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« Il n’y a pas de petit énervement... »

Neutralisation verbale, discrimination et contrôle social : réflexions sur une campagne de la SNCF

par Philippe Blanchet
23 septembre 2015

Les voyageurs de passage dans les gares SNCF de Marseille Saint-Charles, Lyon Part-Dieu et Paris Gare-de-Lyon voient affichés sur les écrans de ces gares deux messages dont je reproduis ici le texte : « Il n’y a pas de petite insulte. Il n’y a pas de petite incivilité. Les agents en gare sont à votre disposition pour vous accueillir et vous renseigner. Merci de les respecter », suivi d’un extrait de l’article 433-5 du Code pénal (article que je reproduis plus loin). Et enfin : « Il n’y a pas de petit énervement. Il n’y a pas de petite incivilité. Les agents en gare, etc... »  [1] ...

L’article 433-5 du Codé pénal est celui-ci :

« Constituent un outrage puni de 7500 euros d’amende les paroles, gestes ou menaces, les écrits ou images de toute nature non rendus publics ou l’envoi d’objets quelconques adressés à une personne chargée d’une mission de service public, dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de sa mission, et de nature à porter atteinte à sa dignité ou au respect dû à la fonction dont elle est investie.

Lorsqu’il est adressé à une personne dépositaire de l’autorité publique, l’outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende.

Lorsqu’il est adressé à une personne chargée d’une mission de service public et que les faits ont été commis à l’intérieur d’un établissement scolaire ou éducatif, ou, à l’occasion des entrées ou sorties des élèves, aux abords d’un tel établissement, l’outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende.

Lorsqu’il est commis en réunion, l’outrage prévu au premier alinéa est puni de six mois d’emprisonnement et de 7500 euros d’amende, et l’outrage prévu au deuxième alinéa est puni d’un an d’emprisonnement et de 15000 euros d’amende ».

Seuls le premier et le dernier alinéas concernent la SNCF, qui est effectivement chargée d’une mission de service public. En théorie en tout cas, car ses priorités commerciales ont largement marginalisé cette mission depuis qu’elle a été privatisée. Ces alinéas datent de 1996, les autres ont été ajoutés en 2002. C’est en 2003 qu’a été ajouté l’article 433-5-1 à tonalité nationaliste et qui impose une conviction non discutable en interdisant une certaine contestation :

« Le fait, au cours d’une manifestation organisée ou réglementée par les autorités publiques, d’outrager publiquement l’hymne national ou le drapeau tricolore est puni de 7 500 euros d’amende.

Lorsqu’il est commis en réunion, cet outrage est puni de six mois d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende ».

La question apparait ainsi directement liée à l’arsenal répressif mis en place par des gouvernements de droite dure (gouvernement Juppé en 1996, avec Jean-Louis Debré comme ministre de l’intérieur, gouvernement Raffarin en 2002 et 2003, avec Nicolas Sarkozy comme ministre de l’intérieur). J’y reviendrai.

Cette campagne a été annoncée via des « évènements » par la SNCF depuis 2012 (voir sur son site : http://www.sncf.com/fr/rse/agir-contre-les-incivilites) en mettant en lumière des actes tels que jeter par terre un chewing-gum ou un mégot, ou fumer dans un train. De façon moins visible, la campagne donne aussi à voir des choses comme mettre ses pieds chaussés sur un siège ou énoncer des « brutalités verbales ». Elle reste affichée de façon ostensible en 2015 et c’est là que je l’y ai vue pour la première fois, à Lyon Part-Dieu, car elle est absente des autres gares que je fréquente régulièrement (Rennes, Paris Montparnasse, Aix-en-Provence TGV, Avignon-TGV), cette sélectivité de la campagne étant à analyser.

Mon propos n’est pas ici de discuter toute forme de limitation de comportements irrespectueux des personnes et des espaces publics ou partagés. Je suis moi-même choqué de voir les rues jonchées de chewing-gum, de mégots, d’excréments d’animaux et autres déchets, ainsi que par certains propos. Il est de montrer en quoi les mots choisis par la SNCF sont outranciers, discriminatoires et potentiellement attentatoires aux libertés. D’autant que la même politique peut être mise en œuvre dans d’autres secteurs des transports et de la vie publique en général.

