La politique d’immigration s’impose aujourd’hui comme le ciment le plus solide de l’Union européenne (UE). Sans doute ne s’agit-il pas du seul domaine où les États membres de l’UE optent pour des mesures semblables. Ainsi, pour faire face à la récession, tous les dirigeants européens préfèrent financer le surcroît de dépenses publiques auquel il leur faut consentir en recourant aux emprunts sur les marchés financiers plutôt qu’à l’augmentation des recettes fiscales. Parce que cette option les oblige à ménager la bonne volonté des pourvoyeurs de crédit, chacun d’eux a également à cœur de ne pas soumettre les banques à un mode de régulation qui les exposerait à la fuite de leurs employés les plus audacieux et les mieux rémunérés. Enfin, toujours en vertu des exigences de rendement financier posées par les bailleurs de fonds, un consensus se dégage encore pour stimuler une croissance « verte » qui préserve la compétitivité des industries les plus polluantes.
Bref, les gouvernements nationaux s’accordent largement sur l’opportunité de retarder toute initiative susceptible de promouvoir ce qu’ils appellent pourtant de leurs vœux, à savoir l’avènement d’un mode de développement qui conjure à la fois la détérioration de l’environnement, les pertes massives d’emplois et la formation de nouvelles bulles spéculatives.
Leur détermination commune à ne donner que l’illusion du mouvement ne suffit pourtant pas à convaincre les membres de l’UE d’harmoniser leurs programmes de relance économique, de conjuguer leurs efforts de modération dans la lutte contre le réchauffement climatique ou encore d’adopter la même manière de signifier poliment leur désapprobation aux institutions financières qui renouent avec leurs pratiques d’avant l’été 2008.
En revanche, les États signataires du Pacte européen sur l’immigration et l’asile sont unanimes pour juger que le contrôle des flux migratoires est un problème tellement considérable qu’il réclame de leur part autant de coopération que de vigilance. Dans ce cas précis, le diagnostic partagé débouche non seulement sur des décisions similaires, mais également sur une action concertée. Aussi convient-il de s’interroger sur les causes d’une pareille solidarité.
L’argument de la « pression » démographique
À cet égard, une première hypothèse peut aussitôt être formulée : si les gouvernements européens s’entendent pour envisager l’immigration comme un problème dont la gravité exige à la fois qu’ils y consacrent des moyens importants, qu’ils le traitent en mettant de côté leurs égoïsmes nationaux et surtout qu’ils persuadent leurs populations de son caractère prioritaire, la raison en serait tout simplement que les faits ne leur laissent aucun autre choix. Autrement dit, il reviendrait à la réalité de la menace que la « pression migratoire » fait peser sur l’Europe de forcer les responsables politiques du continent à s’unir pour y faire face.
Une pareille explication a certes le mérite de la simplicité. On doit pourtant se demander si elle résiste à l’analyse. Pour en juger, il faut d’abord revenir sur la nature du problème auquel les gouvernants européens associent l’immigration. Celle-ci se révèle problématique, soutiennent-ils, parce que les candidats au séjour issus des pays émergents ou en développement sont beaucoup trop nombreux par rapport aux capacités d’accueil, ou tout au moins d’un accueil digne de ce nom, dans les pays développés. D’une telle prémisse il est en effet aisé de déduire une série de propositions qui accréditent le bien-fondé d’une politique axée sur le contrôle rigoureux des flux migratoires.
Premièrement, pour autant que ces requérants excédentaires parviennent à s’établir dans l’un des pays de l’UE, leur présence sur le sol européen se traduira nécessairement par une charge pour les budgets des États concernés, ainsi que par une concurrence qui ne peut qu’affecter négativement l’emploi et les salaires des travailleurs autochtones.
Deuxièmement, les coûts directs et indirects induits par le surnombre de migrants ne manqueront pas d’attiser les tensions entre les populations étrangères et locales, au risque de conforter le communautarisme des unes et d’exposer les autres à l’emprise de démagogues xénophobes.
Troisièmement, parce que les conditions économiques et sociales d’une bonne intégration ne sont pas remplies, les immigrés mal insérés seront souvent enclins à verser dans la délinquance et par conséquent à majorer encore le fardeau que représente l’immigration pour les pays d’accueil. Parmi les activités illicites spécifiques auxquelles ils sont susceptibles de s’adonner figurent non seulement les infractions au droit du séjour, mais également le trafic d’étrangers clandestins – de sorte que, loin d’exercer un effet dissuasif sur les candidats à l’émigration, les problèmes d’intégration rencontrés par la population immigrée favoriseraient les conditions de son augmentation. Enfin, quatrièmement, le surplus d’étrangers dans les pays hôtes sera également lourd de conséquences pour les pays d’origine, puisqu’il privera ces derniers de cerveaux et de bras dont leur développement a le plus grand besoin.
