Accueil > Études de cas > Sexismes et transphobies > L’avocat des puissants

L’avocat des puissants

Pourquoi il est légitime – et même nécessaire – d’attaquer Eric Dupond-Moretti, entre autres, sur les clients qu’il a défendus

par Pierre Tevanian
21 août 2020

À l’occasion du « remaniement de la honte », et plus précisément de la nomination au ministère de la Justice d’un gueulard masculiniste ayant défendu d’abjectes crapules comme Georges Tron, Patrick Balkany, Patrick Cahuzac, Alexandre Djouhri ou Bernard Tapie, et à la tête de la police celle d’un homme deux fois mis en cause pour viol (qui conteste la qualification mais reconnait les faits de chantage sexuel), on voit revenir un discours classique et bien rodé défendant le principe fondamental de la présomption d’innocence pour le second, et pour le premier l’incriticabilité des choix professionnels des avocats, en vertu d’un droit à défendre n’importe qui, découlant lui-même du droit inaliénable de tout justiciable à être défendu. Un discours fallacieux – et à vrai dire insupportable.

Il faut manifestement le répéter une fois de plus : ces grands principes, effectivement précieux, que sont la présomption d’innocence et le droit de tout.e accusé.e à un avocat ne sont absolument pas mis en cause lorsqu’on dénonce ces nominations de la honte.

La présomption d’innocence d’un.e accusé ou d’un.e mis.e en examen, tout d’abord, concerne la manière dont l’institution judiciaire considère cet.te accusé.e, et n’inclut pas, et n’a jamais inclus, sur le terrain politique, un droit à être promu à la tête d’un des principaux ministères régaliens, a fortiori à la tête de la police nationale.

Comme l’a souligné la juriste Julie Klein, la nomination de Gérald Darmanin, pose de toute façon un problème de « conflit d’intérêt », du fait du « lien hiérarchique qui l’unit aux officiers de police chargés d’enquêter sur les faits dénoncés » :

« Le ministre a beau jeu de se réfugier derrière une “lettre de déport” qu’il aurait rédigée pour éviter que les informations le concernant ne remontent à son cabinet. Aucune muraille de Chine ne protégera jamais de l’autocensure un corps chargé d’enquêter sur son supérieur hiérarchique. Et, en toute hypothèse, le doute est à présent là, qu’aucune déclaration de déport ni présomption d’innocence ne pourront lever. Entendons-nous : n’importe quelle plainte ne doit pas automatiquement fermer l’accès à toute fonction ministérielle, au risque de la multiplication des constitutions de partie civile abusives. Mais le ministère de l’Intérieur n’est ni celui du Budget, ni celui de l’Aménagement du territoire ou encore de l’Agriculture. Le conflit d’intérêts qu’emporte la promotion à la tête de la police d’un ministre visé par une information judiciaire a aussi pour effet de nourrir une méfiance envers la classe politique, qui n’avait pourtant guère besoin d’être ainsi alimentée. » [1]

Elle pose par ailleurs un problème sur le plan symbolique, par le message qu’elle fait passer :

« Indépendamment du point de savoir si la relation a bien été consentie, la matérialité des faits, non contestée par le ministre lui-même, marque déjà l’exploitation d’une position de pouvoir dans le champ des relations intimes. Est-ce compatible avec les qualités attendues d’un ministre appelé à diriger une police placée à l’avant-garde de la lutte contre les violences sexuelles et sexistes ? Comment admettre, trois ans après le lancement de #MeToo, qu’un tel comportement ne fasse pas obstacle à cette nomination ? Plus généralement, quel message un pouvoir qui a fait de l’égalité entre les hommes et les femmes la grande cause du quinquennat adresse-t-il : aux femmes, aux jeunes, ou encore à ceux qui aspirent à défendre l’intérêt général à travers l’exercice de fonctions publiques ? Derrière la belle image du « jeune homme », subsiste la réalité d’un vieux monde. » [2]

Par ailleurs, le droit inaliénable de tout accusé à être défendu n’a strictement rien à voir avec la critique des choix professionnels d’un avocat, et il n’est en rien mis en péril par cette libre critique, a fortiori quand l’avocat en question se targue d’intervenir dans le débat public, a fortiori quand il se targue d’être une « conscience » et de prendre des positions politiques, a fortiori quand il prend la tête du ministère de la justice.