Tolérance zéro et contrôle total des comportements : un suspicion permanente

La forme retenue pour le message « il n’y a pas de petit etc. » implique qu’il n’y a pas de gradation acceptée. Toute insulte, toute incivilité, et même tout énervement, quels qu’il soient, sont exclus et menacés de sanctions pénales – à tout le moins de problèmes risquant, par exemple, de faire rater un train. L’alternative est simpliste : absence totale de vivacité dans l’interaction ou risque de condamnation. Ce message et ces menaces sont abusifs, pour quatre raisons :

 il faudrait avoir une définition universelle, stable et claire de ces trois notions d’insulte, d’incivilité et d’énervement, ce qui est impossible (j’y reviens au point suivant) ;

 Il est impossible qu’un être humain ne manifeste jamais le moindre énervement, la moindre colère, notamment en situation de stress, d’injustice, de protestation y compris fondée ;

 On ne peut pas exiger d’un « usager » qu’il s’interdise toute force dans ses propos adressés à un agent alors même que cet agent n’est pas également invité, y compris par la loi en question, au même respect et aux mêmes comportements hyper-contrôlés ;

 Le texte de la SNCF assimile de façon discutable et sans fondement ces trois notions à la notion d’outrage prévue (mais pas définie) par la loi.

Du coup, tout être humain passant dans une gare ou dans un train se trouve sous la menace de poursuites s’il n’exerce pas sur lui-même un contrôle permanent et total de ses émotions, de sa parole (en fait réduite à peu de possibilité), de ses comportements, qui peuvent de toute façon toujours être considérés comme insultants, incivils, énervés, ou « porter atteinte à la dignité ou au respect dû à la fonction » dont l’agent est investi... selon le Code pénal, y compris pour des raisons de différences linguistiques ou culturelles. Et ceci surtout s’il a à faire face à des manquements de la SNCF à ses missions (qu’on observe quotidiennement), à des comportements insultants, incivils, énervés, manquant de respect, de la part de la SNCF ou de ses agents (qu’on observe régulièrement).

Des notions indéfinissables et non consensuelles donc discriminatoires

Un des problèmes fondamentaux que posent les mots choisis par la SNCF c’est qu’ils recouvrent des notions extrêmement vagues, difficilement définissables, ce qui peut conduire à en imposer arbitrairement une certaine définition. Et qui plus est de façon implicite, ce qui fait que les usagers ne peuvent pas savoir ce que la SNCF (ou les forces d’un certain ordre, ou les juges, j’y reviendrai) considèrent comme insulte, incivilité, énervement, atteinte au respect et à la dignité. On objectera que c’est l’un des problèmes fondamentaux du Droit et que c’est le métier des juges de l’interpréter. C’est vrai, mais c’est justement une cause première d’injustice, d’autant que ni les agents de la SNCF, ni les policiers, ni les juges n’ont la formation scientifique en sociolinguistique et en « relations interculturelles » qui leur permettrait de relativiser leur propre vision des discours et des comportements. A l’inverse — et comment pourraient-ils faire autrement ? —ils ne peuvent que projeter leurs points de vue personnels, leurs croyances et surtout celles contenues dans l’idéologie linguistique dominante en France, qui est particulièrement manipulatrice et discriminatoire.

Qu’est-ce qu’une insulte, un énervement ou une atteinte au respect ?

Comment déterminer ce qu’est une insulte ? Aucun mot ni aucun énoncé n’est en soi une insulte. Il ne le devient vraiment que dans une interaction particulière, un contexte particulier, en fonction d’une intention d’insulter et d’une réception comme étant insultant. Ce qui peut paraitre anodin dans une situation est insultant dans une autre, et vice-versa. Et ceci dans une gradation complexe : il y a donc bien de petites insultes et d’autres beaucoup plus graves, toujours selon les circonstances.

Si je dis à un ami en toute connivence « ti es con ! » ce n’est pas une insulte.

Si quelqu’un me dit « nous on est Français, on n’est pas comme eux » avec du mépris pour « eux », c’est une insulte et un manque de respect à mon encontre que de m’inclure dans ce discours xénophobe même sans aucun mot réputé « grossier ».

À Marseille et en Provence, d’où je viens, « couillon » est un mot affectueux, plutôt gentil dans beaucoup de circonstances, où il signifie « un peu idiot » voire tout simplement « regrettable » ou « balot », alors qu’il peut être insultant ailleurs.