L’épreuve des faits
Si cet exposé des maux causés par une immigration excessive est indéniablement de nature à justifier le zèle dont les gouvernements européens font preuve pour protéger leur territoire et leurs citoyens, il présente néanmoins l’inconvénient d’être démenti par les faits. Depuis une décennie, en effet, tous les rapports que les institutions internationales ont consacrés aux migrations – qu’il s’agisse du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), de la Banque mondiale ou même de la Commission européenne – répètent inlassablement ce qu’aucun économiste sérieux n’ignore, à savoir que si les flux migratoires du Sud vers le Nord se sont bien densifiés depuis 1989, ce phénomène s’est avéré bénéfique tant pour les pays d’accueil que pour les pays d’origine et pour les migrants eux-mêmes.
Tout d’abord, au regard de la démographie, la menace qui pèse sur l’Europe ne réside pas dans une surpopulation induite par les migrations mais bien plutôt dans le vieillissement des populations autochtones. Dès l’année 2000, un célèbre rapport de l’ONU [1] indiquait déjà qu’un quadruplement du nombre des entrants annuels serait nécessaire pour qu’à l’horizon 2050 les pays les plus développés conservent un même rapport de dépendance entre inactifs et actifs. Bien entendu, les experts onusiens n’envisageaient aucunement que de tels mouvements de population puissent avoir lieu – en particulier parce que dans les pays du Sud, les candidats à l’émigration ne sont pas suffisamment nombreux. Cependant, ils ne manquaient pas de souligner que, pour maintenir sa population active à un niveau constant à partir de 2010, un pays comme la France devrait multiplier par deux le nombre d’étrangers accueillis annuellement.
Consensuelles parmi les démographes, ces estimations ont été maintes fois confirmées au cours de la dernière décennie et tout récemment encore dans un rapport [2] publié par la Commission européenne. Ses auteurs affirment en effet qu’au sein de l’UE la population âgée de plus de soixante ans va augmenter d’environ 2 millions d’individus chaque année au cours du prochain quart de siècle, et ils ajoutent que le nombre d’actifs potentiels devrait cesser de croître aux alentours de 2015 [3]. Or un tel renversement de tendance devrait avoir pour conséquence de modifier la pyramide des âges. Les experts de la Commission reprennent en effet les dernières données d’Eurostat relatives au rapport de dépendance – ratio entre les personnes âgées de quinze à soixante-quatre ans et celles de plus de soixante-quatre ans. Aujourd’hui ce rapport est évalué pour l’Union européenne à 0,25 (soit 4 actifs potentiels pour 1 retraité) mais, à l’horizon 2050, il pourrait grimper à 0,50 (donc 2 actifs potentiels pour 1 retraité) pour autant que le solde des flux migratoires à destination de l’Europe demeure ce qu’il est aujourd’hui. Autrement dit, une politique d’immigration plus accueillante serait seule en mesure de tempérer la régression du nombre relatif d’actifs.
Force est par conséquent de constater qu’une Union européenne soucieuse d’amortir les effets de son évolution démographique ne doit pas s’ingénier à filtrer ses frontières en arguant de son incapacité d’accueillir l’ensemble des candidats au séjour sur son territoire, mais au contraire veiller à adapter ses capacités d’accueil au besoin d’immigration que suscite le vieillissement de ses ressortissants. Autrement dit, à terme, l’enjeu auquel l’Europe va se mesurer ne consistera pas à dissuader les migrants de lui demander l’hospitalité mais bien à se montrer suffisamment attractive pour conjurer son propre déclin.
Et les comptes sociaux ?
Dira-t-on alors qu’il existe une tension entre les besoins démographiques à long terme de l’Union européenne et l’incidence économique à court terme de la venue des migrants sur son territoire ? On pourrait en effet imaginer que, tout en étant nécessaire pour ralentir la diminution tendancielle de la proportion des actifs par rapport aux inactifs qui affecte les pays d’Europe, l’afflux d’étrangers extracommunautaires s’avère néanmoins coûteux tant pour les budgets sociaux des États de l’UE que pour les salaires et les emplois de leurs citoyens. Or, là encore, il n’en est rien.
