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Jean-Francis et la Réforme

Quelques réflexions sur un marchand de bonheur

par Pierre Tevanian
5 décembre 2019

Il n’y a certes là rien de nouveau. Depuis que le monde est monde, et depuis qu’existent des dominations, il existe des discours de légitimation qui viennent nier ou euphémiser la violence des dominants, tout en la présentant comme un mal nécessaire contre une violence bien plus radicale, bien plus fondamentale, bien plus sauvage, irrationnelle et menaçante : celle des dominé.e.s. Celle, plus exactement, des dominé.e.s qui n’ont pas la décence d’accepter humblement leur condition. C’est ainsi notamment que tout démantèlement des acquis sociaux, des services publics et des politiques de redistribution des richesses se voit joliment requalifié en « réforme », tandis qu’en miroir la révolte des dominé-e-s se trouve hyperbolisée, pathologisée (on parle d’ « épidémie », de « fièvre », de « délire » ou de « crispation ») ou criminalisé-e (la grève devient une « prise d’otages »). Tout cela donc est bien connu, mais atteint ces derniers mois des sommets insoupçonnés...

« Et comme il faisait froid tout au fond du bateau, on a pris des menteurs pour dire qu’il fait chaud » (Etienne Roda-Gil, Noé)

Le constat, établi par ACRIMED, est accablant : cela fait trois mois au moins que toute l’éditocratie s’est mobilisée pour promouvoir le saccage des retraites, présenté comme une réforme « bonne et nécessaire ». Je me propose ici de compléter le tableau en m’attardant plus en détail sur une production tout à fait symptomatique, publiée dans le magazine Les Échos par un éditocrate au nom improbable (mais vrai) : Jean-Francis Pécresse, ci-devant directeur de Radio-Classique et beau-frère de la présidente de la Région-Île de France, Valérie du même nom. Dans ce texte au titre éloquent, mais guère original (« Les malades imaginaires »), notre Jean-Francis réussit l’exploit de pathologiser à l’avance les grévistes (« malades ») tout en leur déniant toute souffrance sociale réelle (« imaginaires »), avant de, tout bonnement, les dé-naturaliser :

« Le "5 décembre" n’est pas la France. »

Mais reprenons depuis le début. In extenso, Jean-Francis le mérite.

« Les Français vont mieux qu’ils ne le pensent. Quoiqu’en disent les marchands de malheur, les ménages français ont bon moral. Il suffit, pour le savoir, de mesurer méthodiquement non pas leur mauvaise humeur gauloise mais leur état de santé réel. C’est ce que fait l’Insee depuis des années, interrogeant chaque mois des milliers de foyers sur leur situation financière, leur niveau de vie, leurs possibilités d’achats. Naturellement, ce baromètre jauge le moral à l’aune de l’aisance, mais dans un pays où, plus qu’en tout autre, l’on juge le bonheur à l’argent - le sien comparé à celui de son voisin -, ce n’est pas le pire indicateur. Aussi, ce devrait être un sursaut collectif de voir qu’en novembre, ce moral des ménages a encore grimpé, excédé sa moyenne de long terme. »

De ces chiffres on ne saura pas plus. Notre Pangloss freudien, spécialiste du bonheur inconscient, préfère enchaîner avec sa fameuse (et infâme) déchéance de nationalité :

« Le "5 Décembre" n’est pas la France. »

Après notre acariâtre académicien Alain F, qui décrétait il y a peu que les femmes musulmanes portant le foulard appartenaient à la « non-France », cela commence à faire beaucoup de fascisme en peu de jours. Mais poursuivons.

« Quand des avatars de "gilets jaunes" tentent de ranimer la révolte des ronds-points, quand des agents des transports publics s’apprêtent à faire de millions de Français les otages d’une grève préventive, quand des étudiants d’un pays qui leur offre gratuitement des études de haut niveau s’indignent de leurs conditions de vie, l’inconscient des Français décrit une toute autre réalité. »

Par où commencer ? Tout est délicieux dans cette phrase.

Les gilets jaunes dé-réalisés, d’abord, et devenus, donc, de simples « avatars » de gilets jaunes – ou plutôt, soyons rigoureux : de simples avatars non pas de gilets jaunes, mais de « gilets jaunes » entre guillemets. Bref : la copie d’une copie. Du faux. Des réplicants. Pas du vrai bon gilet jaune appellation contrôlée bien de chez nous, cuvée octobre 2018, qui ne proteste que quelques jours, contre une taxe sur l’essence, avant de sagement rentrer chez lui.

