Dans un cas comme dans l’autre, c’est la rigidité et le caractère a priorique des principes dits “républicains” qui est invoquée, au point de complètement renverser le sens de certains d’entre eux, comme ce fut le cas avec la laïcité et la loi du 15 mars 2004] sur le port des signes religieux à l’école, où la neutralité n’était pour la première fois plus imposée aux agents du service public mais aux usagers, ainsi que le souligne Pierre Tevanian [1]. Comme ce fut également le cas dans le discours de BHL, passant de la notion de “droit d’ingérence” à celle de “devoir d’ingérence”, répondant sans doute par là à l’appel de la “loi morale” kantienne et à son caractère tout aussi a priorique.
De la même façon aujourd’hui avec les polémiques sur “L’innocence des musulmans” et sa réception, sur Caroline Fourest à la Fête de l’Humanité et sur les caricatures de Charlie Hebdo, on essaie de faire passer une exigence d’impunité intellectuelle pour une liberté d’expression. Sous prétexte que telle ou telle déclaration relève de la liberté d’expression, remettre en cause ses raccourcis, amalgames, sophismes et logiques racistes serait un acte policier destiné à faire taire cette liberté d’expression. Alain Gresh le dit très bien :
“Pour éviter tous procès d’intention, je tiens à dire que l’on ne saurait tolérer des menaces contre quelqu’un qui a usé de la liberté d’expression, même à mauvais escient”.
Mais en quoi analyser l’islamophobie plus que latente de certains, et la traiter comme l’imbécilité dangereuse qu’elle est, est-il une menace, si ce n’est pour le fonds de commerce de ces “penseurs” (philosophes, experts, essayistes, caricaturistes ou éditorialistes) qui surfent sur le racisme depuis dix, vingt voire trente ans ?
Mieux que ça, crier au loup lorsque la tribune médiatique de l’islamophobie en France est l’une des plus larges après celle des économistes adeptes de la rigueur, est clairement d’une hypocrisie de l’ordre de la paranoïa aggravée. Il suffit de voir parader Caroline Fourest de plateaux de télé (du 13-15 aux émissions de philosophie de Raphaël Enthoven) en micros de radio, de tribunes dans le Monde en colloques dans les universités (Université Libre de Bruxelles) ou les rendez-vous politiques (avec le PS ou le Front de Gauche), pour se rendre compte que la libre expression de l’islamophobie se porte très bien.
Mais, fidèles en cela à la tradition réactionnaire, les islamophobes qui se cachent derrière la liberté d’expression ne font en fait que retourner les problèmes : en faisant passer toute critique pour une censure, ils censurent efficacement toute critique, ce qui est loin d’être une définition de la liberté d’expression. Ainsi, pensant comme ils font la guerre (contre le Mal-majuscule chez BHL), ils ne parviennent au final qu’à mener une guerre contre la pensée.
Défendant la liberté d’expression, ils se retrouvent dans le même temps, comme Yves Thréard le 19 septembre 2012, à demander l’interdiction des manifestations des mécontents, comme le fait remarquer Alain Gresh, ou à ériger en symbole de la liberté d’expression une caricature raciste, comme Philippe Val pour reprendre la remarque de Mona Chollet en 2006. Dans ce contexte, la contribution d’Ivan Rioufol au débat fait figure d’appel au fou rire stratosphérique, lorsqu’il donne aux musulmans comme tâche d’accepter “les usages de la démocratie”.
Déconstruire cette pensée qui passe son temps à mystifier et à retourner les problèmes requiert alors de saisir la logique qui y préside. Se revendiquant à longueur de texte de l’Esprit et des Lumières, elle croise une morale formelle avec une dialectique du Bien et du Mal, qui ferait rire si ses conséquences n’étaient pas à pleurer [2]. Appliquée à l’islamophobie, cette dialectique nous fait retrouver les termes exacts du discours laïcard entamé en 1989 par Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Elisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler, et repris par la suite par Caroline Fourest au moment de la loi du 15 mars 2004 :
“Tolérer le foulard islamique, ce n’est pas accueillir un être libre (en l’occurrence une jeune fille), c’est ouvrir la porte à ceux qui ont décidé, une fois pour toutes et sans discussion, de lui faire plier l’échine.”