À Marseille « Fan de chine ! » (littéralement « fils de chienne ! » en provençal) n’est pas une insulte mais une exclamation familière sans aucune portée agressive.

Et comme presque tous les Provençaux je ponctue beaucoup de mes phrases d’étonnement par l’exclamation « putain » qui ne connote aucun énervement particulier.

J’ai été témoin de nombreuses scènes de malentendus linguistiques et « interculturels » dans des trains. Un jour un homme noir coiffé rasta parlant un français canadien, égaré dans le train, voulait retrouver sa place pour y récupérer son billet, afin de le présenter au contrôleur qui refusait de le laisser passer. L’homme lui expliquait son égarement en le tutoyant et insistait pour passer. Le contrôleur a dit d’un ton peu agressif « d’abord vous allez me vouvoyer ! », ignorant sans doute totalement que le vouvoiement est inconnu dans plusieurs variétés de français, par exemple en Acadie. L’autre n’a pas compris. Manque de respect ? Non bien sûr, pas pour un Acadien, mais si cela avait mal tourné, c’est la parole du contrôleur qui l’aurait emporté. Comme le billet de ce monsieur était sur la tablette à côté de moi, je suis intervenu et ça s’est terminé.

Il en va de même pour les comportements. Dans plusieurs sociétés (y compris francophones), il est injurieux d’utiliser sa main gauche pour dire bonjour ou pour tendre un aliment. Dans d’autres, il l’est de regarder dans les yeux, ou de dire non, etc.

On peut se demander pourquoi cet affichage n’a été mise en place que sur la ligne Paris-Lyon-Marseille. On nous répondrait peut-être par des statistiques auxquelles on fait dire qu’il y a davantage d’insultes, d’incivilités et d’énervements sur cette ligne que sur d’autres. Les trois plus grandes villes de France, avec leur promiscuité, leur concentration de mal-être, de misère, d’inégalités insupportables ? Je serai pourtant très étonné qu’il y en ait plus à Paris Gare-de-Lyon qu’à Paris-Saint Lazare ou Paris-Austerlitz... On peut aussi faire l’hypothèse d’une incompréhension des façons de parler et de se comporter des Méditerranéens qui fréquentent la ligne en masse – Provençaux, Languedociens, Espagnols, Italiens, Maghrébins et additions de ces diverses origines.

Il y a donc bel et bien de petites insultes, de petits énervements, et surtout de gros malentendus. La tolérance zéro s’avère ainsi à la fois discriminatoire (c’est la façon de parler et de ce comporter des uns, et leurs interprétations qu’on impose comme modèle aux autres) et, finalement, plus agressives et sources de conflits qu’une attitude nuancée et du dialogue de médiation. Du coup, pour ne rien risquer, il ne faudrait plus ni rien dire, ni rien faire, marcher les yeux baissés, au pas, avec docilité, se soumettre à toute intervention des agents, comme dans des situations de dictatures militaires ?

De quoi cette neutralisation à outrance est-elle l’instrument ?

L’évolution de la société française vers ce que certains appellent un hygiénisme verbal se manifeste de plus en plus depuis deux ou trois décennies. Elle est installée depuis plus longtemps en, Amérique du nord, modèle du projet dit « néo-libéral ». Je préfère parler de neutralisation car « hygiène » à une connotation positive qui fait passer d’autres façons de parler et de comporter comme « sales » alors qu’elles sont simplement différentes.

Cette neutralisation fait partie d’un processus général de développement d’un contrôle social et d’une réduction des libertés fondamentales qui est l’un des versants des sociétés dites « néolibérales » — c’est-à-dire inégalitaristes. Les analyses d’inspiration bourdieusienne sur « l’utopie » (je préfère dire le mensonge) du capitalisme cynique ont bien montré que ce projet de société a besoin d’une part de réduire le contrôle des activités économiques (d’où sa qualification de : « libérale »), et les dépenses sociales qui sont censées freiner ces activités, et d’autre part d’augmenter le contrôle social pour empêcher les protestations, les colères, les révoltes de la masse des gens que ce système de société met dans l’angoisse, dans la misère, dans la souffrance, dans un profond sentiment d’injustice et d’inhumanité.

