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L’éducation nationale dans une impasse

Retour sur une audience au rectorat du 22 mai 2018

par Lydia Martins Viana
30 mai 2018

Mère d’élève, Lydia Martins Viana revient ici sur une rencontre qui s’est tenue au rectorat de Créteil, suite à une demande des personnels en grève du Lycée Eugène Delacroix de Drancy (Seine-Saint Denis). Il y est question, plus précisément, de précarité, de pénurie de moyens, bref : de démission, de mépris, de promesse républicaine non tenue.

L’Académie de Créteil se situe au 4 rue Georges Enesco. En réalité, la rue, coupée par une barrière et des pelouses, a tout de l’apparence d’une impasse. Je me retrouve en bas de ce bâtiment austère aux côtés de trois professeurs du lycée Eugène Delacroix à Drancy, de deux syndicalistes départementaux, l’un de la CGT, l’autre du SNES. Francine et Sébastien sont là aussi.

Francine est à deux ans de la retraite. Elle assume depuis de nombreuses années une fonction indispensable au bon fonctionnement du lycée : la reprographie. Tout le monde loue son dévouement et la qualité de son travail. Seulement voilà, elle a un statut particulier : un contrat aidé, arrivé à son terme en mai 2018. Aujourd’hui, elle est très inquiète sur son avenir : avec son modeste salaire de 700 euros, ce ne devait déjà pas être très facile, alors sans emploi et sans qualification, chacun peut imaginer la précarité de sa situation.

Sébastien est lui aussi en poste au lycée Eugène Delacroix. Il y assure la maintenance informatique et accompagne les élèves dans leur approche du numérique. Là encore, tout le monde loue la qualité de son travail et son dévouement. Son contrat arrive également à son terme. Car il n’est pas embauché comme informaticien, mais comme assistant d’éducation, un poste d’une durée maximale de six ans, et nous y sommes. Plus jeune, plus expérimenté et qualifié, il peut sans doute rebondir professionnellement parlant. Mais avec son expérience au lycée et le lien créé avec les élèves ce serait une lourde perte de compétences.

Le lycée Eugène Delacroix est un lycée de plus de 2000 élèves situé en Seine-Saint-Denis, département qui concentre les difficultés sociales avec 39% de sa population qui réside dans un des 63 quartiers de la politique de la ville, des taux de chômage, de pauvreté et de difficultés scolaires bien supérieurs aux moyennes nationales. Pour exercer correctement leur métier, les 180 professeurs ont besoin d’un système de reprographie efficace et d’outils informatique en état.

Nous sommes confiants, nous savons que l’Education Nationale a pour mission la réussite scolaire de tous les élèves et l’égalité des chances. C’est inscrit dans la Loi. Or, dans cette situation, les enjeux humains rejoignent des besoins d’organisation, et le tout s’inscrit dans une mission nationale d’éducation : des solutions vont être trouvées sans grande difficultés. Pourtant, il n’en sera rien.

Le DRH du rectorat nous accueille avec une de ses collaboratrices, le proviseur du lycée est également présent – son silence tout au long du rendez-vous m’interpelle, n’est il pas concerné au premier chef ? Quelle est cette démocratie où pour un chef d’établissement le droit de réserve l’emporte sur le devoir d’expression ? Francine n’est pas montée avec nous, trop épuisée, elle craint de faire un malaise...

Le DRH est à l’aise, il sait dès le départ qu’il n’a rien à négocier. Les consignes sont claires et la législation également :

« Si j’étais DRH d’une entreprise privée, je serais venu avec des contrats et vous n’auriez plus qu’à les signer. »

Car il dit comprendre les situations humaines et les besoins du lycée. Autrement dit, l’ensemble des présents partagent l’exposé des enjeux humains et fonctionnels, ont conscience de leur importance pour une scolarité réussie, et savent, au vu des montants des salaires, que l’obstacle n’est pas financier. Mais cela ne suffit pas.

