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L’alibi de la souveraineté nationale

Contre-argumentaire pour un suffrage vraiment universel (Première partie)

par Saïd Bouamama
28 janvier 2013

Tous les arguments possibles et imaginables ont été avancés au cours de ces dernières décennies pour s’opposer au droit de vote des résidents étrangers. En fonction des conjonctures politiques les arguments ont varié. Certains ont été abandonnés, d’autres ont pris de nouveaux visages tout en gardant la même essence, d’autres encore sont apparus alors qu’ils n’étaient pas présents auparavant. Seule l’extrême-droite garde une permanence dans son argumentation indépendamment de la conjoncture historique. La plupart de ces arguments ont déjà été utilisés pour s’opposer aux droits politiques d’autres catégories de la communauté politique des citoyens. Certains de ces mêmes arguments ont d’ailleurs été avancés pour s’opposer à la citoyenneté des femmes et des ouvriers.

Cette opposition à l’élargissement de la communauté des citoyens est paradoxale dans un pays qui a le premier au monde posé les principes d’universalité du droit à partir du seul critère de résidence. En fait si la France est bien la “ patrie des droits de l’homme ” au niveau du modèle et des déclarations, elle n’a jamais été conséquente dans la mise en œuvre de celui-ci. La radicalité de la Révolution Française et de son caractère antiféodal a permis l’émergence d’un modèle de pensée émancipateur mais les contradictions sociales qui l’ont marqué ont immédiatement limité l’application du modèle. La nouvelle classe bourgeoise au pouvoir a certes eu besoin de ce modèle émancipateur pour balayer le féodalisme mais n’en avait plus besoin ensuite pour maintenir son pouvoir. Ce processus n’est pas sans rappeler le besoin qu’a la gauche française de faire des promesses sur l’immigration en phase préélectorale pour les oublier une fois installée à l’Elysée ou à Matignon.

Devant l’aspect fallacieux des arguments avancés pour s’opposer aux droits politiques des étrangers, pour les retarder ou pour les restreindre, il n’est pas inutile de rappeler les principes du modèle même s’ils ont été rapidement mis au panier. L’article premier de la déclaration des droits de l’homme pose que :

“ les hommes naissent libre et égaux en droit ”.

Ce premier principe a entre autre pour conséquence que :

“ la loi est l’expression de la volonté générale (que) tous les citoyens ont le droit de concourir personnellement ou par leurs représentants à sa formation ( et qu’)elle doit être la même pour tous ” (article 6).

Ces principes indiquent que la notion de citoyenneté concerne l’ensemble des membres du corps social et pas seulement les “ nationaux ”. Dans la logique du modèle, la citoyenneté prime sur la nationalité et la nation prend un sens universaliste et politique, c’est à dire qu’elle regroupe des “ associés ” caractérisés par un “ vivre ensemble ” que ceux-ci soient français où qu’ils soient des citoyens étrangers mais vivant durablement en France. L’élargissement de l’espace politique à l’ensemble des habitants installés durablement sur un territoire est un des éléments clef de la démocratie. Depuis la lutte des ouvriers contre le régime censitaire et la lutte des femmes pour le droit de cité, les progrès démocratiques ont été concrétisés entre-autres par un élargissement de l’espace politique. Il n’y a pas de réelle démocratie sans égalité des droits entre l’ensemble des habitants d’une même nation. Le droit de vote pour les étrangers est donc à considérer comme une étape absolument nécessaire à la sauvegarde et aux progrès des principes et droits démocratiques.

C’est au regard de ces principes que peuvent s’évaluer les arguments avancés contre l’égalité des droits politiques entre français et étranger résidant durablement sur le territoire français.

L’argument qui a été invoqué le plus fréquemment est celui de la souveraineté nationale. Fréquent dans le passé, autant à droite qu’à à gauche, cet argument est devenu l’élément central du discours d’extrême-droite. Pour cette dernière, la nation est une entité naturelle et organique et non un “ corps politique ”. Nous débouchons dès lors sur une vision sanguine de la nation et de la nationalité. L’aboutissement logique d’une telle définition est une conception de la nationalité centrée sur le “ droit du sang ” :

“ l’acquisition de la nationalité française d’abord par filiation, être français, cela s’hérite ou se mérite : la naturalisation ne pourra s’obtenir que par décret avec casier judiciaire vierge, capacité d’assimilation à la population française, être accepté par la communauté nationale, prêter serment ”.

