Dans les années 2000, la question de l’intégration – notamment linguistique – des migrants est devenue dans un très grand nombre de pays européens un enjeu des politiques publiques [1] – il serait plus juste de dire : un enjeu politique tout court. Ce qui compte, en effet, c’est moins de favoriser l’apprentissage de la langue du pays d’accueil que de tester, dans une optique de tri, la volonté et la capacité d’intégration de l’étranger. L’épreuve intervient donc, logiquement, de plus en plus en amont du parcours migratoire.
L’évolution de la législation française illustre parfaitement ce schéma. C’est de plus en plus tôt qu’il faut « savoir le français », et il faut le savoir de mieux en mieux. Pas seulement pour mériter de devenir Français mais aussi pour avoir une chance d’obtenir une carte de résident ou le renouvellement d’une simple carte de séjour temporaire, et même préalablement à l’accès au territoire pour ceux qui veulent venir travailler en France ou y rejoindre leur famille.
Toujours plus tôt
Contrairement à une idée reçue, la connaissance du français n’a pas toujours été une condition pour être naturalisé. La loi de 1889 comme celle du 10 août 1927 sont muettes à cet égard et posent seulement une condition de stage : dix ans au départ, ramenés à trois ans et même un an dans certains cas en 1927. Le texte dit simplement et sobrement :
« La naturalisation est accordée par décret rendu après enquête sur l’étranger ».
Et le décret d’application précise que l’objet de cette enquête diligentée doit
« porter tant sur la moralité et le loyalisme de l’impétrant que sur l’intérêt que la concession de la faveur sollicitée présenterait aux points de vue national et social ».
La lecture des « instructions aux préfets et aux parquets relatives à la loi du 10 août 1927 sur la nationalité » conforte l’idée que la connaissance de la langue, et plus généralement l’assimilation, ne sont pas des enjeux centraux. Commentant l’impact de la réduction de la durée du stage, elles relèvent que si, dans la législation d’hier, l’assimilation de droit succédait à l’assimilation de fait, celle-ci étant présumée acquise au bout de dix ans de résidence, sous l’empire de la loi nouvelle il faudra « poursuivre parallèlement l’assimilation de droit et de fait d’étrangers immigrés », la tâche de l’administration consistant non plus à poser des diagnostics mais à faire des pronostics. La connaissance de la langue n’est pas non plus évoquée pendant la discussion parlementaire. Et le fait qu’un député se félicite que l’on enseigne aux naturalisés la langue française [2] prouve que l’apprentissage du français n’est pas vu comme une condition de la naturalisation mais comme parachevant le parcours d’assimilation.
Dans les formulaires que doivent remplir les agents, la question « le postulant parle-t-il notre langue ? » n’apparaît qu’en 1930, dans une rubrique elle aussi nouvelle relative au « degré d’assimilation ». Et il faut attendre l’ordonnance du 19 octobre 1945 pour que la connaissance de la langue française devienne une condition de recevabilité de la demande :
« Nul ne peut être naturalisé s’il ne justifie de son assimilation à la communauté française, notamment par une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue française » [3]
Lorsque la loi du 9 janvier 1973 introduit l’acquisition de la nationalité française par déclaration pour les conjoints de Français, cette déclaration n’est subordonnée à aucune condition de recevabilité ; mais le gouvernement peut s’opposer à cette acquisition pour une série de motifs, dont le « défaut d’assimilation ». En pratique, c’est la connaissance insuffisante du français qui est invoquée dans l’écrasante majorité des cas pour justifier l’opposition du gouvernement. Mais la procédure est lourde à mettre en œuvre, puisqu’il faut un décret en Conseil d’État. La loi du 26 novembre 2003 a donc modifié la procédure : désormais, pour que la déclaration soit recevable, le conjoint doit justifier « d’une connaissance suffisante, selon sa condition, de la langue française », cette condition étant vérifiée par un entretien individuel, sur le modèle de l’entretien d’assimilation préalable à la naturalisation.
C’est cette même loi qui a introduit pour la première fois dans la législation sur le séjour l’exigence de la connaissance de la langue française comme élément pour apprécier, non plus « l’assimilation à la communauté française » de l’étranger qui souhaite en acquérir la nationalité, mais son « intégration (républicaine) dans la société française ». Dans un premier temps, seule est concernée la délivrance de la carte de résident [4], le but étant, selon l’exposé des motifs, d’« encourager les efforts d’intégration dans la société française des étrangers en situation régulière », et notamment celle de « certains publics vulnérables comme les conjointes d’étrangers qui sont parfois maintenues isolées de la société d’accueil du fait de pratiques sociales communautaristes ».
Le même type d’arguments va être invoqué à l’étape suivante, lorsque la loi du 26 juillet 2006 impose la signature du contrat d’accueil et d’intégration institutionnalisé par la loi de cohésion sociale du 18 janvier 2005 aux « primo-arrivants » qui s’engagent notamment à suivre une formation linguistique. La signature et le respect du contrat conditionnent le renouvellement de la carte de séjour et sont érigés en critères d’appréciation de l’« intégration républicaine » pour l’accès à la carte de résident. Quant à l’étranger qui souhaite entrer en France en vue d’y exercer une profession salariée, il doit lui aussi attester d’une connaissance suffisante de la langue française ou s’engager à l’acquérir après son installation en France (art. L. 5221-3 du code du travail).
