1. Injures et menaces
S’il fallait résumer « l’affaire Redeker » en deux mots, ce serait : injures
et menaces. Des injures ont été suivies de menaces. Plus précisément, des
injures racistes, publiées dans un grand quotidien national, ont valu à leur
auteur des menaces de mort par mails interposés. Or, ce qui est
remarquable, c’est que si la seconde partie de l’histoire a été largement
médiatisée, commentée et condamnée, aussi bien par les journalistes que par
la classe politique et la « société civile », une lourde chape de silence
s’est abattue sur son premier versant. Condamnation unanime des menaces de
mort, appels solennels à défendre la liberté d’expression, mais rien ou
presque sur le texte qui est à l’origine de l’affaire, et sur son profond
racisme. Tout se passe donc comme si on nous sommait de choisir entre la
non-violence et l’antiracisme, entre la réprobation des menaces de mort et
celle de l’incitation à la haine anti-musulmane - alors que rien n’a jamais
empêché qui que ce soit d’être à la fois non-violent et anti-raciste. Il est
en d’autres termes tout à fait possible de protéger un homme menacé de
mort sans nécessairement le soutenir - et il est même nécessaire de le
protéger sans le soutenir lorsque lui-même soutient des thèses racistes.
En dehors des associations ou des personnalités musulmanes, seul le MRAP, et
de manière plus claire la Ligue des Droits de l’Homme, ont su condamner le
recours à la violence sans taire pour autant le caractère irresponsable et
inacceptable des propos de Robert Redeker. En revanche, le principal
syndicat enseignant, la FSU [1] s’est contenté,
dans son communiqué du 29 septembre, d’émettre des réserves : les menaces
sont dénoncées comme inacceptables « quoi que chacun puisse penser du
contenu de cette tribune... » [2]. Interrogé par des journalistes, le
secrétaire général de la FSU, Gérard Aschieri, est allé à peine plus loin en
marquant de la distance en son nom propre, mais sans aller jusqu’à
exprimer de l’hostilité : « Je suis loin de partager ses idées, c’est une
évidence ». Il y a donc désaccord, mais pas d’opposition radicale. Et de
racisme, il n’est en tout état de cause pas question. Le communiqué de la
FSU affirme « sa volonté de défendre sans réserve la liberté d’expression
», « dès lors qu’elle reste dans le cadre de la loi ». Implicitement, les
propos de Robert Redeker sont donc rangés du côté des « opinions » licites,
et non du côté des injures racistes.
Au-delà de cette complaisance, c’est l’existence même d’un communiqué de la
FSU sur une affaire de menaces de mort qui pose problème. En effet, s’il est
légitime que Gérard Aschieri, comme n’importe quel citoyen, réprouve la
pratique des menaces de mort, il n’y avait en revanche aucune raison de
réagir en qualité de responsable syndical, et moins encore d’adopter une
position syndicale et de diffuser un communiqué sur ces menaces de mort. Car
c’est ce qui se passe sur le terrain scolaire qui justifie la prise de
position d’une organisation spécifique comme un syndicat enseignant ; or, en
l’occurrence, le problème des menaces était extérieur au terrain scolaire :
ce n’est pas à école que les menaces ont été proférées, et rien n’indique
que des élèves sont impliqués. La FSU n’avait donc aucune raison de prendre
publiquement position [3]. Il y avait certes un lien, dans toute cette affaire,
avec le terrain scolaire : c’était le fait que Robert Redeker avait signé sa
tribune raciste en tant que « Professeur de philosophie », en mentionnant
même le nom de son lycée ; et réciproquement, le fait que des élèves soient
confiés, au sein de l’école de la république, à l’auteur de textes racistes.
Il y avait là un vrai problème d’éthique pédagogique, sur lequel un syndicat
enseignant comme la FSU avait son mot à dire. Mais c’est précisément sur ce
point que le syndicat a choisi de rester muet.