Il y a ensuite l’inévitable et inusable « prise d’otages ».

Et enfin une belle trouvaille : la « grève préventive », qui rappelle bien évidemment (et abjectement) la monstrueuse « guerre préventive » de Bush et consorts. Mais il faut bien l’avouer : les grévistes manquent de fair play, ils auraient pu avoir l’élégance de laisser sa chance au pauvre Emmanuel Macron, et donc juger sa réforme sur pièces, à l’usage, et donc débuter leur lutte sociale après le vote de la loi et sa mise en application...

Quant aux allusions osées à l’ingratitude des étudiants à qui sont pourtant offertes des études « gratuites », je préfère, à l’heure où près de 20 % des étudiants vivent en dessous du seuil de pauvreté, à l’heure où des suicides et une immolation viennent nous mettre cette extrême précarité sous les yeux, m’abstenir de tout commentaire.

Plus amusante est la prétention assumée avec Ie plus grand sérieux, en fin de phrase, par notre Jean-Francis : celle de pouvoir accéder, sans trop nous dire comment, à ni plus ni moins que l’Inconscient des Français !

Mais poursuivons.

« Un pays dans lequel les relations entre les salariés et leur entreprise n’ont jamais été si peu conflictuelles, si confiantes depuis au moins dix ans. Un pays dont la croissance résiste mieux qu’ailleurs en Europe, ayant créé un million d’emplois depuis quatre ans, augmenté le pouvoir d’achat des classes moyennes et des gens modestes. Le pays le plus égalitaire au monde après que l’État providence y a redistribué les richesses, dépouillant au passage ses cadres supérieurs. »

Je ne vois pas quoi ajouter à cette ordonnance digne du Docteur Coué, sinon que nous sommes dans l’assertion pure et simple, sans que soit avancé le moindre élément de preuve empirique. Une petite pensée toutefois pour nos cadres supérieurs, sauvagement « dépouillés ».

Dépouillés, donc. Du verbe dépouiller.

Sens 1 : Enlever la peau d’un animal. Synonymes : dénuder, arracher.

Sens 2 : Retirer ce qui couvre, ce qui habille. Synonymes : enlever, déshabiller.

Sens 3 : Déposséder quelqu’un de quelque chose. Synonymes : spolier, déshériter, déposséder.

La figure de style, ici, se nomme donc une hyperbole. À moins – je ne suis plus très sûr – qu’il ne s’agisse d’un bon gros mensonge.

Mais poursuivons.

« Mais un pays qui pense, envers et contre tout, être le plus inégalitaire. Comme toujours, c’est au poète, visionnaire dans un monde d’aveugles, que reviennent les paroles de vérité. »

Attention : nous allons prendre de la hauteur. Le poète va parler. Un poète visionnaire.

« La France est un paradis peuplé de gens qui croient vivre en enfer ».

Oui. C’est cela, la « vision » du poète. Un pauvre aphorisme moisi, typique de la plus éculée des rhétoriques réactionnaires. Une variante pompeuse du très classique « En France on ne sait que se plaindre ». Quel est le poète qui s’est compromis dans ce type de truisme et d’aigreur ? Poursuivons, nous allons bien finir par le découvrir.

« a résumé Sylvain Tesson. »

Ah !

Voilà.

D’accord.

C’était donc lui.

Le poète.

Le visionnaire.

Sylvain Tesson ! Oui : Sylvain Tesson, le fils de Philippe Tesson, un des plus mauvais éditocrates de tous les temps, connu pour son mépris de classe vertigineux et ses éructations anti-musulmanes :

« C’est pas les musulmans qui amènent la merde en France ? »

Mais revenons au fiston : né une cuiller en or dans la bouche, élevé bien au chaud, à l’ombre de l’ISF, entre Rueil Malmaison et Saint-Germain-en-Laye, et devenu plus tard membre du conseil d’administration du fabriquant de montres russes Raketa. Grand Voyageur à ses heures. Grand Bourgeois aussi. Mais poète, non. Et visionnaire, non plus.