La loi Hortefeux du 20 novembre 2007 fait encore un pas de plus. Alléguant que l’intégration des membres de famille dans la société française passe , que la maîtrise de la langue française « peut favoriser, dans certains cas, l’égalité entre les hommes et les femmes » et que « le français, langue de la République, est associé dans notre culture aux valeurs fondatrices de celle-ci, parmi lesquelles la liberté et l’égalité » [sic] [5], elle impose aux candidats au regroupement familial et aux conjoints de Français de se soumettre, dans leur pays de résidence, à l’évaluation de leur « degré de connaissance de la langue et des valeurs de la République » et, si l’évaluation en démontre le besoin, de suivre une formation – dont la durée peut aller jusqu’à deux mois – qui conditionnera l’obtention du visa long séjour.
Autrement dit, l’intégration doit être testée en amont, dans le pays d’origine, y compris et même prioritairement pour ceux qui, ayant des attaches familiales en France, ont le droit de s’y établir. Mais nul n’est dupe : l’objectif n’est pas de faciliter l’intégration ultérieure des membres de la famille en leur donnant des rudiments de français qui sont au demeurant censés leur être inculqués dans le cadre du « contrat d’accueil et d’intégration », mais de mettre un obstacle dissuasif de plus à l’obtention du visa.
Même les régularisations sont concernées. La circulaire Sarkozy du 13 juin 2006 relative à l’admission exceptionnelle au séjour des parents d’enfants scolarisés demande de prendre en compte la « réelle volonté d’intégration de ces familles caractérisée notamment par (…) leur maîtrise du français ». La circulaire Valls du 28 novembre 2012, de même, fait de la « maîtrise orale au moins élémentaire de la langue française » un critère nécessaire, sinon suffisant, de toute régularisation, que ce soit sur la base des liens personnels et familiaux, ou du travail.
Toujours plus difficile
Non seulement il faut savoir le français si l’on veut obtenir un droit au séjour stable en France, a fortiori acquérir la nationalité française, mais il faut le savoir de mieux en mieux. Le degré d’exigence est logiquement plus élevé lorsqu’il s’agit d’établir son « assimilation » à la communauté française que lorsqu’il faut justifier simplement de son « intégration », même républicaine, dans la société française, mais dans les deux cas cette exigence évolue à la hausse.
En matière de nationalité, ne sont en principe demandées, comme le précisent les circulaires, que des compétences de base en français oral permettant de « faire face aux situations simples de communication de la vie courante ». Mais la condition de connaissance de la langue française peut malgré tout se révéler un obstacle difficilement franchissable. Les exemples abondent de demandes rejetées au motif que la personne « a un degré médiocre de compréhension de la langue française », « ne peut soutenir qu’avec difficulté une conversation courante », « ne sait ni lire ni écrire ».
Statistiquement, les femmes sont les principales victimes de la barrière linguistique. En cas de recours contentieux, la décision de l’administration est presque toujours confirmée par le juge, alors même que la personne concernée vit en France depuis de très longues années, qu’elle exerce un emploi, qu’elle est manifestement intégrée dans la société française. Il arrive même qu’une demande qui a passé le cap de la recevabilité soit ajournée au stade de l’appréciation en opportunité – ce que la juridiction administrative admet en se fondant sur le caractère discrétionnaire de l’appréciation ministérielle.
Cette sévérité est d’autant plus difficile à justifier que l’entretien dit d’assimilation était, jusqu’à la réforme de 2011, le seul élément pris en compte : il est rare, en cas de recours contentieux, que le postulant arrive à faire la preuve devant le juge qu’il sait suffisamment le français, en dépit des conclusions négatives de l’entretien d’assimilation ; mais les quelques cas existants attestent que sa fiabilité est loin d’être absolue. Car comment évaluer le « minimum vital linguistique » requis [6] ? Pour faciliter la tâche des agents et tenter d’harmoniser leurs pratiques, un guide d’entretien comportant une grille d’évaluation très détaillée a été établi [7] permettant de classer les candidats sur une échelle comportant quatre niveaux : communication impossible, très difficile, difficile, possible.
Sous prétexte de rendre les appréciations plus objectives, la loi du 16 juin 2011 a prévu que le niveau des connaissances requises ainsi que leurs modalités d’évaluation seraient désormais fixés par décret [8]. Sur la base des nouveaux textes, le niveau de langue exigé, qui doit être caractérisé « par la compréhension des points essentiels du langage nécessaire à la gestion de la vie quotidienne et aux situations de la vie courante ainsi que par la capacité à émettre un discours simple et cohérent sur des sujets familiers dans ses domaines d’intérêt », n’est plus évalué à l’occasion d’un entretien individuel avec un agent de l’administration, sauf dans certains cas fixés par décret, mais doit être justifié par la production d’un diplôme ou d’une attestation [9].