L’ambiguité atteint son summum lorsque, pour conclure, la FSU demande
solennellement que « tout soit fait pour que l’Ecole reste un lieu de
formation de l’esprit critique, de respect des autres et de tolérance ». On voit certes en quoi des
menaces de mort peuvent être contraires à l’esprit critique, au respect des
autres et à la tolérance, mais on ne voit pas en quoi, dans cette
affaire, l’esprit critique, le respect et la tolérance ont été mis en péril
au sein de l’espace scolaire. Il ne s’est strictement rien passé au lycée
où Robert Redeker enseigne la philosophie : l’appel solennel de la FSU, en
laissant entendre le contraire, entretient les pires stéréotypes et renverse
singulièrement le problème : car la seule chose qui, au sein de l’école,
menace l’esprit critique, la tolérance et le respect d’autrui, c’est en
l’occurrence la violente islamophobie d’un professeur nommé Robert Redeker.
On retrouve les mêmes réserves à dose homéopathique, et le même refoulement
de la question raciste, dans le communiqué de l’UNSA-éducation, qui
s’indigne des menaces de mort « tout en ne partageant pas les convictions
de Robert Redeker... ». De même, du côté du gouvernement, le Premier ministre
Dominique de Villepin a dénoncé « l’intolérance » des auteurs des menaces,
sans jamais mentionner l’intolérance du texte de Robert Redeker. « Nous
sommes dans une démocratie, chacun doit pouvoir s’exprimer librement dans le
respect bien sûr des autres, c’est la seule limite qui doit être acceptée à
cette liberté » a-t-il conclu [4], sans dire que la limite avait en l’occurrence été largement
franchie par la tribune du Figaro. Quant au ministre de l’éducation
nationale, Gilles de Robien, il s’est déclaré solidaire avec le professeur
tout en faisant valoir qu’en tant que fonctionnaire, il aurait dû se montrer
« prudent, modéré, avisé en toutes circonstances ». Ce minuscule reproche,
qui est loin d’être à la mesure de la gravité des propos de Robert Redeker,
a valu au ministre un rappel à l’ordre de la part du président de
l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public, M.
Aujaleu. Ce dernier a défendu le droit de Robert Redeker, « en tant qu’homme
public », « d’exprimer des jugements personnels dans la presse et
ailleurs ». Là encore, les invectives antimusulmanes sont implicitement
reconnues comme des opinions licites et non comme des injures racistes.
Mêmes non-dits et mêmes euphémismes dans l’éditorial de Libération, signé
Antoine de Gaudemar : à aucun moment l’hypothèse raciste n’est envisagée.
L’éditorialiste se contente de laisser entendre qu’il est possible de n’être
« pas d’accord » avec Robert Redeker [5]. Idem enfin chez l’essayiste Caroline Fourest, spécialiste
auto-proclamée de l’obscurantisme contemporain, avec une prédilection
particulière pour le champ musulman : consultée par Libération, elle ne
parle pas de racisme, elle se contente de laisser entendre qu’elle n’est « pas nécessairement d’accord » avec Robert Redeker et que celui-ci ne lui
est « pas sympathique », moyennant quoi elle peut en définitive appeler,
par principe, au nom de la liberté d’expression, à le « soutenir » malgré
tout - et non simplement à le protéger contre ceux qui le menacent
[6]. Rappelons
à nouveau la teneur des propos de Robert Redeker, ou plutôt imaginons à
nouveau que ces propos aient porté sur une autre cible, et demandons nous
par exemple si nos ministres, éditorialistes, syndicalistes et spécialistes
de l’obscurantisme auraient exprimé avec autant de retenue leurs réserves,
distances, désaccords ou antipathies face à un auteur qui expliquerait que
« le judaïsme installe la paralysie de l’intelligence au plus intime de
chaque Juif », que « Jésus est un maître d’amour et Moïse est un maître de
haine », ou encore que « la haine et la violence habitent le livre dans
lequel tout juif est éduqué, la Torah » [7]. Demandons nous si,
en pareil cas, ils auraient aussi unanimement et solennellement conclu à la
primauté et au caractère intouchable ou indivisible de la liberté
d’expression.
