Il devient alors manifeste que tout ce qui précédait n’était qu’un rêve, et d’autres signes viennent immédiatement le confirmer. La personne qui frappe à la porte n’est autre que la voisine, rencontrée auparavant par Betty et Rita. Aussi agacée qu’à sa première apparition, elle vient récupérer ses derniers cartons, que « Diane » (c’est le nom qu’elle lui donne) tardait à lui rapporter. Car l’échange d’appartements a effectivement eu lieu, mais Diane Selwyn n’est pas morte : elle est bien vivante, sous les traits de la jeune femme que nous connaissions jusqu’à présent sous le nom de Betty. Dès lors, et jusqu’à la fin du film, des plans de Diane prostrée alternent avec les hallucinations et les souvenirs qui s’enchaînent dans son esprit – et qui nous permettent de reconstituer progressivement son histoire.
Juste après le départ de la voisine, Diane, prise d’une hallucination, voit apparaître celle que nous connaissions jusque-là sous le nom de Rita, et dont l’identité perdue s’avère être Camilla Rhodes – ce nom que portait jusqu’à présent l’actrice blonde imposée à Adam Kesher par la Mafia : « Camilla, tu es revenue ! ». Une fois le mirage dissipé, Diane retrouve le visage fermé, tendu, presque défiguré par la souffrance, qu’elle a depuis son réveil, et qui contraste singulièrement avec le visage radieux qu’elle avait lorsqu’elle se prénommait Betty. Nous comprenons qu’il y a bien eu une histoire d’amour entre les deux femmes mais qu’à l’heure qu’il est Camilla est « partie ». Nous venons par ailleurs d’apprendre par la voisine que deux agents de police sont « repassés » à la recherche de Diane – et cette allusion nous rappelle l’image des deux agents sur les lieux de l’accident, au tout début du film. Il semble donc qu’un événement a bien eu lieu, probablement autour de Camilla, probablement à Mulholland Drive, que cet événement est suffisamment grave pour que des agents de police mènent une enquête, et que Diane est suffisamment impliquée pour rêver des deux inspecteurs – et aussi pour les fuir, en changeant d’appartement.
Diane s’approche ensuite d’un canapé vert avec sa tasse de café, et cette situation lui rappelle un épisode passé : le moment où, sur ce même canapé, alors qu’elle apportait à boire à Camilla, celle-ci lui a annoncé brutalement la fin de leur liaison (« On ne fera plus ça »). Le souvenir d’une autre parole de Camilla ce jour-là (« J’avais déjà essayé de te le dire ») rappelle à Diane un autre moment tragique : le jour où, sur un tournage, son amante, qui s’avère être une actrice et tenir le premier rôle dans un film d’Adam Kesher, a embrassé le réalisateur sous ses yeux. Nous retrouvons ensuite Diane prostrée sur le canapé vert, seule face à une clef bleue dont la signification nous échappe toujours, en train de se masturber en pleurant.
Puis c’est un autre souvenir qui nous est livré : un appel de Camilla qui convie Diane à une fête. C’est d’abord la boîte vocale de Diane qu’on entend dire : « Bonjour, c’est moi. Laissez un message ». La voix et la formule laconique du répondeur sont identiques à celles de la mystérieuse Diane Selwyn, dans le rêve. Lorsque Betty faisait remarquer à Rita que « ça doit faire bizarre de s’appeler soi-même », nous avions d’abord compris : « ça doit te faire bizarre de t’appeler toi-même » (l’hypothèse de leur enquête étant alors que « Diane Selwyn » était l’identité oubliée de Rita). Mais on se souvient désormais que c’était Betty qui tenait le combiné et qui prononçait cette phrase, et qu’en en sens c’était bien elle qui était en train de « s’appeler elle-même » – puisque « Diane Selwyn » est sa véritable identité. Et Rita avait également raison, toujours dans le rêve, de répondre : « Non, ce n’est pas moi, mais je connais cette voix. »
La suite de la séquence nous apprend enfin de quoi exactement Mulholland Drive est le nom. Ce lieu mystérieux, dont Rita se souvenait simplement qu’elle s’y rendait au moment où elle avait eu son accident, est tout simplement le lieu où se trouve la somptueuse villa d’Adam Kesher. C’est là pour le moment que se tient une fête au cours de laquelle Diane vit une ultime série d’humiliations, de la part d’Adam et Camilla qui annoncent leur mariage, mais aussi de la mère du cinéaste, qui se fait appeler Coco – et que nous avions déjà rencontrée avec le même surnom mais dans un autre rôle : celui d’une excentrique mais sympathique gardienne d’immeuble. La mère du cinéaste, ce soir-là, ne répond au « bonjour » de Diane, arrivée en retard, que par un glaçant « Ah, la voilà ! Allez, on mange, je meurs de faim ! », suivi d’un regard insistant et accusateur qui pousse la retardataire à balbutier : « Excusez-moi, c’est de ma faute ». Et pendant le repas, elle multiplie les marques de condescendance : « Comme ça, vous débarquez de l’Ontario ? », « Ah, votre tante travaillait à Hollywood ? » – sans oublier un petit tapotement maternaliste sur la main de Diane lorsque celle-ci évoque ses échecs professionnels. Lors de cette fête à Mulholland Drive, nous retrouvons également la jeune femme blonde que nous connaissions jusque-là sous le nom de Camilla Rhodes, candidate de la Mafia, et nous la voyons embrasser la véritable Camilla sous les yeux de Diane. Nous voyons enfin passer, au second plan, le fameux cowboy.
Un ultime souvenir de Diane nous éclaire sur le sens de la clef bleue, et vient donner une dimension encore plus tragique à l’histoire qui peu à peu se dévoile sous nos yeux. Diane se remémore le contrat qu’elle a passé avec un tueur (le même que celui du rêve), dans un Winkie’s (le même encore que dans le rêve), sous les yeux d’une serveuse (la même toujours) dont le prénom, arboré sur son badge, n’est plus Diane mais Betty. Le tueur montre une clef bleue à Diane et lui explique que cette clef se trouvera « à l’endroit convenu » quand « le travail sera fait ». La victime du contrat est Camilla Rhodes, la vraie, la brune : Diane montre au tueur une photo de la star en prononçant des mots eux aussi familiers – « C’est elle ».
Les derniers plans du film nous montrent Diane à nouveau prostrée chez elle, face à une clef bleue, dont nous comprenons enfin la signification effroyable. On frappe à sa porte, probablement les deux agents de police qui la recherchent, et Diane est prise à nouveau d’hallucinations : elle voit se glisser sous la porte deux petits gnomes, qui s’avèrent être, en modèle réduit, le couple de vieillards aperçu dans la séquence d’ouverture du film puis dans la séquence de l’aéroport. Prise de panique, Diane fuit les deux gnomes qui lui foncent dessus, hilares et menaçants, elle se replie dans sa chambre, ouvre sa table de chevet, saisit son arme et se tire une balle dans la bouche. Le rêve était donc un rêve prémonitoire, et la mort de Diane Selwyn une mort annoncée : nous retrouvons Diane morte, dans la même position et sur les mêmes draps roses que la Diane Selwyn du rêve – et le film s’achève comme il a commencé : sur une image en surimpression du visage radieux de Diane, désormais accompagné de celui de Camilla.