meilleur aperçu. Il s’agit de séparer le dominé de tout ce qui lui donne de la joie, de l’estime de soi, de la confiance en soi, donc de la puissance. On le sépare du monde extérieur pour commencer (on l’enferme entre quatre murs, accaparé par la totalité du travail domestique). On le sépare ensuite de ses ami-e-s (qu’on ne lui laisse plus voir, qu’on voit à sa place pendant qu’il reste à la maison, qu’on dénigre de manière systématique, qu’on écarte par des chantages du type « c’est lui / elle ou moi »). Mais on le sépare aussi ce qu’il aime faire : il aime écrire, par exemple, ou militer, peindre ou jouer de la musique, ou encore jouer au billard, cette pratique lui donne le sentiment d’exister, de savoir bien faire quelque chose, faites donc en sorte qu’il ne pratique plus. Interrompez-le, par exemple, chaque fois qu’il trouve le temps de s’y mettre – et s’il le faut cassez-lui les doigts. Faites-en un animal de compagnie (un Minnesota Fats), ou même une loque (un Eddie Felson), puisqu’au moins, une loque, ça ne se révolte pas, et ça ne part pas [11].
Sans oublier les manières plus radicales de séparer quelqu’un de sa puissance : rabaisser en trompant, en manipulant, en mentant, en insultant, en crachant à la figure, en cognant régulièrement et courageusement celui ou celle dont on sait parfaitement qu’il ou elle ne rendra jamais un seul coup. La méthode est éprouvée, et personne n’y prend garde – neuf fois sur dix parce que c’est un homme qui le fait à une femme et que, quoi qu’on en dise, « c’est dans l’ordre des choses », et la dixième fois parce que c’est une femme qui l’a fait, à un homme qui avait deux têtes de plus qu’elle, et que par conséquent « ce n’est pas possible » [12].
Et c’est ce qui advient dans L’Arnaqueur : c’est bien en séparant Eddie de ses proches (Charlie et Sarah), mais aussi de sa propre puissance, que Bert Gordon installe son emprise – notamment grâce à sa maîtrise du « bluff performatif ».