Ainsi que le discours de la plupart d’entre eux sur l’antiracisme : le racisme c’est certes Mal, mais l’antiracisme prétend être le Bien alors qu’il n’est qu’un bien pervers qui travaille objectivement, cet “idiot utile”, à la haine raciste. De la même façon que celui ou celle qui refuse l’exclusion des jeunes filles voilées travaille à son insu pour Al Qaïda, l’antiraciste qui s’en prend à l’islamophobie d’une Caroline Fourest travaille à son insu pour les terroristes intégristes. Le nier serait nier le “Réel”, l’un des trois éléments du “triple chantage permanent du rhéteur médiatique” [3] tel que le décrit François Cusset.
Fort de cette réduction à une seule et même position de deux positions antagonistes, le dialecticien se donne le vertige d’un survol de ce manichéisme, qu’il a pourtant fabriqué de toute pièce en transformant des antagonismes politiques en un antagonisme moral.
La cheville conceptuelle de la soi-disant dialectique qui permet la création d’une équivalence entre racisme et antiracisme, est la notion d’idiot utile, d’allié objectif, de mollesse opposée à la fermeté, dont tous se revendiquent. Et la notion de mollesse est importante, car dans la même logique elle inspira à Bernard Chapuis, en 1983, la notion de “Moulag” – néologisme désignant ce goulag des sociétés molles, où croupissent les esprits libres et durs...
Un autre nom de ce concept pourrait être celui de “Münich”, expression chère à BHL, Philippe Val et Alain Finkielkraut, utilisée aussi bien dans le premier appel anti-voile de 1989 (qui commençait avec emphase par :
“L’avenir dira si l’année du Bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine”
– phrase qui assimilait clairement l’islam de 1989 en France à la menace nazie des années 1930 en Allemagne – que dans les diatribes des belliqueux accusant les antiguerres du Golfe de “défaitisme “munichois”” et faisant, en ce qui concerne BHL, du “devoir d’ingérence” (sic) un “réflexe “antimunichois”” [4]. Ou encore dans la justification de la publication des premières caricatures de Charlie Hebdo, lorsque Philippe Val affirmait que ne pas publier les dessins serait aller à Münich.
L’antiraciste et l’anticolonialiste seraient ce munichois ou bien, on y arrive, ce “mou de la bite” dont parlait Luz, un des caricaturistes de Charlie Hebdo, en 2006 à propos des caricatures de Mohammed/Mahomet. Cette mollesse découlerait pour beaucoup d’entre eux de l’opposition des antiracistes et anticolonialistes à l’idée d’un Occident décomplexé, libéré de la mauvaise conscience coloniale face à laquelle il était urgent, comme l’a fait Nicolas Sarkozy au début de son mandat, de rappeler la dimension civilisatrice de la colonisation : colonisation de l’histoire de la colonisation pour casser le travail d’anamnèse des penseurs postcoloniaux.
On remarque, dans le même temps, que cette opposition de la fermeté et de la mollesse dénote également d’une vision sexiste (pas seulement sexuée) et viriliste de la politique. Le moulag retrouve le mou de la bite, les deux noms d’une politique de l’impuissance comme le fait remarquer le blogeur Bernard Lallement, cité déjà en 2006 par Mona Chollet :
“Toute la tragédie est là. Faire, comme du Viagra, de l’islamophobie un remède à son impuissance, expose aux mêmes effets secondaires indésirables : les troubles de la vue ; sauf, bien sûr, pour le tiroir caisse.”
Même constat dans l’appel anti-voile de 1989, qui opposait la “passivité” et les “bons sentiments” à la fermeté et à la “laïcité de combat”. Avec une constance qui fait froid dans le dos, on retrouve la même remarque chez Robert Kagan, dont Ivan Jablonka rapporte le propos paraphrasant le titre du célèbre livre sexiste essentialiste de John Gray :
“aujourd’hui, sur les grandes questions stratégiques et internationales, les Américains viennent de Mars et les Européens de Vénus.”
Il y aurait donc en substance, sur la “question” de l’Islam, des invertis passifs qui auraient bien besoin de prendre exemple sur les actifs et fermes coups de bite des islamophobes.
"Et puis, comme ces intellectuels désabusés nous expliquant qu’on n’a d’autre choix que de laisser les fusées Pershing américaines assurer notre défense, l’Etat qui démissionne au plan socio-économique va en revanche élever la voix pour défendre sa politique sécuritaire, ses interventions militaires ou ses cours d’instruction civique. C’est la vieille stratégie de l’impuissance virile." François Cusset [5]