On vient de voir avec Caroline Fourest par quels détours rhétoriques,
euphémismes, non-dits, on glisse de la nécessaire protection d’un homme
menacé de mort au soutien d’un auteur islamophobe. Ce soutien, plus ou
moins explicite, a été encore plus marqué dans d’autres réactions. Certaines
n’ont rien de surprenant : celles par exemple de personnalités de la droite
extrême et ou de l’extrême droite, coutumières des dérives racistes ou
xénophobes (Jacques Myard, Martin Peltier, Philippe de Villiers, dont le
parti a même lancé une pétition de
soutien [8]. D’autres sont plus choquantes,
celle par exemple du socialiste Vincent Peillon, qui a apporté son soutien à
Robert Redeker, et a même déclaré que « c’est la République toute entière
qui, attaquée dans ses fondements, se doit de le défendre » [9].
2. Pas en notre nom !
Revenons pour finir sur la Une de Libération du 30 septembre. Le quotidien
pose la question en des termes plus que discutables :
« Peut-on encore critiquer l’Islam ? »
Poser le problème en ces termes, avec ce terrible « on » qui permet une
incroyable montée en généralité à partir du cas particulier de Robert
Redeker (amalgamé pour l’occasion avec une ou deux autres « affaires » [10]), c’est suggérer aux lecteurs,
et plus largement aux innombrables passants qui croisent cette une sur la
devanture des kiosques à journaux, que dans la France ou l’Europe
d’aujourd’hui, la moindre critique de « l’Islam » suscite un déferlement
d’intolérance. C’est laisser entendre que règne une véritable terreur, qui
inhibe toute velléité critique à l’égard de la religion musulmane. Or, la
réalité, que n’importe quel téléspectateur honnête peut constater
facilement, c’est que, quasi-quotidiennement depuis le 11 septembre 2001,
des propos non seulement critiques, mais aussi caricaturaux,
simplificateurs, méprisants, haineux, sont tenus à heure de grande écoute à
l’encontre de « l’Islam » et des musulmans. La question « Peut-on critiquer
l’Islam ? » est donc une fausse question, à laquelle s’impose une réponse
évidente : oui, il est possible de critiquer l’islam, c’est même devenu, en
France comme dans d’autres pays européens, un véritable sport national. Et à
de rares exceptions près, l’attitude des musulmans de ces pays consiste à
endurer en silence la critique et la stigmatisation, ou à protester par les
moyens non-violents (paroles, écrits, manifestations ou actions en justice)
qui sont ceux de l’État de droit démocratique. La résignation et la
modération sont la règle, les menaces de mort adressées à Robert Redeker par
une poignée de fanatiques ou de plaisantins irresponsables sont l’infime
exception [11]. C’est pourtant cette infime exception qui est présentée
comme la règle, à la Une de Libération comme dans un grand nombre d’autres
médias. En d’autres termes : le quotidien de gauche, en transformant un fait
exceptionnel en « phénomène de société », reconduit la logique de
généralisation qui était au cœur de l’article de Robert Redeker - et qui est au coeur de tous les racismes [12].
Face à ces réactions outrancières et biaisées, tant des médias que de la
société civile, à l’heure où des activistes irresponsables ne cessent de
provoquer au « choc des civilisations », le plus urgent est que chaque
citoyen responsable balaye devant sa porte, se démarque de ses « faux amis »
et dénonce prioritairement les méfaits commis en son nom. Que, de toutes parts, des citoyen-ne-s courageu-se-s s’élèvent pour dire, comme les manifestant-e-s américain-e-s contre la guerre en Irak : « Pas en notre nom ! ». Cela signifie en
l’occurrence une double nécessité. La première est bien connue, c’est une
injonction que les Musulmans de France connaissent par coeur : ils doivent
condamner clairement les menaces de mort que quelques fanatiques ou quelques
imbéciles irresponsables ont adressé à Robert Redeker au nom de l’Islam et
des musulmans. Ce que tous les responsables associatifs musulmans ont su
faire. La seconde nécessité est en revanche loin d’être entrée dans les
moeurs : il faudrait que parmi les non-musulmans, les professeurs de philosophie refusent que le label de professeur ou celui de philosophe soient utilisés pour légitimer des invectives racistes. Et que ces invectives qui, de Redeker à Fallacci, Dantec, Imbert et mille autres, sont toujours proférées
au nom de la démocratie, du progrès et du féminisme, soient dénoncées avec la même fermeté par tous les démocrates, les progressistes et les féministes. Ce que très peu ont su faire - tout le problème est là.