Le film précédent, Les Beaux gosses (2009), jouait déjà d’effets de brouillage mais l’imprécision temporelle de son récit (entre les années 1980 et aujourd’hui) permettait d’envisager les paradoxes d’une adolescence loin et proche à la fois. Jacky au royaume des filles ancre pour sa part son propos dans la fiction dystopique d’un matriarcat triomphant qui emprunterait aux habits autoritaires de la Corée du sud comme de l’islam tel qu’il est pratiqué en Afghanistan. Ce conte imaginant une société totalitaire, la République Démocratique et Populaire de Bubunne étouffée par le double poids de la dictature politique et de l’arbitraire symbolique des relations de genre, brocarderait un monde fictionnel afin que l’on y reconnaisse, inversés, nos propres archaïsmes.
Ainsi, à partir d’une variation, déjà élaborée dans un épisode de sa bande dessinée Pascal Brutal, du conte Cendrillon trempé dans le bouillon du totalitarisme stalinien et du fondamentalisme islamique, Riad Sattouf raconte l’histoire d’un garçon, Jacky (Vincent Lacoste, héros des Beaux gosses). Elevé dans le respect de la domination féminine incarnée par la materfamilias, il doit, comme tous ses pairs, revêtir un voile hybridant niqab et burqa.
Le rêve de ce garçon consiste à participer au grand bal donné par la Générale (Anémone) afin de trouver le « grand couillon » avec lequel marier sa fille et prétendante à sa succession, la Colonelle (Charlotte Gainsbourg). Dans ce monde inversé, les mots masculins considérés comme les plus importants (comme celui de « blasphémerie ») sont féminisés et, inversement, sont masculinisés les mots féminins désignant des choses dégradantes ou mineures (à l’instar du « culotin », masculinisation de culotte). Les inventions langagières s’articulent également avec un style d’écriture graphiquement irritant et évoquant le brouillage des ondes télévisuelles (les postes retransmettant la propagande étatique se distribuent partout dans la confusion totalitaire des espaces privés et publics).
Les comportements habituellement identifiés comme marqueurs de virilisme pour la classe des hommes sont encore adoptés par des femmes interprétées entre autres par les excellentes Noémie Lvovsky et Valérie Bonneton, exigeant régulièrement de leurs multiples époux (tel celui joué par Didier Bourdon, meilleur ici que dans son propre film, Les Trois frères, le retour) de se taire. Profitant de l’autorité conférée par l’habit militaire, elles tentent parfois de violer des garçons comme Jacky. Ailleurs, des poneys sauvages vénérés comme les vaches sacrées en Inde sont censés dispenser d’obscurs messages prophétiques à ceux qui ont tout intérêt à le croire ou le faire croire afin d’exister un tant soit peu dans un monde sinistre et réduit à un vaste terrain vague déniché en Géorgie.
La stylisation des Beaux gosses fonctionnait, son maniement des lieux communs qui structurent la vision habituelle de l’adolescence (le premier baiser avec la langue puis son récit entre copains, le lot des petites humiliations vécues en classe, dans la cour de récréation ou bien à la maison) s’effectuant de telle sorte que l’effet de brouillage obligeait à réévaluer le degré d’irréalité caractérisant ce moment-là. On se souvient peut-être de la séquence d’ouverture du film montrant un roulage de pelle entre adolescents boutonneux filmée en longue focale et en très gros plan : il s’agissait de faire le lien entre ce qui appartient à l’adolescence (un certain registre de laideur et de bêtise) et qui serait probablement commun à la génération actuelle ainsi qu’à celle des spectateurs (majoritairement des trentenaires et quarantenaires) du film, auteur inclus.
L’effet de reconnaissance combiné à l’effet de brouillage parachevait la réussite du premier long-métrage de Riad Sattouf. Celui-ci venait questionner l’oubli ou le déni d’une époque vécue sur un mode particulièrement délirant et fantasmatique (davantage pour les garçons que pour les filles requises, notamment en ce qui concerne les questions sexuelles, à faire preuve de davantage de pragmatisme et de docilité). Avec Jacky au royaume des filles, la vision critique de nos propres laideurs et bêtise en termes d’archaïsmes sexuels tombe à plat, et même triplement.
D’abord, parce que l’échange des places de dominants et de dominés (les femmes occupant ici les positions traditionnellement occupées par les hommes) n’a rien de subversif. Cette inversion assure plutôt la permanence de la grille elle-même, présentant l’insurrection comme la reproduction légèrement aménagée du même. On peut d’ailleurs voir dans cette vision des luttes un bien piteux commentaire des mouvements populaires ébranlant le monde arabe depuis 2011.
Ensuite, parce que la critique du totalitarisme paraît éculée, sans effet dans un monde soumis à l’économie de marché et au sein duquel l’État nord-coréen produit lui-même sa propre parodie. Comparée à une émission de télévision comme Groland qui imagine de façon autrement plus incisive une société para-totalitaire en miroir de notre propre société, une république française doublement abêtie par le présidentialisme et l’ultra-libéralisme (à l’instar d’ailleurs de ce que montre la bande dessinée Pascal Brutal), la charge satirique du film de Riad Sattouf est bien moins efficiente.
Enfin, dernier point critique : en vertu du ciblage des archaïsmes religieux en matière de rapports sociaux de sexe strictement identifiés au fondamentalisme islamique, on comprend que l’autre et l’ailleurs où il vit sont la cible privilégiée de la présente critique anti-patriarcale. De ce point de vue, l’humour du collaborateur de Charlie Hebdo ne déroge pas au consensus islamophobe actuel : la critique radicale de l’islamisme masque difficilement une stigmatisation de la religion musulmane déniant le sexisme traversant notre propre société.
L’enfer politique (totalitaire) et social (religieux), c’est donc ailleurs plutôt qu’ici, ce sont les autres, en Afghanistan ou en Corée du sud. Pourquoi cela devrait-il nous préoccuper ? Pire, comment cela pourrait-il un tant soit peu nous gêner ? Un spectateur de droite idéal-typique, anticommuniste et islamophobe, y retrouvera aisément ses petits. Quant à celui ou celle dont l’espoir (nourri peut-être par la double origine franco-syrienne du réalisateur) était de considérer en biais l’arbitraire de nos propres conventions symboliques ou arrangements socioculturels, ils seront déçus.
Même l’épilogue censé parachever la critique des rapports sociaux de sexe en poussant à son comble le trouble dans le genre (la Colonelle qui devient amoureuse de Jacky habillé en fille se révèle in fine être un garçon) trouve sa conclusion éminemment logique en regard de tout le film : parmi la foule qui, amassée devant le palais afin de célébrer les noces du peuple et de l’État, est déconcertée par le coming-out d’un couple se révélant homosexuel (autrement dit incarnant dans ce monde-là l’identité sexuelle la plus socialement dominée), une mère de famille hurle à la « blasphémerie » et tout indique qu’elle sera massivement suivie.
Pourquoi, alors même que le cadre fictionnel dystopique devrait autoriser l’invention originale de situations transgressant le sens commun, réitérer pour la énième fois la représentation classique de l’identité sans faille entre les masses et l’autoritarisme étatique, plutôt que d’imaginer pour une fois un peuple désireux de son auto-émancipation ?