Notez que je déteste qu’on me pose, de prime abord, la question : « Et toi, tu viens d’où ? » Parce que la réponse donnée (la France) ne semble jamais suffire. Et parce qu’à force d’être systématiquement posée, cette question, au départ anodine, prend un sens particulier. Elle me renvoie, sans arrêt, à un ailleurs alors que je suis d’ici.
Alors même si je pense qu’un être humain n’est pas uniquement défini par ses origines (qu’elles soient sociales, ethniques...), cette précision permettra, je l’espère, d’expliquer la suite de mon propos. Donc je suis d’origine nigérienne et congolaise (ça c’est pour la couleur de mon épiderme) et d’origine bretonne, italienne et espagnole (ça c’est pour ma culture).
L’objet de mon mécontentement est la publication d’un article de presse, le 31/03/2017, sur le site du magazine en ligne, Télérama. En réalité ce n’est pas l’article qui m’a interpellée mais son titre :
« Ce jour où Picasso a rencontré l’art nègre »
Je trouve l’emploi du mot « nègre » choquant, en 2017, en France. Je sais bien que l’expression littéraire « art nègre » désigne un courant artistique précis, mais les mots ont une importance. Ils transportent une histoire, comme le dit bien mieux que moi et très justement Madame Christiane Taubira. Et l’emploi du mot « nègre » n’est pas anodin, il est péjoratif parce qu’il renvoie à un passé colonial et à une représentation dégradante de l’homme et de la femme africains ou afro-descendants.
Je sais déjà que certaines personnes tenteront de me donner des leçons d’Histoire sur Césaire, Senghor, Damas et tous ceux qui revendiquaient la négritude comme une réappropriation des identités noires. A tous ceux-là je dis : sans oublier la reconnaissance et l’admiration que j’ai pour ces grands écrivains, je suis en désaccord total avec leurs visions d’une « négritude positive ». Je maintiens que ce terme est péjoratif, je dénonce son emploi et je refuse de la faire mienne.
A noter que si la journaliste a décidé d’employer l’expression « art nègre » comme titre d’article, le Quai Branly, de son côté a choisi d’intituler son exposition : « Picasso primitif ».
Puisque que mon propos s’attache à l’importance des mots justes, je remarque que le terme « primitif », là encore, pose question. Parce qu’il est employé pour désigner les productions artistiques des sociétés traditionnelles non-occidentales (ou les créations occidentales inspirées de ces arts extra-européens), le concept « d’art primitif » renvoie à l’idée d’un « art originel ». L’étymologie du mot primitif vient du latin primitivus (premier né), issu de primus (premier). L’art dit primitif serait donc un art resté au stade premier, un art non développé en quelque sorte. User du terme primitif pour désigner la production artistique africaine traditionnelle, c’est partir du postulat que cette production n’a pas évolué (et qu’elle n’aurait subi aucune influence, ne serait le fruit d’aucune rencontre, bref n’aurait été le produit d’aucune histoire). Croire à ce concept d’art primitif c’est donc nier la capacité d’évolution des artistes africains et les maintenir dans le stéréotype du « bon sauvage ».
Pour revenir au terme « nègre », peut-être que la journaliste n’a pas réfléchi à la résonance que ce mot a dans certaines oreilles. Mais justement, je pense que c’est là que le problème se pose. J’entends déjà ceux qui disent qu’on ne peut plus rien dire dans ce pays et que ce mot fait partie du vocabulaire français. Mais remarquez que l’emploi des termes « bougnoule », « youpin ou « pédé » est sanctionné – et à juste titre – par la législation française. Essayez d’employer ces mots comme adjectifs qualificatifs, à la suite du mot « art ». Et oui, là vous sentez bien qu’il y a un problème ! Alors pourquoi vouloir maintenir le terme « nègre » ? C’est cette incapacité à entendre l’indignation et la colère d’une partie de la population que je trouve alarmante.
Je ne suis pas (encore) militante anti-raciste ou féministe, bien que ces questions m’intéressent éminemment (au même titre que les luttes contre l’homophobie et toutes les luttes qui défendent les droits humains). Et je ne savais pas quoi faire à ma petite échelle, pour partager mon indignation. J’ai finalement décidé d’occuper l’espace citoyen, offert par un collectif militant pour l’emploi de mots justes (ou moins injustes), pour exprimer mon indignation et affirmer ici mon droit à l’auto-détermination et l’auto-désignation : je ne suis pas une négresse ! Je n’accepte pas et n’accepterai jamais que l’on emploie ce mot pour désigner mes origines (qu’elles soient biologiques, culturelles, ou autres) ou mon identité. A bon entendeur… !