Jean Marie Le Pen propose de fait en conséquence le renoncement à sa nationalité d’origine pour l’étranger devenant français et le réexamen de la situation des 2 500 000 naturalisés depuis 1974. La même logique avait conduit Pétain à retirer la nationalité française aux citoyens de confession juive.

La seconde conséquence est, bien entendu, l’opposition au droit de vote pour les étrangers :

“ le droit de vote en France doit être réservé aux Français. Les ressortissants des pays de l’Union européenne qui se sentent suffisamment intégrés dans la société française peuvent demander leur naturalisation et ainsi participer à la vie politique de notre pays ”.

La même logique conduit Le Pen à se déclarer le défenseur de la nation française menacée de disparition par la présence d’étrangers sur son territoire :

“ L’intégration est une politique illusoire qui conduit inéluctablement à une société pluriethnique et multiculturelle, facteur de dilution, de fracture et, à terme, de disparition de la Nation française ”.

Défendre une nation conçue sur une base de pureté ethnique et culturelle tel est le principe qui conduit à une conception sanguine de la naturalisation, au rejet du droit du sol et à une opposition absolue à tous droits politiques pour les étrangers.

Une telle définition de la nation est à l’antipode de celle posée par la Révolution Française pour lequel la nation est conçue sous un angle politique. L’approche de Le Pen pose le postulat que tout Français de naissance serait intéressé à la sauvegarde de la nation française et de sa souveraineté (et tout étranger y serait en revanche opposé). Ce postulat est démenti par l’histoire et par le présent. Au niveau de l’histoire il convient de rappeler que c’est un président “ bien français ”, le maréchal Pétain, qui s’accorda avec Hitler pour faire disparaître la souveraineté nationale française.

De manière plus ancienne mais encore largement présente une partie de la bourgeoisie “ bien française ” a toujours lié son sort à des capitaux extérieurs. Cette partie des Français ne connaît qu’une souveraineté, celle de ses profits même quand ceux-ci sont contradictoires avec l’existence même de la nation française. Ce sont ces Français qui effrayés par la dynamique du Front Populaire mettaient en avant le slogan :

“ Mieux vaut Hitler que le Front Populaire ”.

A l’inverse de nombreux étrangers dans l’histoire ont donné leurs vies pour que la nation et la souveraineté nationale française soient défendues. Il n’y a rien d’étonnant à cela. L’immigration installée durablement en France est massivement ouvrière. Ses intérêts convergent avec ceux des autres parties de la classe ouvrière en particulier et des classes populaires en général. Ses comportements envers la nation et la souveraineté nationale seront à l’identique des autres, fonction de ses intérêts sociaux et économiques. En réalité l’immigration installée durablement sur un territoire fait partie de la nation et du peuple à condition de définir celle-ci et celui-ci sur une base politique et non sur des critères ethniques. La confusion entre nationalité et nation limite cette dernière et élimine une partie importante des membres du corps social et national.

A droite, l’argument de la “ souveraineté nationale ” est moins caricatural mais bel et bien présent. Ainsi Edouard Balladur n’accepte le droit de vote pour les résidents communautaires que parce qu’existe la réciprocité pour les Français résidant dans les autres pays de la Communauté européenne. Le droit n’est pas ici reconnu comme droit universel attaché à la personne mais comme résultat d’un accord entre états :

“ la situation des autres étrangers se trouvant sur le territoire français est juridiquement différente puisque la France n’est pas liée à d’autres Etats que ceux de l’Union par un traité comparable à celui de Maastricht ”.

Dans cette logique le citoyen n’est donc pas porteur de droits inaliénables mais est propriété d’un Etat qui peut par contrat avec d’autres pays restreindre ou étendre sa citoyenneté. De la même façon l’immigré continu à être considéré comme propriété de son Etat d’origine. Ses comportements sociaux et politiques sont considérés comme dépendant de l’Etat dont il possède la nationalité. L’immigré serait ainsi un être à part possédant une rationalité elle-même à part. A l’inverse des autres citoyens, l’immigré ne raisonnerait pas politiquement à partir de ses intérêts sociaux et économiques mais selon le seul critère de sa nationalité.

