Annick Percheron, pionnière des études sur la socialisation politique des enfants en France, écrivait qu’associer enfance et politique,
« c’est menacer le statut et le rôle de l’enfant dans la société peut-être, mais surtout dans la famille ; c’est remettre en question la nature privilégiée des rapports entre parents et enfants. Derrière cela se profile une remise en cause de tout le système des valeurs et des relations affectives de chaque individu » [1].
Elle soulignait ainsi la réticence des parents français à penser leur enfant comme un être politique, et une tendance à vouloir le protéger d’un monde adulte considéré comme corrompu. Près de quarante ans après ces écrits semble se maintenir l’image de « l’innocence politique des enfants ». La sociologie et la science politique notamment ont pourtant montré que la jeunesse est une réalité multiple et hétérogène [2], dont les représentations politiques, qu’elles soient dénommées « compétences enfantines » [3] ou « sens social » [4] apparaissent de façon précoce [5] et, pour peu qu’on adopte une méthodologie adéquate pour les déceler, permettent d’identifier clairement des idées et des opinions politiques [6].
Loin de constituer un fait de nature, « l’innocence politique des enfants » est en réalité institutionnellement entretenue. Ce discours de l’innocence s’est particulièrement épanoui avec le romantisme, et considère les enfants comme intrinsèquement vertueux, purs, angéliques et innocents [7] : cette innocence fait des enfants des êtres « en développement », « en construction », « immatures », « ignorants », « faibles » et « vulnérables », et crée un besoin de protection [8]. Il est d’ailleurs remarquable de souligner que, étymologiquement, l’infans, formé d’un préfixe privatif, est défini négativement comme « celui qui ne parle pas ». La reconnaissance de l’enfance en tant que période spécifique s’est donc accompagnée de représentations selon lesquelles les enfants seraient des individus à protéger des vicissitudes de la « vie adulte », parmi lesquelles on retrouve en premier lieu la politique, domaine considéré par excellence comme celui de l’affrontement, de la division, de la différenciation, en somme tout ce qui entre en contradiction avec l’image idéalisée de l’enfance telle qu’elle a été historiquement construite [9]. Bien que les enfants soient désormais reconnus comme sujets de droit ou encore comme individus pensant et agissant, conceptualisés comme des êtres actifs [10], le discours sur l’innocence perdure en tant que grille de lecture dominante des rapports entre enfance et politique.
L’emprise de ce discours sur l’innocence, comme nous la constatons sur l’un de nos terrains de recherche, les conseils municipaux d’enfants (CME). L’explosion du nombre de Conseils Municipaux d’Enfants (CME) depuis une vingtaine d’années en France pourrait laisser penser a priori que ces structures constituent le lieu idéal de l’expression des compétences politiques enfantines évoquées plus haut. Toutefois, la dimension politique des CME est largement niée par ses promoteurs (élus, employés de mairie, animateurs/trices de CME, instituteurs), au motif que la population qui les compose, des enfants en général âgés de 9 à 11 ans, serait imperméable à toute forme de politisation. Mais les raisons profondes de cette non-politisation ne sont guère explicitées, simplement renvoyées à une nature supposée des enfants. Ainsi, pour justifier la déconflictualisation des débats au sein des CME, l’évitement de toute référence à la vie politique nationale ou le cloisonnement fort opportun du domaine d’action des enfants à des thématiques telles que l’environnement ou les actions de solidarité, on nous annonce pêle-mêle :
– « il faut quand même se mettre dans l’esprit que ce sont des enfants qui ont 10 ans » (directrice d’école primaire)
– « ce sont des enfants, vous savez. On ne peut pas faire n’importe quoi avec eux » (animatrice de CME)
– « C’est des enfants, faut pas renier le côté enfants, moi j’y tiens » (animatrice de CME)
– « L’enfant ? C’est la liberté, s’amuser... » (animatrice de CME)
– « Tout n’est pas évoqué avec eux. Ça reste des enfants » (animatrice de CME)
– « On garde à l’esprit que ce sont des enfants, donc ça veut dire insouciance, innocence... ça me fait penser à ça, oui » (élue d’une commune de 4 000 habitants, adjointe à la citoyenneté)
– « Moi ce que j’ai aussi, dans mon discours après, y a un aspect que nous adultes, on a beaucoup à apprendre des enfants (…) Dans leur esprit manichéen, un peu naïf, il y a quelque chose de pur » (maire d’un village de 4 000 habitants)
– « Il y a des choses à préserver, à leur âge le... l’enfance à sauvegarder, tout bêtement ! » (instituteur de CM2)
