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L’éléphant (socialiste) dans le magasin de porcelaine

Réflexions sur la race en France

par Valérie Amiraux et Alana Lentin
17 mai 2013

La semaine dernière, l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi du Front de gauche supprimant le mot "race" de la législation française : un combat bien dérisoire et bien illusoire alors que le racisme, lui, ne fait pas l’objet de la même attention. C’est l’occasion de republier cet article de Valérie Amiraux et Alana Lentin, écrit avant l’élection de François Hollande.

Il n’y a aucun doute : la campagne pour les présidentielles 2012 a fait de la diversité culturelle, et en particulier de celle qu’incarnent les musulmans de France, un sujet central des positionnements de tous les protagonistes. Cette agaçante évidence a mué en quelque chose de répugnant à mesure que se sont déployés les tirs croisés d’une véritable guerre culturelle engagée pour sauver les valeurs de la République et protéger les citoyens français.

Les rires de Claude Guéant écoutant Serge Létchimy à l’Assemblée nationale, la moue mais l’absence de commentaires de Marine Le Pen confrontée, sur le plateau de Canal Plus, aux images de son père écoutant des commentaires sur le nez proéminent du candidat Sarkozy qui « rappellerait » ses origines….tout cela est loin d’être insignifiant.

Dans ce contexte, les récentes déclarations autour de la suppression du terme race dans la Constitution, proposition faite par François Hollande et critiquée par Nicolas Sarkozy, sont plutôt bénéfiques : en mettant sur le devant de la scène un terme supposément interdit au motif que ses fondements scientifiques n’ont aucune valeur, elles nous permettent de dire les choses en utilisant la bonne terminologie, d’attirer l’attention sur les glissements que permet l’interdiction de parler de race dans un contexte où, si elle n’a aucun signification biologique et juridique, elle n’en conserve pas moins une pertinence sociale et in fine politique.

Si la guerre culturelle est aussi explicitement engagée dans ces présidentielles 2012, c’est parce qu’insidieusement, à notre corps défendant et sans que nous ne puissions le nommer, une racialisation des différences culturelles - notamment religieuses – s’intensifie en France sur le terreau d’un racisme qui peine d’autant plus à dire son nom qu’il vise ici très précisément une population, celle des musulmans, présentée comme illégitime sur le plan de ses attributs culturels. Pourtant, C. Guéant nous avait bien assuré, et le Monde l’avait cru qui titrait en synthèse d’une entrevue avec le susdit le 2 janvier dernier : « L’islam ne doit pas être un sujet d’empoignades en 2012  ».

Voilà des positions tranchées, sur un sujet d’importance. D’un côté, François Hollande, candidat socialiste à la présidence, partisan d’un retrait du mot race de la Constitution. De l’autre, Nicolas Sarkozy, candidat à sa propre succession, qualifiant sur Europe 1 cette proposition de ridicule. Depuis 2004, gauche et droite font pourtant globalement front uni dans la lutte contre l’islamisation potentielle de la France et tranchent dans le vif, en légiférant sur ce qui appert comme le plus consensuellement légitime d’exclure et multipliant les déclarations sur ce qui « dépasse » et contrevient aux règles de la vie en République, visiblement (les prières de rue) ou non (la viande halal).

On pourrait, par extension, rapatrier dans ce fourre tout les arguments qui, par procuration, ont été rattachés à ce débat. La violence des jeunes dans les banlieues, l’islamisation des quartiers, la polygamie, la violence contre les femmes et l’homophobie des musulmans, les bruits et les odeurs. Ah non pardon, ça c’était quelqu’un d’autre. Un joyeux murmure, une petite musique doucereuse, confortée par les propos sur le mur pour empêcher l’immigration de A. Klarsfeld (celui qui dirige l’Office de l’immigration et de l’intégration), les civilisations de C. Guéant (celui qui fait des blagues sur les Auvergnats), la laïcité « positive » de Guaino et consorts (celui qui écrivit les discours de Riyad et Rome).

Qu’est-il arrivé à la race en France ? Elle a tout d’abord été séparée efficacement de la religion, au mépris d’une donnée de l’histoire significative, celle de la mission colonisatrice dont on oublie aussi qu’elle fut une mission de sécularisation, par exemple dans une Algérie dont on allait conquérir les femmes, qu’il fallait, dit Fanon, aller chercher « derrière le voile où elles se dissimulent et dans les maisons où l’homme les cache. » Le dénigrement de l’islam (et des musulmans) s’inscrit aussi dans ces traces.

L’expression du dégoût n’est pas validé en termes théologiques ou culturels, car ici le principe de neutralité constitutif du régime de laïcité permet l’égalité entre les cultes, mais bien incarné par le rejet de manières d’être et de faire qui n’ont pas disparu, « malgré » la puissance de la contrainte coloniale. De fait, les musulmans ont été exclusivement associés à une série de comportements socialement inacceptables (sexisme, violence conjugale, homophobie, cruauté envers les animaux) et menaçant la cohésion sociale.

