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Il n’y a pas de baisse d’activité

Réflexions sur le télétravail en période de confinement

par Anaïs Cretin
8 mai 2020

La réorganisation de mon activité professionnelle dans ma sphère privée suite au confinement est source de nombreuses interrogations, colères, tristesses et envie d’en découdre. Sans entrer dans les détails de notre activité et de la structure qui l’encadre, nombreuses sont les salariées qui considèrent qu’il y a une baisse de leur activité professionnelle parce que sur les plannings, nous ne réalisons pas le même nombre d’heures que celui pour lequel nous sommes normalement engagées. Un des enjeux est alors la façon dont cette période sera prise en compte : nos salaires ont été maintenus, mais alors, si l’on reste sur la même façon de compter nos heures, la question de profiter de cette période pour écouler des congés payés ou des RTT s’est posée de manière pressante. Pour ma part, et c’est source de tensions dans notre équipe, je ne partage pas ce point de vue à propos d’une baisse d’activité. J’ai essayé de trouver d’autres textes ou réflexions sur ce sujet en ce moment à faire suivre à mes collègues, mais je n’ai rien trouvé qui me semblait coller. Du coup je me suis attelée à écrire un mail à l’équipe de salariées pour détailler mes arguments. J’ai repris ce mail pour essayer d’en faire un texte qui pourrait être à la fois un témoignage et pourquoi pas un outil.

L’idée ici n’est pas de dire ce qu’il faut dire ou faire, c’est plutôt d’alimenter des réflexions sur le boulot et d’essayer de prendre la mesure de notre force. Parce qu’à mon avis (et comme souvent), on sous-estime énormément tout ce qui s’est passé depuis la mise en place de notre travail en mode confiné. Et dans cette droite ligne, il me semble qu’on admet vraiment beaucoup trop facilement qu’on a réduit notre activité.

Je pense que voir sous le terme de « nombre d’heures » notre activité en ce moment, c’est un peu comme si on essayait de comparer des carottes avec des patates. Autrement dit, je ne suis pas sûre qu’on puisse affirmer que 10 heures de taf en période normale soit égales à 10 heures de taf en mode confiné.

Au départ, notre boulot, ce n’est pas ce qu’on fait là. Parce que pour définir notre travail, il me semble qu’on ne peut pas se passer de définir des conditions de travail. Et si la thématique et nos qualifications n’ont pas changées, les conditions, elles, elles ne sont radicalement plus les mêmes. Donc, ce n’est pas le même travail.

Déjà, notre travail est censé avoir lieu dans un local, pas chez nous (d’accord, il n’y a rien d’écrit là-dessus, mais quand on a signé, on était au courant des conditions et c’était celles-là). Or, techniquement, je mets mon logement à disposition de l’association/l’entreprise/l’établissement quand je travaille à domicile. En vrai, je pourrais très bien facturer l’utilisation de mon appart.

De la même manière que mon pc et mon téléphone d’ailleurs : l’association/l’entreprise/l’établissement ne m’a pas fourni d’outils de travail. Alors qu’au départ, dans les conditions de travail, l’asso/l’entreprise/l’établissement me fournit tout ça. Pareil pour l’eau, l’électricité, sans parler de l’entretien du local... (oui oui, le ménage dans l’appartement qui accueille l’asso/l’entreprise/l’établissement tous les mercredi après-midi, qui le fait ?).

Et je suis même sûre que je passe à côté de trucs (genre une garderie pour les enfants en bas âge qui devrait être mise à disposition – ah oui, ça ce n’est déjà pas au point, à la base). Vous allez me dire : ben oui, mais tu as un salaire payé par l’asso/l’entreprise/l’établissement pour payer tout ça. Et je vais vous répondre : oui oui, mais le salaire, il est pour me servir à moi – enfin, si je pense au salaire direct (donc le net) et pas au salaire indirect (le brut) – mais certainement pas à l’asso/l’entreprise/l’établissement. Or là, il lui servirait…

Ok, ça, c’est l’aspect très matérialiste. Qui paraît certes tout bête parce qu’on est dans une situation où on a toutes un toit sur la tête avec de l’accès à l’électricité, l’eau potable, du réseau, un ordi, un téléphone, de quoi faire le ménage chez nous, et qu’on prend le temps de faire le ménage (plus ou moins), et qu’on arrive à avoir des espaces suffisamment au calme et isolés pour travailler.