Loin d’être apolitiques par la « nature » des membres qui les composent, les CME sont sciemment dépolitisés à partir de représentations de sens commun sur ce que sont censés être les enfants : des êtres innocents et étrangers à toute forme de « contamination » par le monde des adultes. Mais cet « argument » n’explique rien : il pourrait en être tout à fait autrement avec des enfants du même âge. À entendre ces représentations, c’est comme s’il nous revenait ensuite d’interpréter les propos qui nous sont énoncés, de leur donner une signification qui justifie que, en effet, les enfants, par essence, sont dotés de telles ou telles caractéristiques. Ces représentations sur l’enfance déterminent, chez la totalité des personnes qui encadrent les CME et avec lesquelles nous avons échangé, leur vision de l’enfance et des enfants qu’elles encadrent. Enoncées sur le ton de l’évidence et jamais questionnées par ceux qui ont un poids social important sur l’encadrement des CME, ces représentations enferment les enfants dans une sorte de prophétie auto-réalisatrice : en décrétant les enfants « innocents » et « vulnérables », on tend à les rendre effectivement « innocents » et « vulnérables », puisque ces conceptions qui président à l’élaboration de structures à leur intention clôturent les manière de penser la réalisation de celles-ci. Avec ce discours d’innocence, les enfants sont dès lors reproduits comme possédant un caractère essentiellement vertueux et innocent. Cette nature supposée les rend naïfs et vulnérables, et les transforme en victimes impuissantes dans le besoin constant de la protection et de la bienveillance des adultes. Les intérêts et préoccupations des enfants sont alors supposés être déconnectés du monde social et politique, comme s’il existait une division « naturelle » des tâches, les affaires publiques relevant du monde adulte, le rêve et l’imagination relevant du monde enfantin.
Outre l’évocation de la supposée « innocence » des enfants, aucune autre justification n’est avancée, comme si celle-ci se suffisait à elle-même : « l’enfance » ou « les enfants » demeurent enfermés dans un cercle rhétorique qui permet de légitimer un ensemble de faits sans avoir à les expliquer. Mais en quoi les enfants seraient-ils moins aptes que les adultes à être exposés et à comprendre « la politique » ? « Parce que ce sont des enfants », entend-on, aussi peu satisfaisante et éclairante que soit cette réponse. Celle-ci parvient pourtant à s’imposer comme grille de lecture dominante des comportements politiques enfantins. Les termes « enfance » et « enfants » peuvent devenir des explications en eux-mêmes parce qu’ils évoquent l’idée que les enfants sont des êtres spéciaux, précieux, vertueux, innocents, voire sacrés. Toute référence à « l’enfance » fonctionne comme un raccourci qui dispense d’expliciter les significations de ses sous-entendus.
« L’innocence politique » supposée des enfants a aussi des effets politiques : les CME ne sont évoqués que par la perception que l’on se fait de leurs membres, définis comme innocents, idéalistes et, à ce titre, inattaquables. Critiquer les CME, ou oser émettre une réserve sur leur mode de fonctionnement, c’est risquer de passer pour un ennemi de ce qu’il faut protéger : l’enfance [11]. Ce déplacement du registre argumentatif sur un terrain moral et dépolitisé est très commode pour l’autorité publique en charge des conseils : la « vulnérabilité » et l’« innocence » supposées des enfants semble les exposer tout particulièrement à certains faits envisagés comme des risques, toute référence à la politique, dès lors qu’elle est associée aux enfants, semble porter en germe un risque d’« endoctrinement » ou de « manipulation », contre lesquels les enfants n’auraient pas les moyens de se défendre, et la volonté de ne pas évoquer explicitement des clivages politiques au sein des CME résulte précisément de cette crainte d’être taxés de manipulation des enfants.
Mais les accusations d’instrumentalisation ne se limitent pas à l’éventuelle évocation de la « politique » dans les CME : cette instrumentalisation se place aussi sur le terrain des rétributions politiques que les municipalités peuvent obtenir en mettant en avant une population enfantine, ainsi que Michel Koebel l’a étudié dans sa thèse [12]. Davantage que les rétributions politiques réelles ou supposées des CME, ce sont les usages de « l’enfance » qui nous intéressent ici particulièrement. En entretien, nous nous rendons compte que ce sont bel et bien « l’enfance » et « les enfants » qui sont utilisés en tant que catégorie argumentative : ils ne doivent pas constituer des éléments à mobiliser ou mettre en avant dans le débat public. L’autorité dépositaire de la puissance publique est accusée de recourir à une utilisation « politique » des enfants, « politique », en tant qu’adjectif [13], étant systématiquement entendu de manière négative, en référence à des manières de faire dévalorisées, liées à des petits arrangements, des arrière-pensées électoralistes, par opposition à la politique telle que la pratiqueraient les enfants, de façon pure et désintéressée, n’ayant pour seul souci que le bien commun et un ensemble d’objectifs marqués par l’altruisme.