Dès lors qu’elles peuvent payer, les pires crapules, les violeurs, les assassins, les Papon, les Barbie, trouveront toujours d’excellents techniciens du droit pour leur peaufiner des défenses en béton – on peut même parier que les avocats de droite et d’extrême droite, notamment, mais aussi les mercenaires sans principes, ou encore les masculinistes viscéraux, qui existent dans de ce corps de métier comme dans beaucoup d’autres, se précipiteront pour saisir l’aubaine, empocher le pactole et « faire l’actualité ». Mais il n’a jamais été dit que ce fameux droit d’être défendu impliquait le droit de l’être par des grandes consciences de gauche.

Ces dernières, de leur côté, ont un temps de vie et des capacités de travail qui ne sont pas illimitées, et tout dossier de « cador abject » pris en charge par elles l’est donc au détriment d’un autre dossier, parmi lesquels se trouvent une foule d’inculpé.e.s à la fois moins ignobles et moins doté.e.s en capital social, dont le « droit à être défendu » aurait eu bien plus besoin des services d’un « grand avocat de gauche » pour être assuré.

En résumé, il n’est évidemment pas hors de propos, ni superflu, pour ce qui concerne le jugement politique que l’on se forge sur une personnalité publique, de prendre en considération ses choix professionnels, et de les juger – et cela s’applique en l’occurrence au nouveau ministre de la Justice. Toutes les ordures qu’il a défendues avait absolument le droit d’être défendues, Dupond-Moretti avait parfaitement le droit de s’en charger, et nous avons de notre côté aussi parfaitement le droit d’en tenir compte dans notre jugement sur ce répugnant personnage.

Et s’il est vrai qu’en théorie un avocat ne doit pas démarcher activement des clients, il est tout à fait abusif d’en conclure qu’il ne « choisit pas » mais « est choisi » par ses clients. Un ami avocat m’a sur ce point signalé le livre de référence de Raymond Martin, La déontologie de l’avocat, qui rappelle que celui-ci a la « liberté » d’ « accepter ou non la sollicitation du client » : si les auxiliaires de justice et officiers publics sont « tenus de prêter ministère à ceux qui le sollicitent », en revanche « aucune obligation de ce genre ne pèse sur l’avocat ». On peut donc bel et bien dire que les avocats choisissent leurs clients.

Car, enfin, qu’est-ce qu’un choix ? Au-delà de ce que dit le droit positif en la matière, il faut bien convenir que les choix que nous toutes et tous faisons au cours de notre existence portent tous ou presque sur des enjeux et des panels d’options possibles qui nous sont imposés par une situation, moyennant quoi nous sommes toujours « requi.se.s », « choisi.e.s » d’abord par une situation, une proposition, une demande, ou même un ordre, qui nous laisse ensuite un choix à faire : celui de dire oui ou non. Le cas de l’avocat qu’on choisit de solliciter et qui ensuite décide d’accepter ou non, ne correspond donc pas à une absence de choix, bien au contraire : elle correspond au modèle le plus ordinaire et paradigmatique de ce qu’est un choix.

Rappelons enfin qu’il y a la règle théorique, qui veut qu’un avocat ne va pas au-devant des clients qu’il veut avoir, et qu’il y a la pratique ! Comme toute règle, il arrive que celle-ci soit respectée, et parfois pas. L’image que se construit un avocat très « médiatique », par exemple, est une sorte de publicité ciblée pour un certain profil d’inculpé.e.s – et il arrive que le message soit plus explicite encore, comme l’indique ce propos glaçant, rapporté par Pascale Robert-Diard dans un portrait du nouveau ministre de la Justice, paru dans Le Monde le 7 juillet 2020 :