Interrogée par l’animatrice de l’émission radio « Grand bien vous fasse » [1] sur ce qu’elle veut faire plus tard, une petite fille répond avec enthousiasme : « fermière ! », pour pouvoir être au contact des animaux qu’elle aime.
Ce souhait a de quoi étonner tout-e antispéciste : comment peut-on concilier l’amour des animaux avec l’idée de les exploiter ? Sa réponse innocente illustre la force de l’imaginaire pastoral, où l’élevage paysan incarne une pratique noble et respectueuse, perçue comme une alternative vertueuse et même un rempart face à l’élevage industriel.
Un imaginaire bucolique puissant et mobilisable
Depuis des siècles, l’imaginaire pastoral a été façonné par des récits et des représentations artistiques qui exaltent la vie à la campagne. Dès l’Antiquité, les « Bucoliques » de Virgile chantaient l’amour de la nature et dépeignaient sous un jour idyllique l’existence de ceux qui veillent sur les troupeaux. Ce tableau romantique de la ruralité continue d’être entretenu à grand renfort d’œuvres littéraires [2], télévisuelles [3] ou médiatiques [4].
Cet univers bucolique repose sur un chapelet de lieux communs qui associent le pastoralisme à un travail à la fois ardu et noble. La figure du « bon berger [5] », veillant sur ses bêtes avec dévouement et bravoure, confère à l’élevage une forme de légitimité morale : si un tel effort est fourni, c’est que la cause est juste.
Avant tout sensoriel et émotionnel, l’imaginaire pastoral mobilise une esthétique puissante : les vastes horizons, les troupeaux paisibles, le tintement des cloches. Ces images évoquent des émotions positives– sérénité, paix– tout en masquant les réalités brutales de l’élevage– mutilations, enfermement, abattage. La publicité pour le fromage P’tit Basque d’Istara en est l’illustration parfaite : on y voit des brebis paître dans un pâturage verdoyant, tandis que la narration évoque le terroir et les traditions ancestrales.
En 25 secondes, tout y est : l’accent régional, le béret et la fierté du grand-père, le bon goût et la convivialité… Pourtant, ces fromages sont produits dans des installations modernes et standardisées (et non dans le « petit panier d’osier » du garçon du clip). Ces représentations mensongères séduisent par leur capacité à offrir une vision rassurante où l’exploitation des animaux est édulcorée et perçue comme bénigne.
Sauvons le monde paysan (et l’élevage avec lui) !
L’idée de « monde paysan » évoque aujourd’hui une forteresse assiégée, cristallisant un ensemble de traditions et de valeurs en péril qu’il faudrait préserver à tout prix. Les tensions réelles qui traversent le monde agricole– la désertification des campagnes, les faillites et les difficultés économiques– alimentent cette perception. Cependant, ce discours est souvent mobilisé non pour défendre les agriculteur ices elleux-mêmes, mais pour protéger l’élevage en tant qu’institution. Si les souffrances des paysans sont indéniables (#45), les véritables responsables de cet abandon sont bien souvent les grandes coopératives et les systèmes industriels [6] – qui font d’ailleurs régner la terreur par des pratiques quasi mafieuses [7] –, et non les mouvements animalistes, comme les exploitants agricoles eux-mêmes tentent parfois de le faire croire (je pense qu’ils se sentent surtout menacés par l’antispécisme dans la bonne image qu’ils se font de leur métier).
Le mot paysan est chargé de significations et de fantasmes. Comme l’explique Édouard Morena dans son ouvrage Paysan [8], ce terme « obscurcit plutôt qu’il n’illumine ». Il est devenu un symbole que les élites sociales et politiques utilisent et modèlent selon leurs propres intérêt [9]. En France tout particulièrement, cette figure incarne à la fois l’authenticité et une résistance face à une modernité perçue comme aliénante. Cette instrumentalisation est ancienne et continue de servir des agendas politiques variés, souvent conservateurs– qui veulent voir dans le monde paysan un bastion de valeurs traditionnelles à préserver– mais aussi repris à gauche de façon croissante depuis les années 1970 [10].
Le paysan rêvé est « authentique, à petite échelle, écologique et proche de la nature, philosophe, et si possible avec un petit accent “du cru” [11] ». La référence au « monde paysan » fusionne préservation des traditions, patrimoine culturel (transhumance classée au patrimoine immatériel UNESCO), respect de la nature et rusticité idéalisée. Le pastoralisme y est central, présenté comme gardien des paysages champêtres et de l’identité régionale ; les troupeaux deviennent garants de « l’âme » des territoires. Les fêtes et la gastronomie de terroir (les fromages AOP par exemple) renforcent cet ancrage dans une histoire et une fierté locale : les produits issus de l’élevage (« locaux » ou « artisanaux ») deviennent l’expression de valeurs positives comme le soutien aux communautés rurales. Ces représentations font ainsi du monde paysan le parfait défenseur de l’exploitation animale : en liant sa survie aux petits élevages, elles rendent ces derniers presque intouchables.