Mais poursuivons.

« Certes, il se pourrait que le sentiment de frustration soit le revers de la croissance. Ce serait une consolation. Ce n’est pas le plus probable. Distincte de notre sort individuel, cette inaptitude au bonheur collectif est un mal chronique, dont les racines profondes plongent, depuis que nous avons dû faire le deuil de notre grande puissance, dans le terreau vicié de l’égalitarisme. »

Nous y voilà donc. Après un ultime effort de psychologisation et de pathologisation de la colère sociale qui se manifeste dans tout le pays depuis plus d’un an, réduite ainsi à un simple « sentiment de frustration », puis à une « inaptitude au bonheur », les choses sérieuses commencent. Tout se re-politise tout à coup. Les « racines profondes » du mal sont enfin énoncées, nous entrons bel et bien dans la politique, et pas n’importe quelle politique. Sont en cause « le deuil de notre grande puissance » d’une part, et « le terreau vicié de l’égalitarisme » d’autre part.

Bref : sanglot de l’homme blanc qui n’a toujours pas digéré la perte de son empire colonial ; et grande peur du Versaillais qui n’a pas non plus digéré la Révolution française, 1848, la Commune, 36, 45, 68, 81, ni aucun autre moment de conquête sociale. Nul besoin d’extrapoler, c’est Jean-Francis qui nous le dit : le grand souci, le grand cauchemar, c’est l’égalitarisme. L’origine de tout le mal, le terreau vicié, sur lequel donc plus rien de bon ne peut pousser. Sans un mot d’explication sur le pourquoi d’une telle incrimination, comme si elle allait de soi. L’égalitarisme, donc. Voilà qui a le mérite de la clarté.

Mais poursuivons.

« Sans doute Emmanuel Macron n’était-il pas le mieux placé pour inviter ses compatriotes, depuis Amiens, l’autre jour, à ne pas toujours tout voir "en négatif". D’autant que sa communication désordonnée sur la réforme des retraites génère de l’anxiété, en particulier parmi les jeunes générations. Mais comment lui en vouloir d’être par moments dépité devant tant d’efforts si mal récompensés ? »

Ici, attention, ne pas se méprendre ! Par les mots « tant d’efforts si mal récompensés » il ne faut pas entendre les efforts des gueux qui manifestent. il ne faut pas entendre par ces mots plusieurs décennies de travail mal payé, que ne viendront plus récompenser des pensions de retraite décentes. Non. Jean-Francis désigne, par ces mots, les fanfaronnades d’un président-monarque en roue libre, accro à la vie de château, qui ne cesse d’augmenter ses propres émoluments et ceux de son équipe, et de repousser les limites d’un train de vie indécent, au point de se retrouver épinglé par un rapport sénatorial.

Mais poursuivons, et concluons :

« À nourrir les usuriers du pessimisme par intérêt électoral, les extrémistes et les conservateurs de tout bord préparent des lendemains qui déchantent. Pour de vrai, pas dans les têtes. »

Tout aussi vague, allusif et nébuleux que ce qui précède, ce final apocalyptique nous menace et nous insulte. Des « lendemains qui déchantent » nous sont promis, sans que rien ne soit dévoilé de leur tenants ni de leurs aboutissants. Yeux crevés, mains arrachées, mâchoires défoncées ? Des dizaines de milliers de grévistes, directement menacés de paupérisation, sont en tout cas mis ici dans le même sac que les fascistes du Rassemblement national, sous l’appellation désormais consacrée : « les extrémistes et les conservateurs de tout bord ». Ces grévistes, inquiets de voir leurs retraites saccagées, sont enfin qualifiés, au passage, d’« usuriers ».

Usurier : Personne qui prête de l’argent avec un taux d’intérêt supérieur au taux légal.

Je ne comprends décidément pas.

Je préfère peut-être ne pas comprendre.

Je préfère passer ma route, m’éloigner de ces hautes sphères où un salarié entubé, piétiné, privé de retraite décente, est appelé usurier, où un saccage est appelé réforme, où une grève est appelée prise d’otage, où Sylvain Tesson est appelé poète – et retourner cultiver mon jardin. Ma terre. Mon terreau. Vicié. Celui de l’égalitarisme. Dès ce matin, 5 décembre 2019, entre Gare du Nord et Nation.