Après la question matérielle, il y a aussi la question « qualitative ». Est-ce qu’en travaillant depuis chez moi, c’est simplement que je fais la même chose, mais depuis ma maison ? Est-ce que ça ne vient pas perturber un peu des équilibres, mélanger un peu des choses, des choses qu’on n’avait pas nécessairement envie de mélanger ? Quand je pense à ça, je pense à une collègue qui venait sur le lieu de travail pour avoir une pause et échapper un moment à ses petits-enfants pendant l’été ! Mais ça pourrait aussi très bien être l’inverse, avoir besoin que son intérieur ne soit pas « pollué » par le travail. Le travail à domicile, avant d’en avoir l’habitude, on peut être bien paumé. Les premiers temps où j’ai dû travailler en télétravail, j’étais complètement bloquée derrière mon ordi, à regarder l’horloge, et à attendre un coup de fil, incapable de faire autre chose. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ajouter la dimension rapport au travail (qui n’est pas simple) dans le rapport qu’on a au « chez-soi » qui n’est pas forcément simple non plus, vient foutre un joli merdier et a un coût qui n’est évidemment pas quantifiable en nombre d’heures.

Sans compter qu’évidemment, cette modification des conditions de travail se fait à un moment où le chez-soi prend tout d’un coup un autre sens dans la vie, parce que ça devient le centre, ce qui n’était pas forcément le cas avant. Et que c’est un moment de crise. Et donc qu’il n’y a aucune raison qu’on soit épargnée par les effets du confinement.

Autrement dit, l’augmentation des violences intra-familiales, les crises de couples ou de coloc, les montées d’angoisse liée à cette situation, les problèmes physiques parce qu’on passe énormément de temps assises ou couchées (vive les sciatiques !), les symptômes de dépression, sans parler des décès de proches. Eh ben tout ça ne nous est pas épargné.

Alors si l’asso/l’entreprise/l’établissement n’est évidemment pas responsable de ça, il n’en reste pas moins que ça ne peut pas être méconnu quand on parle de nouvelles conditions de travail. Attention, je ne dis pas que ça veut dire qu’on ne peut pas faire correctement notre travail, mais ça veut dire que c’est sacrément loin de nous faciliter la tâche. Comment on en tient compte alors ?

Et au final qu’est-ce qu’on a fait jusque-là ? Juste une ou deux bricoles : on a complètement pensé et construit une organisation du travail. Il y a des gens qui sont payés sacrément cher pour ça (et qui n’y arrivent d’ailleurs sans doute pas aussi bien que nous).

Et c’est ce qu’on n’arrête pas de faire depuis le début du confinement pour voir comment d’autres font, pour réfléchir à comment on pourrait améliorer nos services, être le plus présentes possible, pour s’ajuster aux changements des demandes à cause du confinement, utiliser des moyens pour se réunir régulièrement, etc. Autrement dit on fait tourner la boutique.

Et en plus de tout ça, on est en train de se coltiner d’essayer de gérer l’après, les effets que ça aura sur nos finances, les stratégies à discuter, les positions communes ou pas à élaborer, on se casse la tête et les dents là-dessus, ça prend aussi de la place en dehors des temps de travail officiels, et ça crée du conflit alors que ce n’est sans doute pas le moment, étant donné l’affaiblissement du collectif.

Ce qui m’amène pour finir, à un argument qui n’est pas des moindres : quand on a signé, c’était aussi ce qu’on appelle un « travail d’équipe », ce qui veut dire co-présence et interactions, analyse de la pratique à chaud, décompressions, etc. Et je commence à me morfondre parce que tous ces temps n’existent plus – parce que les réunions par visioconférence, ce n’est largement pas satisfaisant en termes d’échange. Et là je comprends un petit peu dans mon corps ce que ça veut dire péter des collectifs de travail.

Voilà pourquoi je ne suis pas prête à admettre qu’il y a une baisse d’activité. Parce que reconnaître une baisse d’activité, selon moi, c’est passer sous silence le coût énorme de toutes ces modifications.