Le principe de réciprocité comme condition nécessaire à l’accès au droit a d’ailleurs été rejeté par le conseil constitutionnel français. Dans sa décision du 30 Octobre 1981, le conseil constitutionnel a expressément affirmé que

“ la loi française peut accorder à des étrangers des droits même non reconnus aux Français par les Etats étrangers concernés ”.

Cette décision de bon sens prend simplement acte du fait que le résident étranger n’est pas une propriété de son Etat d’origine mais un acteur porteur de droits dans son pays de résidence.

A gauche (PS, PC, MDC et Verts) on reconnaît certes la légitimité de la participation politique mais c’est toujours en précisant la nécessité de restreindre le droit de vote à l’échelon municipal pour les uns, aux échelons locaux pour les autres. C’est en réalité la contradiction produite par l’octroi du droit de vote aux étrangers ressortissant de la Communauté européenne qui semble faire reculer la frontière des droits politiques et non la reconnaissance d’un nouveau droit inaliénable pour les étrangers. L’argument de la “ souveraineté nationale ” reste sauf et Chevènement peut préciser pour que personne ne puisse se tromper :

“ A partir du fait nouveau qu’est depuis l’adoption du traité de Maastricht, l’octroi du droit de vote aux étrangers communautaires pour ces élections, j’ai trouvé normal qu’il n’y ait pas de ségrégation sur une base ethnique entre étrangers communautaires et extra-communautaires, plus particulièrement à l’égard des ressortissants de pays notamment africains qui ont versé leur sang pour la libération du pays. C’est dans ce souci que j’ai préconisé le droit de vote uniquement aux élections municipales et seulement pour les titulaires de la carte de dix ans au moment du renouvellement. Ce droit de vote accordé dans ces conditions serait un pas vers la complète intégration de ces étrangers établis de longue date en France. C’est donc dans la perspective de la naturalisation française des étrangers concernés que j’ai déclaré : ’Après les municipales viendront naturellement les élections nationales’. Il n’y a donc pas dans ma pensée rupture entre la citoyenneté et la nationalité comme je l’entends dire. Le droit de vote aux élections locales resterait ainsi une propédeutique pour l’accès à la citoyenneté française par la voie de la naturalisation ”.

Merci de la précision Monsieur Chevènement, nous avions vraiment eu peur.

C’est le même argument soi-disant souverainiste qui est opposé à l’octroi du droit d’éligibilité pour les prud’hommes et au droit d’occuper un emploi dans la fonction publique. Interpellée sur cette dernière question, Martine Aubry tient à réaffirmer clairement le principe d’exclusion :

“ Il est légitime que les métiers relevant des prérogatives de la puissance publique soient réservés aux nationaux. Pour d’autres qui ne sont pourtant pas dans ce cas une modification de la constitution est nécessaire. Une telle réforme mérite un débat général ”.

Pourquoi cette exclusion est-elle légitime ? Martine Aubry se garde bien de donner ses arguments. Cela est légitime un point c’est tout. La constitution de 1793 avait-elle une autre conception de la légitimité. Cette constitution ne se préoccupe pas de définir la “ nationalité ” mais se borne à déterminer les conditions de l’exercice des droits du citoyen ce qui la conduit logiquement à accorder la citoyenneté aux résidents étrangers de manière très ouverte à

“ tout étranger âgé de 21 ans accomplis, qui, domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété ou épouse une française, ou nourrit un vieillard. Tout étranger enfin qui sera jugé par le corps législatif avoir bien mérité de l’humanité ”.

Partie suivante : Le mythe de l’opinion-qui-n’est-pas-prête, en ligne bientôt.

P.-S.

Ce texte est extrait de l’indispensable J’y suis j’y vote, publié il y a maintenant douze ans aux Editions L’Esprit frappeur. Nous le republions avec l’amicale autorisation de l’auteur.