Pour s’en convaincre, il suffit de citer l’édition de 2008 du rapport annuel de la Commission européenne intitulé « L’emploi en Europe » ; on y lit notamment que
« les immigrants récemment arrivés ont largement contribué à la croissance globale de l’économie et de l’emploi (près d’un quart) dans l’Union depuis 2000, sans qu’il y ait eu de répercussions majeures sur les salaires et les emplois nationaux. Ils ont clairement permis de résorber les pénuries de main-d’œuvre et de compétences en étant généralement recrutés dans les secteurs où la demande était la plus forte, notamment dans les emplois peu qualifiés. Les données indiquent qu’ils sont généralement, avec les salariés originaires de l’Union, dans un rapport de complémentarité plutôt que de substitution et qu’ils contribuent à la flexibilité du marché du travail. »
De telles considérations sont également valables au-delà et à l’intérieur de l’Europe. À un niveau global, elles se retrouvent en effet dans le rapport publié en 2009 par le Pnud [4] – intitulé « Lever les barrières : migrations et développement humain » – qui constate que l’incidence positive des migrants sur l’économie des sociétés d’accueil vaut pour tous les pays développés. À l’échelle de nations particulières, les mêmes constats figuraient déjà dans les études récemment commanditées par les gouvernements britannique [5] et espagnol [6] , respectivement en 2007 et 2006, où ils estimaient encore qu’il était de bonne politique de communiquer sur les bénéfices économiques de l’immigration.
Et la crise ?
Faut-il au moins penser que la récession mondiale change la donne, d’abord parce qu’au Sud l’aggravation des conditions d’existence déjà très difficiles pousserait les plus démunis à émigrer davantage, et ensuite parce qu’au Nord la croissance du chômage attiserait la concurrence entre travailleurs étrangers et autochtones ? Si l’on en croit les économistes de l’OCDE, ces deux hypothèses sont peu vraisemblables. D’une part, tant la détérioration de leur propre situation matérielle que la contraction de la demande de main-d’œuvre dans les pays développés incitent plutôt les migrants potentiels à retarder leur départ : on sait en effet que la réalisation d’un projet d’émigration coûte très cher, mais aussi que les principales informations que les candidats à l’expatriation possèdent sur leur lieu de destination concernent le marché du travail [7].
D’autre part, comme l’indiquait le rapport de la Commission européenne sur l’emploi en Europe, la majorité des travailleurs extracommunautaires occupent des emplois qui les placent dans un rapport de complémentarité, plutôt que de substituabilité, avec les salariés du pays d’accueil. En termes plus crus, ils accomplissent des tâches que les autochtones estiment trop rudes ou trop peu valorisantes, y compris lorsque la conjoncture est mauvaise : les risques d’une compétition accrue par la pénurie d’emplois semblent donc très limités.
Parce que les immigrés effectuent souvent les travaux qui sont non seulement les plus durs mais aussi les plus précaires, il est vrai que le chômage induit par la récession les frappe davantage encore que les citoyens des pays où ils séjournent. Toutefois, à terme, la reprise de l’activité ne manquera pas de relancer aussitôt la demande de main-d’œuvre étrangère. Par conséquent, loin de pécher par excès d’hospitalité, les dirigeants des pays de l’UE feraient preuve de pragmatisme et de prévoyance en intégrant des programmes de formation destinés aux migrants dans leurs plans de relance – ainsi qu’en veillant à évaluer plus judicieusement leur niveau de qualification [8].
Or, loin de s’engager dans cette direction, les gouvernements européens préfèrent répondre à la crise en investissant dans l’aide au retour des étrangers extracommunautaires et surtout en durcissant les conditions d’obtention et de renouvellement de leurs titres de séjour. De la sorte, ils précarisent encore plus les migrants qui ont perdu leur emploi mais non sans les dissuader de rentrer dans leur pays d’origine – malgré les pécules de départ : en effet, contrairement aux étrangers communautaires qui, libres d’aller et venir sur le territoire de l’UE, n’hésitent pas à regagner leur pays jusqu’au prochain retournement de conjoncture, les expatriés non européens décident généralement de rester sur place, de peur de ne plus pouvoir revenir s’ils traversent la frontière. Nombre d’entre eux en viennent même à grossir les rangs des sans-papiers par crainte d’essuyer un refus s’ils tentent de renouveler leur titre de séjour. Ce n’est donc pas à l’afflux de migrants poussés par la misère qu’il faudrait imputer une éventuelle augmentation de l’immigration irrégulière en cette période de ralentissement économique, mais bien plutôt aux mesures censément conçues pour y échapper.