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L’Usager et le Citoyen, Le retour

À propos d’une dichotomie très commode (ou : comment disqualifier un mouvement de grève)

par Denis Sieffert
27 novembre 2007

Voilà donc deux personnages, l’usager et le citoyen, qui s’ignorent superbement. À en croire nos médias sur le pied de guerre (civile), ils seraient même irréconciliables. Le premier « galère », selon l’expression répétée à l’envi. Il marche dans le froid, piétine sur des quais de gare, attend des trains qui ne viennent jamais, se presse dans des rames de métro bondées. Il se lève au coeur de la nuit, grille des « RTT » qu’il n’a pas choisis, mange sur le pouce, ne va plus au cinéma, et ne reçoit plus d’amis. À la fois grégaire et solitaire, il râle, tonne, gronde, fulmine. Heureusement, dans la vie, il lui reste ce petit plaisir : vitupérer les grévistes devant les micros qui se tendent vers lui...

Promu « héros de ce début de siècle », l’usager reprend les mots qu’on lui tend avec le micro : « otage », par exemple. Puis, indéfiniment, et par le menu, il décrit devant des caméras compatissantes son itinéraire et son emploi du temps. Un calvaire !

« Et par où êtes-vous donc passé ? »

« À quelle heure êtes vous parti de chez vous ? »

« Combien de temps avez-vous attendu ? ».

« Parce qu’évidemment, vous, vous ne pouvez pas arrêter de travailler... »

Pour un peu, il y aurait presque un petit côté télévision sociale dans ces reportages qui plongent avec un sens admirable du détail dans la vie des gens. Mais, pendant ce temps-là, me direz-vous, où est donc passé le second personnage ? Le citoyen ? Celui qui se pose la question du sens de cette grève ? Et qui s’interroge sur les enjeux de ce mouvement pour les lendemains de notre société ?

Où est-il celui qui, derrière ces désagréments quotidiens, aperçoit une société qui vacille avant, peut-être, de sombrer pour longtemps dans le « Meilleur des Mondes » ? Celui qui se cherche d’autres mots que ceux qu’on lui propose en « prêt-à-prononcer » ? Quelle question se pose-t-il, hors caméra bien sûr, ce grand absent, ce grand censuré ? D’abord, au lieu d’emboîter le pas à la pensée Sarkozy, il se demande :

« Je dirais quoi si on me supprimait le quart de ma pension de retraite ? »

« Je ferais quelle tête si on m’annonçait que sur 1 700 euros [c’est la pension moyenne d’un cheminot], on va m’en retirer 400 ou 500 ? »

Il s’interroge aussi sur ces donneurs de leçons qui hantent nos médias ? Qui sont-ils ? Combien gagnent-ils ? Et que signifie leur engouement si soudain pour l’équité ? Sont-ils communistes au point de traquer les plus petites inégalités jusque dans les cabines de pilotage de TGV ? Deux cent dix-huit ans après la Nuit du 4-août, ont-ils entrepris, en rivant leur clou aux cheminots, de parachever l’abolition des privilèges ?

Avec toutes ses questions, ce citoyen est un mal-pensant. Il se méfie des mots trop gratifiants comme par exemple « harmonisation » des régimes de retraites, ou « autonomie » des universités. Il ne court pas aveuglément là où Xavier Bertrand et Jean-Pierre Pernaut veulent le mener. Il se refuse à opposer le salarié à l’exclu, ou à désigner à la vindicte les « fonctionnaires » pour faire l’apologie d’une société où l’État ne serait plus que le garant de la concurrence libre et non faussée.

Il ne veut pas être dupe de cette conception liberticide qui réduirait l’exercice de la démocratie à une élection présidentielle tous les cinq ans et qui, entre temps, imposerait silence aux partis politiques, aux syndicats et à toute espèce de corps intermédiaires. Cela au prétexte que

« la réforme était dans le programme du Président ».

Il a vu dans la journée de grève de la Fonction publique, mardi, bien plus qu’une simple convergence des luttes : la mobilisation de tous ceux qui ont au coeur un autre projet de société. Il enrage contre cette télé si obtuse, et si méprisante, qui nous parle de la « base », et croit qu’un claquement de doigts de François Chérèque ou une invitation à négocier de Bernard Thibault suffiront à faire rentrer « le » gréviste dans le rang. Ces médias idéologisés, si étrangers au monde qu’ils sont censés décrire qu’ils ne comprennent plus rien quand la réalité n’est pas conforme à leurs schémas.

Mais au fait, ce citoyen, ce sceptique, comment fait-il pour rentrer chez lui, le soir venu ? Peut-être bien qu’au fond de lui-même, sur un quai de gare, il grogne et il fulmine. Car, on l’aura compris, l’usager et le citoyen sont quelquefois un seul et même personnage. C’est vous et moi à des moments différents de la journée. Le problème, c’est que la télé et la radio (la réalité de la presse écrite est comme toujours un peu plus complexe) ont choisi de ne montrer qu’une part de nous-mêmes. La plus pulsionnelle. Notre arc réflexe. Mais cette mutilation n’est pas indolore. Elle nous renvoie l’image la plus pauvre de nous-mêmes. Ce n’est pas affaire de culture. C’est affaire de conditionnement.

P.-S.

Ce texte est paru dans l’hebdomadaire Politis le 22 novembre 2007. Nous le reproduisons avec l’accord de son auteur.