Mais si ce système permet de limiter l’arbitraire des agents, il va inévitablement introduire un obstacle de plus pour l’accès à la nationalité française, surtout pour les personnes de faible niveau scolaire, puisqu’il va se traduire concrètement par une forme d’examen de passage. À quoi vont s’ajouter des obstacles matériels qui risquent d’allonger encore la durée de la procédure, et des coûts financiers non négligeables : car pour passer le test, il faudra trouver un organisme agréé et en acquitter le coût ; le candidat aura dû aussi le cas échéant, pour obtenir l’attestation exigée, suivre un cycle de formation – payante – assuré par un organisme – le plus souvent privé – ayant obtenu l’agrément « FLI » (français langue d’intégration) [10].
Les exigences sont a priori moindres pour la personne qui souhaite seulement obtenir un droit de séjour en France et, pour l’instant, la procédure du contrat d’accueil et d’intégration fait intervenir exclusivement l’Ofii. C’est lui qui doit « évaluer les capacités d’expression et de compréhension concernant les actes de la vie courante » par le biais d’un test ; en fonction des résultats de ce test, la personne pourra être dispensée de la formation linguistique ou bien devra suivre une formation, financée par l’Ofii, dont la durée et le contenu sont fonction de son niveau et de ses capacités d’apprentissage. Les textes prévoient que le suivi de la formation donne lieu à la délivrance d’une attestation d’assiduité et que « les compétences en français acquises dans le cadre de cette formation linguistique sont validées par le diplôme initial de langue française [DILF] » [11]
L’obtention du DILF qui « atteste de la connaissance suffisante de la langue française » est prise en compte pour la délivrance de la carte de résident. Mais le texte est moins clair en ce qui concerne le renouvellement de la carte de séjour temporaire : car si l’article précité dispose que l’obtention du diplôme « atteste du niveau satisfaisant de maîtrise de la langue française prévu par l’article L. 311-9 » et donc fait partie des éléments dont le préfet tient compte pour évaluer le respect des stipulations du contrat d’accueil et d’intégration, l’obligation contractuelle résultant de la signature du CAI ne porte que sur l’assiduité et le « sérieux de la participation », et non sur le niveau obtenu à l’issue de la formation. Il ne pèse donc sur l’étranger qu’une obligation de moyen et non de résultat [12].
Des perspectives peu encourageantes
C’est précisément un des éléments du dispositif que certains souhaiteraient modifier pour le rendre plus rigoureux. Le rapport Karoutchi sur l’Ofii [13], notamment, contient une série de propositions allant en ce sens.
Il plaide d’abord pour un relèvement du niveau de langue française requis, jugeant qu’il équivaut à l’heure actuelle à un « kit de survie » – le niveau de fin de maternelle – et qu’il ne saurait être considéré comme un gage d’intégration ni de connaissance de la langue française.
Le rapport suggère aussi d’instaurer une participation financière des étrangers aux frais de leur formation qui ne devrait donc plus être entièrement gratuite – ce qui aurait comme double avantage d’alléger la charge pesant sur l’Ofii (bien que, comme il le reconnaît, les ressources de l’Office proviennent majoritairement des droits de timbre acquittés lors de la délivrance des titres de séjour, donc des étrangers eux-mêmes) et de « responsabiliser » ces derniers.
Il estime enfin qu’il faudrait sanctionner l’échec au diplôme de façon plus rigoureuse, en transformant l’obligation d’assiduité en véritable obligation de résultat : à défaut de pouvoir systématiquement subordonner le droit au séjour à la réussite aux tests, ce qui risquerait d’aller à l’encontre de l’obligation de respecter le droit de vivre en famille, on pourrait imaginer par exemple que la participation financière soit relevée en cas d’échec [14].
Pour conforter ses propositions, le rapport s’appuie sur les expériences étrangères. Car dans ce domaine comme dans d’autres, l’effet de contagion opère. Un nombre croissant d’États, au cours des dernières années, a en effet imposé la maîtrise de la langue du pays d’accueil comme condition d’entrée sur le territoire, de résidence permanente et d’acquisition de la nationalité [15]. Les Pays-Bas ont été les précurseurs dans ce domaine, avec la mise en place d’un test d’intégration préalable au regroupement familial, passé dans le pays d’origine, qui porte notamment sur la maîtrise du néerlandais. En Allemagne, au Danemark, aux Pays-Bas, le suivi de cours d’intégration, voire la réussite à un examen d’intégration, sont obligatoires pour obtenir un titre de séjour permanent, et des sanctions sont prévues en cas de non-respect des obligations fixées, qui peuvent aller jusqu’à la réduction de certaines prestations sociales ou des amendes. On voit qu’il reste un vaste champ aux « réformateurs » pour s’aligner sur les pays voisins.
La Charte sociale européenne prévoit que les États s’engagent « à favoriser et à faciliter l’enseignement de la langue nationale de l’État d’accueil aux travailleurs migrants et aux membres de leurs familles ». Ce n’est pas ce chemin qui a été suivi : le droit de connaître la langue du pays d’accueil a été converti en injonction, dans une optique de sélection et d’exclusion antinomique de toute politique d’intégration digne de ce nom.