D’un côté on crée une inégalité injuste et inhumaine par la liberté de domination et de cupidité, de l’autre on fait tout pour empêcher l’explosion de la révolte contre ce système, révolte qu’on appelle « émeutes » ou « casses », et qu’on cherche à prévenir au prétexte d’ordre et de sécurité (en fait un certain ordre social qui profite aux dominants pour assurer avant tout leur sécurité). On assiste à de plus en plus d’interdictions de manifestations, de contrôles dit « sécuritaires », et de neutralisation de tout comportement et de tout discours qui ouvrirait une brèche dans l’ordre social dit « néolibéral ».

Cela dit, comme l’a bien montré Antonio Gramsci, c’est principalement en mettant en place une hégémonie, c’est-à-dire en inculquant aux citoyens les principes de cette idéologie dominante pour qu’ils y adhèrent et ne risquent pas de la remettre en question, que les détenteurs du pouvoir économique, politique et culturel (et notamment linguistique) assurent la pérennité de l’ordre social dont ils profitent. Et cette hégémonie se met en place par du discours, des médias, de l’éducation : par exemple l’affichage de la SNCF.

La SNCF est à la fois une institution publique et une entreprise privée cherchant avant tout à s’enrichir, en l’occurrence au profit de l’état français, seul actionnaire (pour l’instant), ce qui confirme sa double fonction d’institution d’un état au service d’un projet de société « néolibérale » et d’entreprise marchande. On éduque ainsi les gens, ou au minimum on cherche à les contraindre, à ne pas tenter la moindre manifestation vivante de protestation contre ce qui peut leur arriver lors de leur usage d’une de leurs libertés fondamentales, la liberté de circulation.

À la rigueur ils peuvent se risquer à émettre de façon neutralisée un questionnement policé (ce que Bourdieu appelait « une politesse à la con » [2]) qui n’aura du coup que peu d’impact face aux abus réguliers par la puissance de l’entreprise et de certain-e-s de ses agents. On n’ose pas imaginer l’expression d’un désaccord. Et pourtant la violence symbolique exercée par une entreprise qui a mission de service public pour assurer le transport de la population, mais qui remplace la vente de trajets par la vente de voyages nominatifs avec place unique sur un seul train (qui fait que votre billet est refusé si vous prenez un autre train sur le même trajet (vous êtes alors considéré comme un fraudeur n’ayant pas payé du tout), qui pratique des prix hors de portée des gens modestes, qui vend des billets identiques jusqu’à 300% plus cher, qui fait rouler deux à trois fois plus de trains que le réseau peut en absorber, d’où des retards et des pannes fréquents, qui annonce pour un même train jusqu’à quatre motifs différents de retard, une entreprise dont certains agents pratiquent des contrôles abusifs d’identité et des verbalisations absurdes [3], comme une lourde amende pour un voyageur monté dans le train dans la « mauvaise » gare, et ayant de ce fait déjà payé plus que le trajet réellement effectué, a de quoi susciter de petits énervements... Mais elle exige par affichage qu’on les réprime. On s’attaque ainsi aussi à la liberté d’expression, autre liberté fondamentale.

Je le répète : il ne s’agit pas dans ce texte de refuser toute limitation de comportements verbaux et non verbaux irrespectueux des personnes et des espaces publics ou partagés. Il ne s’agit pas de laisser libre cours à de véritables agressions verbales, ni bien sûr physiques. Il ne s’agit pas de viser ici spécifiquement la SNCF ou certain-e-s de ses agents (d’autres sont admirables). Ce n’est qu’un petit exemple de ce qui est distillé par tant de canaux de communication. Beaucoup de ce que j’entends dire par des responsables politiques, des patrons du CAC 40, des médias, ou des intellectuels « de service » comme disait Bourdieu, me choque parce qu’insultant et incivil. Mais eux y mettent en général une forme lissée — pas toujours, sans pour autant risquer d’être poursuivis pour outrage.

Il s’agit de montrer par la voie de quels mots totalitaires affichés, et de quels mots non identifiés interdits, on impose un ordre social injuste, on impose la domination des institutions et des entreprises, ainsi qu’une éducation à ne pas contester — ou de façon très affaiblie.

Cette neutralisation est désormais préconisée partout. Y résister c’est garder un espace d’expression alternative et un pouvoir de changement de société.

Notes

[1dem

[2Dans le documentaire vidéo de Pierre Carles intitulé La sociologie est un sport de combat.

[3J’ai été témoin de tout cela.