Paysan contre industriel : une opposition de façade ?
Face à la crise de légitimité de l’élevage industriel [12] , beaucoup s’activent pour ériger un cordon sanitaire, dans l’espoir que la dénonciation ne contamine pas les petites fermes. Comme s’en inquiète l’éleveuse Noémie Calais, il s’agit d’éviter à tout prix le « débat manichéen “pour ou contre la viande” [13] »– et défendre, à la place, des « alternatives paysannes » censées réconcilier exploitation et éthique.
En désignant l’élevage industriel comme le seul coupable des souffrances animales et des dégâts écologiques, on cherche à racheter une forme de légitimité aux exploitations jugées plus « humaines » (#17). Ce discours exploite les préoccupations contemporaines en matière de bien-être animal et de durabilité pour rediriger les reproches vers les pratiques intensives, tout en préservant les formes d’élevage dites « traditionnelles ».
Cette stratégie repose sur une dichotomie soigneusement construite entre l’élevage industriel, universellement condamné, et l’élevage paysan, largement idéalisé. La sociologue Jocelyne
Porcher a joué un rôle prépondérant dans cette dynamique, en proposant notamment de restreindre le terme « élevage » à ses formes paysannes, tout en désignant l’élevage industriel par l’expression « productions animales » [14]. Des organisations comme la Confédération paysanne encouragent également cette récupération : par exemple, leur ouvrage Cause animale, cause paysanne [15] consacre plus d’efforts à fustiger le véganisme qu’à dénoncer l’élevage industriel. Si leur rejet de l’élevage intensif est certainement sincère, ces acteur ices participent néanmoins à maintenir la distinction entre « bon » et « mauvais » élevage sans remettre en question l’exploitation animale en soi.
Du point de vue des animaux, ces différences s’atténuent face aux continuités fondamentales : qu’il soit industriel ou paysan, l’élevage reste une exploitation injuste qui les transforme en ressources et les condamne à une mort prématurée. De plus, les élevages décrits comme des « petites fermes familiales » ont souvent considérablement grossi depuis des décennies, abritant souvent des centaines d’animaux et ayant bien plus en commun avec l’élevage intensif qu’on ne le penserait [16].
L’élevage paysan est d’autant plus encensé que l’industriel est diabolisé, mais les produits industriels, eux, s’en trouvent paradoxalement sauvés en retour. Les petits élevages servent à maintenir l’illusion qu’il serait possible de consommer des produits animaux de manière « éthique », préservant ainsi la légitimité de l’idée même d’exploitation animale. Les consommateur ices condamnent en leur for intérieur les produits de l’élevage industriel, soulageant leur conscience… puis continuent à consommer exactement comme avant [17] !
Les petits élevages : un paravent idéal
Les consommateurs ne savent souvent pas distinguer entre élevages industriels et paysans. L’image valorisée de l’élevage paysan– une pratique très minoritaire– est transférée à l’ensemble de l’élevage. On oublie ainsi que plus de huit animaux sur dix élevés en France proviennent d’élevages intensifs [18]. Les industries exploitent allègrement cet imaginaire : emballages évoquant des fermes pittoresques, publicités nostalgiques [19], traitement médiatique favorable. L’abondance de reportages valorisant les éleveurs, comme dans l’émission « Questions bêtes » sur TF1– une production en partenariat avec les lobbies de la viande [20] – renforce cette image romancée qui éloigne le regard des conditions d’exploitation réelles.
L’élevage paysan offre ainsi un ancrage narratif qui sert la plausibilité d’autres mythes néo-carnistes, tels que celui de la « viande heureuse » (#17) ou du « respect des animaux » (#21). La condamnation de l’élevage intensif n’est que symbolique : on blâme ses excès pour mieux sauver le principe de l’élevage. Les petits élevages agissent comme une caution morale, permettant à l’élevage industriel de se développer tout en se faisant oublier. En pratique, ce dernier n’a pas besoin d’être aimé pour fonctionner : il lui suffit de se cacher derrière le paravent éthique de l’élevage paysan.
Malgré des désaccords de fond, certains antispécistes pourraient envisager de s’allier avec les luttes paysannes pour combattre l’élevage industriel [21]. Cependant, tant que l’imaginaire bucolique fonctionne comme un verrou contre une remise en question globale de l’exploitation animale, cette alliance semble compromise. Jusqu’à présent, les petits élevages contribuent davantage à renforcer l’élevage industriel qu’à le déstabiliser.
En fin de compte, l’élevage paysan agit moins comme un rempart contre l’élevage intensif que comme un paravent face aux critiques, un socle idéologique pour sa légitimation et un verrou qui empêche toute évolution vers un système vraiment différent.