Toutes les statistiques du monde ne suffisent pas à inverser la machine. L’institutionnalisation des inégalités hommes-femmes sur le marché du travail, le maintien des inégalités de salaire et d’avancement de carrière sont toujours moins importantes que la menace musulmane, celle des burqas, des burkinis, des horaires aménagés dans les piscine ou du choix du sexe de son gynécologue.

Toutes les explications sur la réelle signification du terme de laïcité, sur le fonctionnement de ses principes fondateurs et de ses finalités ne servent à rien. La scène est bien plantée et le président sortant, chantant en canon avec le Front national, y contribue activement. Au point qu’une proposition d’accorder le droit de vote aux étrangers au niveau local mute en une journée en débat sur la viande halal consommée en région parisienne à l’insu des consommateurs. Y compris à l’Élysée ?

Ce que permet l’irruption du terme de race dans ce contexte ? De faire le lien et d’affirmer la chose suivante : le sens produit par ce magma de déclarations publiques, en continu depuis 2007 et en accéléré depuis le début de la campagne électorale, et de décisions juridiques qui stigmatisent les musulmans en France ne doit plus être euphémisé. C’est du racisme. Et la différence culturelle, visible ou non, associées aux musulmans joue ici comme race.

La manœuvre de prestidigitateur proposée par Hollande nous place en réalité dans une impasse. Il ne s’agit pas pour nous de revenir sur l’enjeu juridique. L’affirmation constitutionnelle feint d’ignorer la race pour mieux exprimer la volonté d’en nier la valeur juridico-politique. Au-delà du constat, triste mais lucide, que la suppression du mot race ne supprimerait pas le racisme, il y a dans l’usage du terme race, comme dans celui du terme de civilisation, toute la prudence à apporter lorsque l’on mobilise un terme doté simultanément d’une signification analytique pour ceux qui observent le social et décrivent notamment les relations d’inégalités et de pouvoir entre les individus dans les sociétés, et d’un sens établissant une hiérarchie des valeurs reprise ad nauseam par tout un chacun, élu ou anonyme.

L’opposition au terme de race n’est pas une nouveauté. C’est, on le sait, la réponse choisie après la Seconde Guerre mondiale après la découverte des camps de concentration, inscrite dans le droit à différents niveaux dans un contexte, rappelons-le, toujours colonial pour la France et ségrégationniste aux Etats-Unis. En déniant la signification d’une pensée raciale et refusant désormais l’usage du terme race au motif de la condamnation des sciences raciales, les vainqueurs de l’Allemagne nazie pensent alors éradiquer la source principale du nazisme. On connaît plus particulièrement en France le rôle joué par Claude Levi-Straus dans le projet de l’UNESCO des années 50 de substituer ethnicité ou culture à la notion de race.

Ce jeu de passe-passe lexical n’a pourtant occulté ni la discrimination ni le racisme : la conviction de la supériorité de certains groupes sur d’autres, qu’on se réfère pour le faire à la notion de race, d’ethnicité, de culture, de religion ou de ….civilisation.

Car c’est bien le racisme qui continue de donner tout son sens à la race. Désormais pensé de manière totalement dissociée de l’idée de la validité différentiation biologique entre les groupes humains, il continue d’opérer en inférant que les différences entre les individus sont naturelles et indépassables, inscrites au patrimoine génétique des cultures et des religions plutôt que des races, mot socialement tabou et politiquement peu correct.

De deux choses l’une : soit F. Hollande se pense magicien et voit la Constitution comme une baguette magique (à deux reprises : en constitutionnalisant le principe de laïcité et en retirant le terme de race), soit il est naïf (supprimer la race anéantirait le racisme ?), ce que nous ne pouvons croire. La déclaration saura séduire les indécis, ceux qui attendent un geste, un mot plus fort que la litanie nauséabonde des membres et proches du gouvernement. Mais ils ne doivent pas s’y tromper : Hollande ne s’engage pas dans une lutte corps et âme contre le racisme et la discrimination. Il ne renverse pas la machine raciste.

Au contraire, il se range avec Sarkozy et ses sbires dans le camp de ceux qui, de façon cosmétique et opportuniste, flattent une diversité relative, sélective et électoralement commode. En faisant cette proposition, Hollande aplanit tout désir de réfléchir au présent à la contribution de l’expérience coloniale à la naturalisation de la racialisation des altérités culturelles et religieuses. Il s’engage sur la voie du déni de leurs effets discriminants vécus au quotidien par des femmes, des hommes et des enfants qui, si cette proposition devenait réalité au lendemain de la victoire socialiste, demanderont avec raison des comptes à un président inconséquent.

P.-S.

Valérie Amiraux est professeur de sociologie, Université de Montréal
Chaire de recherche en étude du pluralisme religieux (CEETUM)
Valerieamiraux.com

Alana Lentin est maître de conférences, Université de Sussex.
Alanalentin.net

Ce texte est paru initialement en avril 2012.

Une version plus courte de cet article a été publiée dans Le Monde. Nous reproduisons la version originale avec l’accord des deux auteures.