Pourquoi ? Voici les arguments avancés :

1) Légalement les deux contrats ne peuvent être reconduits.

2) La reprographie et l’informatique des lycées relèvent des compétences du Conseil Régional

3) La loi de finances impose un barème de postes pour chaque établissement

4) Le lycée Eugène Delacroix à Drancy est « surdoté » (no comment) : 1 poste d’assistant d’éducation supplémentaire, 1/2 poste administratif également en plus...

En résumé : le ministère de l’Education Nationale, représenté par son rectorat, ici représenté par son DRH, n’est pas en mesure de trouver une solution, et d’ailleurs considère qu’il ne s’agit pas de sa responsabilité. Surprenant. La décentralisation aurait-elle oublié d’imposer des concertations entre collectivités territoriales et rectorat ? Non. C’est d’ailleurs une des missions du recteur. Mais alors ? Alors, le DRH campe dans son rôle et s’engage à faire suivre auprès de son homologue du Conseil Régional les CV de Francine et Sébastien, sans aucune garantie, et à examiner si un poste peut être proposé dans un autre établissement à Francine, mais ce ne sera pas à proximité (pour l’heure, il existe une éventuelle possibilité à Saint-Maur dans le Val- de-Marne).

Nous sommes face au mur des contraintes et des rigidités du système de l’Education Nationale, dénoncé en son temps par la Cour des comptes elle-même (Rapport de 2010, sur « L’éducation nationale face à l’objectif de la réussite de tous les élèves ») :

« En définitive, c’est moins en raison des réformes ministérielles que grâce à l’implication personnelle des enseignants et des autres agents de l’éducation nationale que les politiques éducatives peuvent aujourd’hui se concrétiser au plus près des besoins des élèves. C’est le recours à l’imagination et aux bonnes volontés, ainsi qu’éventuellement à un aménagement parfois peu réglementaire du service des enseignants, qui permet au système scolaire de fonctionner en dépit de ses contraintes et de ses rigidités. »

Toujours d’une grande actualité 7 ans plus tard.

Le 4 rue Georges Enesco était bien une impasse ce mardi 22 mai 2018. Et la partition qui nous a été jouée était loin d’être à la hauteur du grand compositeur dont elle porte le nom.

La suite serait entre les mains du Conseil Régional (CR), en charge du recrutement et de la gestion des postes liés au fonctionnement des lycées (hors postes enseignants et direction).

En matière informatique, le CR aurait décidé d’externaliser cette mission, en la confiant à une société privée plutôt qu’à des agents en postes sur sites. Cette société interviendrait une fois par semaine dans chaque établissement. Inutile ici d’être grand clerc pour savoir les limites d’un tel fonctionnement pour régler les problèmes d’un parc informatique d’un établissement où exercent 180 enseignants. « L’enjeu du numérique » n’est-il pas un objectif affirmé du ministère ?

Quant au poste de Francine, à deux ans de la retraite, il dépendrait du bon vouloir des élus ou de l’administration du CR, qui n’ont aucune obligation en la matière.

La situation, quelque peu ubuesque, n’est sans doute qu’une illustration supplémentaire d’un rapport parlementaire qui sera rendu public le 31 mai prochain, portant notamment sur l’éducation et concluant :

« La République est en échec en Seine-Saint-Denis ».

Aujourd’hui, ce sont les professeurs qui vont engager des démarches auprès du Conseil Régional, pour tenter de trouver des solutions dignes de ce nom. Le chef d’établissement ne devrait-il pas être en première ligne de ces négociations ? Et le recteur les appuyer vigoureusement ?

Qu’en sera-t-il ? Il est vraisemblable que sans la poursuite d’un mouvement de mobilisation des enseignants, élargi aux élèves et parents, la situation risque de s’enliser. Ce serait une sacrée image, d’injustice et d’aberration du fonctionnement de nos institutions, donnée à nos enfants. Alors mobilisons-nous pour transformer les rues en boulevards et non en impasses.