Accueil > De l’importance des mots > Distribution et redistribution de la parole > Invitations

Invitations

Retour sur la question arménienne, et sa présence/absence dans le débat français

par Pierre Tevanian
15 décembre 2021

Le weekend du 13 au 15 décembre 2021 aura été marqué par un titre-cliché, revenu dans à peu près tous les médias de France et de Navarre : l’Arménie, visitée à son corps défendant ce weekend par le candidat Éric Zemmour, puis à la fin du mois par la candidate Valérie Pécresse, s’invite dans la campagne présidentielle...

Quelques morceaux choisis, parmi d’autres :

« L’édito de Jérome Béglé : L’Arménie s’invite dans la campagne présidentielle »(CNews)

« L’édito de Valérie Toranian : L’Arménie s’invite dans la campagne présidentielle » (La revue des deux mondes)

« Bourdin Direct : Pourquoi "L’Arménie s’invite dans la campagne présidentielle » (RMC)

« L’édito de Xavier Frère : Pourquoi l’Arménie s’invite dans la présidentielle française » (Le progrès de Lyon et L’Est Républicain)

« Le sort de l’Arménie s’invite dans la campagne présidentielle » (Aletheia, site d’information catholique)

Et ainsi de suite.

Les clichés n’ont certes rien d’exceptionnel dans ce genre de presse, y compris quand ils sont foireux. Mais on aura tout de même rarement vu de titre aussi inadéquat, à côté de la plaque, et même falsificateur. Car la vérité, la triste vérité est que ni l’Arménie ni sa diaspora n’ont un quelconque commencement de puissance sociale, économique ou politique, qui leur permettrait de s’inviter en France, où que ce soit (à gauche, à droite, au milieu), et d’y faire entendre quoi que ce soit de son « sort », de ses tourments et de ses intérêts.

Ce n’est en vérité pas l’Arménie qui s’invite dans la campagne électorale française, mais exactement l’inverse : cette sinistre affaire française qui s’invite en Arménie, s’y installe comme chez elle, open bar, pour y prendre la pose devant le Mont Ararat et faire sa petite tambouille électorale franchouillarde.

Entendons nous bien : ce n’est évidemment pas le voyage arménien en tant que tel qui pose problème, et moins encore le fait que des politiciens français parlent de l’Arménie. Ce qui pose problème est, en un sens, tout le contraire : le fait qu’en réalité ils ne parlent pas de l’Arménie, ou pas vraiment.

Ce qui pose problème est le fait que, sauf exception, avec ou sans alibi touristique, avec ou sans serrage de pogne à Pashinyan, avec ou sans selfie devant le Mont Ararat, les rares politiciens qui évoquent l’Arménie se contrefoutent des réalités arméniennes, et utilisent le nom d’Arménie comme un signifiant vide – ou trop plein, rempli jusqu’à ras bord de clichés misérabilistes et culturalistes (« peuple martyr », « premier état chrétien de l’histoire », « peuple noble et travailleur », « humble et francophile », « modèle d’intégration »), ne laissant aucune place pour la réalité actuelle, sociale, économique, géopolitique, des Arméniens, et pour leur avenir.

Ce qui pose problème est bien entendu l’absence de Jadot ou Mélenchon à Erevan, mais aussi et surtout leur silence et leur passivité – aujourd’hui, et plus encore il y a un quinze mois, quand les Arméniens se faisaient spolier et massacrer dans le Haut Karabagh.

Ce qui pose problème est également le fait que, pour celles et ceux qui font le déplacement, le nom d’Arménie serve avant tout de « réserve symbolique », de répertoire de stéréotypes culturalistes, d’expédient argumentatif pour des projets politiques franco-français – et pas les plus avouables.

Le problème est aussi que les plus beaux discours ne soient pas suivis d’actes, ou pas les bons – on ne nous fera pas oublier, notamment, cette visite à Erevan du président François Hollande le 24 avril 2015, pour une émouvante commémoration du centenaire du génocide de 1915, suivie dès le lendemain par une escale à Bakou, destinée à « rassurer » le dictateur Aliyev – et accessoirement négocier des ventes d’armes, utilisées cinq ans plus tard pour tuer et mutiler par milliers les Arméniens dans le Haut Karabagh.

Le problème, c’est enfin que le parti de Valérie Pécresse, la prochaine en date des grandes voyageuses (Les Républicains), est sur-représenté au sein du lobby pro-azerbaïdjanais, avec huit membres sur 24 dans le « groupe parlementaire d’amitié France-Azerbaïdjan » – le reste de l’effectif se composant d’un socialiste et de 15 députés de droite : 4 UDI ou MODEM, 10 LREM, sans oublier le seul député officiellement pro-Zemmour : Joachim Son-Forget.

Le problème, en bref, en ces temps de campagne présidentielle, est que la question qui émerge de tout ce tourisme politique n’est pas : comment faire reconnaître et respecter la République arménienne d’Artsakh, ni : comment aider les Arméniens face à des voisins (turcs, azerbaïdjanais) qui ne cachent pas leurs visées conquérantes et exterminatrices – et pour cause : nous aidons économiquement ces États-bourreaux, et nous leur vendons de tout, y compris des armes.

La question de nos candidats-touristes est plutôt : quelle leçon tirer de l’écrasement passé et présent des Arméniens, et la réponse se résume grosso modo par les même mots, qui nous ramènent dans des frontières physiques, mentales et morales étroitement hexagonales : « choc des civilisations », « barbarie islamique », « pression migratoire », « identité menacée ».

Rendons nous à la triste évidence : « La France aux Français », « immigration zéro », « Islam dehors », même avec le Mont Ararat dans le clip, cela reste de la variété française bien française. Étroitement, sordidement, désespérément française.