Dès lors, il est d’autant plus déplacé de recourir à des stratégies « politiques », déjà « mauvaises » en elles-mêmes, sur le dos d’enfants, ces êtres dont on risque alors d’atteindre l’innocence, de la même manière que les crimes commis sur les enfants sont toujours perçus comme plus horribles que les autres. C’est encore bien la nature supposée des enfants que l’on convoque pour dénoncer des pratiques, sans que les fondements de celle-ci ne prêtent à discussion. Imaginer que les « manipulations politiques » sont particulièrement graves quand elles s’exercent par le biais d’enfants, c’est considérer que ceux-ci jouissent d’un statut particulier. Immiscer de la politique dans l’esprit des enfants semble incongru et suscite la réprobation tant les enfants sont perçus comme inévitablement innocents, vulnérables et sans défense.
Les craintes d’ « instrumentalisation », de « manipulation » ou de « propagande », récemment illustrées par Frédéric Lefebvre, sont justifiées par la vulnérabilité naturelle des enfants. Par conséquent, tout est mis en œuvre pour que les enfants soient effectivement écartés de toute référence à « la politique », que ceux-ci soient les objets ou les instruments de cette « propagande », réelle ou supposée. Davantage qu’une caractéristique innée, la vulnérabilité apparaît en partie comme le produit de ces représentations : définis par un manque ou par des absences, les enfants sont traités comme tels, et on leur propose dès lors une structure qui correspond à l’image qu’on se fait d’eux. Évincés des espaces potentiellement conflictuels, confinés dans des espaces où ils sont considérés « en apprentissage », les enfants doivent au discours sur leur innocence de réaliser effectivement ce que ce dernier énonce.
Cette construction sociale de l’enfance, développée ici dans le cadre de CME, semble pouvoir s’appliquer à d’autres éléments de la vie politique : « les enfants » ou « l’enfance », constitués comme « fragiles », quand ils sont convoqués en tant qu’argument politique, paraissent renvoyer à un imaginaire qui fait autorité : la présidence de la République, par exemple, abhorre l’idée de laisser une dette « à nos enfants », qu’il s’agisse de Nicolas Sarkozy ou de François Hollande, ou, s’agissant des droits de succession, s’indigne que « les plus modestes » ne puissent pas transmettre « le fruit de leur labeur à leurs enfants » [14]. Sans doute sont-elles potentiellement plus convaincantes car elles jouent sur un registre sentimental : qui voudrait du mal de « nos enfants » ? Peut-être les pédophiles, dont on exige bien souvent qu’ils subissent les pires châtiments, les enfants servant à légitimer ces exigences [15].
Nous pouvons aussi souligner que dès lors que des enfants commettent des actes pénalement sanctionnables, ils sont pris en charge par la « justice des mineurs », très rarement désignée par l’appellation « justice des enfants », l’appellation « enfants » semblant trop fortement connotée en représentations idéalisées pour qu’elle soit associée à des sanctions judiciaires [16]. De manière plus générale, il faudrait recenser l’ensemble des productions culturelles qui véhiculent une vision enchantée de « l’enfance » en la convoquant comme argument.
En définissant les enfants par le manque et l’absence (de compétence des adultes), le discours sur l’innocence finit par rendre les enfants effectivement incapables, et sape l’exigence affirmée d’égalité des droits. En fait, en convoquant les enfants dans l’argumentation, il semble inutile d’apporter d’autres justifications : « les enfants » et « l’enfance » semblent mobilisés comme un expédient qui, par définition, vaut comme une dispense d’argumentation. Un glissement s’opère dans le registre d’argumentation, faisant d’une question sociale ou politique une question morale : en représentant les enfants comme des êtres vertueux, les représentations sur l’innocence prédisposent les enfants à devenir des objets de valeur affective et morale, construits comme des personnes qui demandent l’attention, les soins, et la protection qui leur sont nécessaires – et ne demandent que cela. Toute personne s’exprimant en leur nom, ou prétendant mettre en place une structure leur garantissant les protections liées aux menaces supposées qui pèsent sur eux, peut de la sorte elle-même s’afficher comme une personne morale, préoccupée par la protection des plus faibles, et à ce titre se poser comme irréfutable. En dépit des avancées des sciences sociales sur les capacités enfantines et du développement croissant d’un courant de recherche spécifique aux enfants consacré sous l’appellation Childhood studies, les enfants apparaissent encore politiquement innocents, tout simplement parce que la plupart des adultes ne veulent pas les voir autrement.